I. 2. L'Eglise et l'accession à
l'indépendance
En analysant les rapports des religions
chrétiennes aux pouvoirs politiques d'Afrique noire, Achille
Mbembe101 a démontré la capacité des
sociétés africaines à mettre en échec la
prétention à l'hégémonie des religions
monothéistes, en premier lieu le christianisme, et la complexité
des relations instaurées en Afrique entre les Eglises et les pouvoirs
politiques postcoloniaux.
Il sied à ce propos, d'examiner le parcours qui
aura conduit le catholicisme à transgresser un tant soit peu le
sacro-saint principe de sa « neutralité » pour se positionner
le cas échéant dans le politique ou, plus
précisément, d'étudier les rapports qui se sont
intéressés entre l'Eglise et le pouvoir politique postcolonial de
la RDC.
101 A. MBEMBE, op. cit., p. 152.
Le 30 juin 1960, le Congo belge accède à
l'indépendance par la force des choses. Mais, quelques années
avant cette décolonisation, les prêtres autochtones avaient
pressenti l'urgence d'une réflexion sur l'Eglise d'après la
colonisation. Cependant, la force est de constater qu'après la
colonisation rien n'a changé quant à ses rapports à
l'Etat.
Aussi l'accession à l'indépendance
va-t-elle révéler une différence des stratégies
entre le pouvoir politique et la hiérarchie ecclésiastique. En
effet, pendant que l'autorité coloniale abandonne dans un
désordre total l'administration et l'armée à des cadres
locaux non préparés à assumer convenablement ces lourdes
tâches, l'Eglise, elle, a non seulement formé du personnel
ecclésiastique autochtone mais en plus, les missionnaires vont demeurer
sur place pour poursuivre l'oeuvre entreprise. Les troubles politiques qui ont
marqué cette période vont accentuer l'importance de l'Eglise
catholique. Celle-ci a en effet su tirer profit de son étroite
collaboration avec l'Etat colonial pour se tailler une position
extrêmement importante sur l'ensemble du pays, de telle sorte que dans
les premières années de l'indépendance son influence et la
force de ses institutions tranchaient net avec la déficience des
structures étatiques et administratives. Aux yeux des autorités
civiles, elle était devenue le partenaire le plus visible, mais
également, peut-être, le plus redoutable. L'oeuvre missionnaire a
donc porté des fruits et établi une véritable puissance
catholique sans pour autant faire du catholicisme une religion
d'Etat102.
Toutefois, c'est surtout dans le domaine de
l'éducation que le catholicisme aura accentué son influence et
son prestige sur l'ensemble de la communauté nationale. A la veille de
l'indépendance, la population globale scolarisée était de
1 773 340 élèves ; sur celles-ci, les catholiques à eux
seuls comptaient 1 359 118 élèves. En 1961, les écoles
secondaires catholiques contaient 25 660 élèves sur un effectif
de global de 49 152. En plus de l'éducation l'Eglise disposait et
dispose encore aujourd'hui d'un grand nombre institutions
socio-médicales et caritatives : 241 hôpitaux, 563 dispensaires,
293 maternités, 103 léproseries, 73 asiles pour vieillards et 176
orphelinats. De même, elle contrôlait des associations syndicales
comme l'Union des travailleurs congolais (UTC) et l'Association des cadres et
dirigeants catholiques des entreprises au Congo (CADICEC) et, grâce
à son infrastructure scolaire, elle exerçait une grande influence
sur la jeunesse par le biais des associations et des mouvements des jeunes.
L'Eglise possédait également plusieurs associations pour adultes
et disposait, enfin, d'une puissance d'opinion singulière : deux
journaux importants dont un quotidien, courrier
d'Afrique, et un hebdomadaire, Afrique
chrétienne. Mais là encore c'est surtout la
dimension éducative qui va faire le jeu de l'Eglise. Dans un pays qui ne
possédait qu'un seul universitaire lors de l'accession à
l'indépendance, les principaux cadres seront issus des écoles
catholiques. Les anciens séminaristes, en particulier, se retrouveront
à des postes clés à tous les échelons de la vie
publique ; c'est dire aussi combien les
102 W. OYOTAMBWE, op. cit. p. 22-23.
prêtres et les évêques
indigènes occuperont une place de choix dans l'ère qui
s'inaugure103.
Section IIème : La situation
après l'indépendance : le Temps de la réorganisation
politique.
II.1. L'Eglise face à la tentative de
laïcisation de l'espace politique après
l'indépendance
La période subséquente à
l'indépendance sera entachée des troubles en tous sens et des
guerres civiles qui ont émaillé les rivalités entre les
acteurs politiques.
Le point de départ de cette tragédie fut
la crise institutionnelle, c'est-à-dire des querelles au sommet de
l'Etat entre le président et le premier ministre. Cette crise
amènera l'armée congolaise à intervenir dans le champ
politique et va se dénouer au détriment du Premier ministre,
pourtant détenteur d'une légitimité sortie des urnes, et
aboutir à son tragique assassinat le 17 janvier
1961104.
Ici, faut-il se poser la question de savoir comment
l'Eglise a-t-elle réagi face à ces premières
difficultés politiques d'après la colonisation ? Pour
répondre à cette question, on se basera sur la
personnalité de Mgr Malula, figure alors prédominante du
catholicisme congolais et de hiérarchie indigène, qui peut servir
de fil conducteur pour lire l'histoire de cette période
confuse.
D'abord, Malula affichait une aversion presque
naturelle et caractérielle pour Lumumba dont il n'appréciait pas
le comportement et certains écarts de langage.
Selon Mgr. Jean Jacot105, il y avait «
une incompatibilité totale entre Malula et Lumumba. Bien avant
l'indépendance Malula ne cachait pas sa méfiance à
l'égard de Lumumba et ce, pour toutes les raisons : politiques, sociales
et aussi personnelles».
Dans son discours-programme de 1960, le Premier
ministre avait préconisé un Etat laïque et a donné
son interprétation de la laïcité de l'Etat en des termes
fort précis : « Le gouvernement s'engage à assurer aux
habitants de la République les garanties de libertés humaines, en
tout premier lieu la liberté de religion. Le gouvernement
empêchera par tous les moyens à une religion, quelle qu'elle soit,
de s'imposer directement ou indirectement, notamment par la voie de
l'enseignement ». A cet effet, il proclame la séparation absolue
entre l'Etat et les Eglises. Ainsi
103 Idem, p. 24.
104 J. C. WILLAME, Patrice Lumumba, la crise
congolaise revisitée, Paris, Karthala, 1990, p. 376.
105 Idem, p. 378.
continue-t-il en déclarant : << La
République du Congo sera un Etat laïque, démocratiquement
gouverné par le peuple pour le peuple >>106.
Ce discours-programme traduit la volonté du
Premier ministre de fonder le nouvel ordre politique sur les valeurs
républicaines et par ricochet, les valeurs laïques. Lumumba visait
donc clairement la laïcisation de l'espace politique. Cependant, cette
vision rationnelle a vite rencontré d'énormes oppositions de
l'Eglise romaine au Congo. La hiérarchie de cette dernière pris
très mal ces propos et y réagira tout aussi
fortement.
Du laïcisme, Mgr Malula dira alors que
<<ce déchet de la civilisation occidentale,
importé au Congo par les ennemis de Dieu, n'est nullement de nature
à nous ennoblir >>107.
Le décor était ainsi planté :
Lumumba sera qualifié pêle-mêle d'ennemi de Dieu,
communiste, athée, anti-clérical, et tutti
quanti. Le 1er juillet 1960, Malula exprimera plus
franchement l'opposition de l'Eglise face au premier ministre en adressant un
message réparateur dans lequel il pris à contre-pied ce que
Lumumba avait déclaré la veille, lors de cérémonies
du 30 juin.
Quinze jours plus tard, Malula intervient encore dans
la politique congolaise en s'en prenant catégoriquement aux <<
excès de langage >> du ministre de l'Information, Anicet
Kashamura, à la radio congolaise108 en affirmant que la
hiérarchie catholique engage aussi une campagne anti-lumumbiste de
grande envergure, tant par sa presse que par des séances des
prières.
Un journal de l'opposition catholique
(représentée par Masoko, Ileo, Bolikango, etc.) va même
répandre à l'intérieur du pays l'image d'un Lumumba
<< communiste >> telle qu'elle fut fabriquée par des
services de sécurité belges ; pourtant, à en croire
Jean-Claude Willame109, rien dans l'histoire politique de cette
époque n'atteste d'une quelconque conversion de Lumumba au
communisme.
Malgré ce contexte pourtant hostile, Lumumba
continua d'affirmer : << Des évêques abandonnent leur
mission d'évangélisation pour s'ingérer dans les affaires
de l'Etat (...) Nous ne voulons pas qu'on fasse au Congo ce qu'on fait en
Belgique, la dictature de l'Eglise sur le gouvernement >>110.
Aussi le rôle joué par l'Eglise dans
l'éviction de Lumumba reste flou, d'un flou qui n'a d'égal que le
rôle joué par la puissance coloniale qui, la première,
avait fait de Lumumba un sujet non fréquentable. On peut tout au moins
penser, vu le contexte de l'époque, que la hiérarchie catholique
aura éprouvé un sentiment de
106 J. CHOME, L'ascension de Mobutu. Du sergent
Joseph-Désiré au général Sese Seko, Paris,
Maspero, 1974, p.76.
107 J. CHOME, Op. cit., pp. 75-76.
108 J. C. WILLAME, op. cit., p. 376.
109 Idem, p. 252-253.
110 J. VAN LIERDE, La pensée politique de
Patrice Lumumba, Paris, Présence Africaine, 1963, p.
290.
« soulagement » après
l'élimination de Lumumba, avant que la suite des
événements ne vienne modifier les discours et les attitudes des
uns et des autres à l'égard de l'action premier
ministre.
II.2. La résistance des missions catholiques
pendant la période de crise institutionnelle
Les multiples troubles qui ont eu lieu durant cette
période ont occasionné le départ précipité
des missionnaires protestants ainsi que des cadres belges des différents
secteurs ; les missionnaires catholiques, eux, choisissent de demeurer sur
place malgré les menaces et les risques. Certains d'entre eux payeront
de leur vie ce zèle, surtout pendant la révolution muleliste qui
décidait de venger la mort de Lumumba. La perception qu'une partie de
l'opinion avait de l'implication du clergé catholique dans le limogeage
de Lumumba avait créé une certaine animosité de la part
des rebelles envers les clercs catholiques111.
Tout compte fait, le choix qu'avaient fait les
missionnaires catholiques de rester en place se révéla payant
pour le maintien et la sauvegarde des institutions catholiques en ces temps
périlleux.
Au plan moral, cette présence serait
perçue par les fidèles comme un témoignage de
fidélité et de total dévouement. Mais l'on dirait que
c'est aux vues des intérêts politiques et matériels et leur
sauvegarde que l'Eglise catholique a pu résisté. Cette
dernière en a trop gagné car c'est à partir de là
qu'elle a réaménagé et réadapté sa confiance
déterminante vis-à-vis du peuple congolais en plus des services
de base : l'enseignement, la santé, etc.. Sans oublier l'action de la
Caritas dans la distribution des vivres et d'autres biens d'équipement
en ce temps de misère et de pénurie consécutives à
l'anarchie.
En d'autres termes, la faillite des institutions
étatiques mettait en exergue l'organisation des structures religieuses
auxquelles tous vont recourir constamment. Depuis lors les différents
gouvernements qui se succéderont vont-ils ménager les
intérêts de l'Eglise et solliciter fréquemment l'appui de
sa hiérarchie dans différents domaines. En retour, les
autorités gouvernementales accorderont à maintes occasions, des
largesses innombrables à l'Eglise : dons divers, titres fonciers,
dotations multiples, subventions. À l'occasion de la crise
institutionnelle de la première république, l'Eglise catholique
s'est taillée un espace déterminant dans la politique de la RDC.
Ainsi tout scénario tendant à concevoir un espace politique
laïcisé devient, en quelque sorte utopique compte tenu du
positionnement stratégique de celle-ci.
Cependant, cette bonne santé de l'Eglise romaine,
devenue en quelque sorte un Etat dans un Etat, ne manquera pas
d'éveiller craintes et suspicions.
111 W. OYOTAMBWE, op. cit, p. 30.
Certains parmi les autorités civiles comme
beaucoup parmi l'élite nationale verront dans la puissance catholique
à la fois un subtil relais de la puissance et de l'influence belge au
Congo indépendant.
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