Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer( Télécharger le fichier original )par Ives SANGOUING LOUKSON Université de Yaoundé I - Master2 0000 |
CHAPITRE II : RUPTURES ET CONTINUITÉS DANS L'ÉCRITURE ROMANESQUE POST-APARTHEID DECOTZEE ET GORDIMEROn a vu, dans le précédent chapitre que l'intrigue de Michaël K, sa vie, son temps et de A World of strangers autorisait de lire ces romans comme profondément centrés sur le sort, le destin ou le devenir de l'espace sud-africain en construction par le Blanc capitaliste et colonisateur. Dans le présent chapitre, il s'agit de s'intéresser à Get a life et à Elizabeth Costello. La finalité c'est d'examiner si la veine ci-dessus a connu des ruptures ou si elle demeure, compte tenu de l'intervalle de temps et des bouleversements historiques dont l'Afrique du Sud a été l'objet. Le propos est d'exposer sous quelles modalités ces ruptures ou continuités s'insèrent dans ces deux récits post-apartheid respectivement de Nadine Gordimer et de J.M. Coetzee. Méthodologiquement, je ne me limiterai plus simplement à confronter les récits à quelques modèles de montage du roman. Je m'intéresse plutôt à l'écriture de Get a life et d'Elizabeth Costello, à la lumière des travaux réalisés dans le cadre de l'étude scientifique des récits et de la description structurale95(*). Je m'appuie plus particulièrement sur des théoriciens tels Philippe Hamon, Real Ouellet, Roland Bourneuf, Yves Reuter, Gérard Genette, Dorrit Cohn et bien d'autres. L'enjeu de la démarche que j'adopte dans ce chapitre est double : d'abord, obvier à la monotonie méthodologique et terminologique ; ensuite, varier les lieux de manifestation des ruptures ou des continuités déchiffrables dans Get a life et Elizabeth Costello. Un déblayage sémantique préalable des notions de récit et d'écriture aiderait peut-être à admettre plus facilement leur interchangeabilité dans mon analyse. L'écriture se rapporte à ce qu'Yves Reuter appelle « la mise en texte ». Cette dernière, précise Reuter réalise concrètement la fiction (diégèse) et la narration (ensemble des choix techniques (...) selon lesquels la fiction est mise en scène ou racontée) dans des mots, des phrases, des figures de style... Elle renvoie à la « surface » du texte tel qu'on le lit. Si la fiction et la narration la déterminent, elle possède cependant son autonomie : la même histoire, avec les mêmes choix narratifs, peut être racontée avec des mots et une syntaxe différents96(*). Voilà qui souligne à demi-mot la dimension stylistique et idiosyncrasique de l'écriture. C'est cette dernière que Roland Barthes met en exergue lorsqu'il fait observer que : Entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité : l'écriture (...) Dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un ethos, si l'on veut, et c'est ici précisément que l'écrivain s'individualise clairement, parce que c'est ici qu'il s'engage97(*). Le récit est plutôt un concept qui prête à équivoque et l'une des difficultés majeures de la narratologie résiderait selon Genette dans son ambiguïté. Sous ce terme, écrit-Genette, il faut discerner notamment trois notions distinctes (...) : histoire [c'est-à-dire] le signifié ou contenu narratif (même si le contenu se trouve être, en occurrence, d'une faible intensité dramatique ou teneur événementielle), récit [c'est-à-dire] le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration [c'est-à-dire] l'acte narratif producteur et, par extension, l'ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place98(*). Au regard de ce discernement, il n'est pas exagéré de dire que, comparé à la théorisation de l'écriture chez Reuter, seule la terminologie est modifiée. Le fond chez les deux se recoupe pourtant rigoureusement. En effet, le récit, dans sa seconde acceptation chez Genette s'affirme comme pendant de l'écriture ou de mise en texte chez Reuter. Le récit est d'abord un choix de mots, de style ou de syntaxe. Il est ensuite leur arrangement technique en texte destiné au lecteur. Voici qui rejoint de façon convaincante la dimension stylistique et idiosyncrasique de l'écriture telle que soulignée plus haut. Il reste maintenant à indiquer comment, pratiquement, j'entends étudier l'écriture romanesque post-apartheid chez Coetzee et Gordimer dans ce chapitre. D'abord, j'envisage Elizabeth Costello et Get a life comme des « tissu(s) de relations étroites entre l'acte narratif, ses protagonistes, ses déterminants spatio-temporels, son rapport aux autres situations narratives impliquées dans le même récit »99(*). Il s'agit tout d'abord de porter l'intérêt à ce qu'on peut appeler l'énonciativité, c'est-à-dire « le statut sémiotique de l'énonciation »100(*) dans ces romans. Je renonce ensuite à toute idée ou prétention à l'exhaustivité dans l'étude de l'énonciativité pour m'arrêter sur trois composantes du récit que sont : le système des personnages, l'espace narratif et la représentation de la vie intérieure des personnages. La raison en est que ces trois composantes me paraissent suffisantes pour ressortir des données convaincantes en rapport avec les ruptures, ou avec les continuités dans l'écriture de l'espace sud-africain chez Coetzee et Gordimer. II-1- Le système des personnages dans Elizabeth Costello et Get a lifeDans un article intitulé « Analyse structurale des récits », Roland Barthes met en relief l'importance des personnages dans les récits lorsqu'il fait observer qu' « il n'existe pas un seul récit au monde sans personnage! »101(*) Yves Reuter souligne, pour sa part la pertinence de l'analyse des personnages dans les récits lorsqu'il écrit : Les personnages ont un rôle essentiel dans l'organisation des histoires. Ils déterminent les actions, les subissent, les relient et leur donnent du sens. D'une certaine façon, toute histoire est histoire des personnages. C'est pourquoi leur analyse est fondamentale et a mobilisé nombre de chercheurs102(*). Philippe Hamon103(*) et Vincent Jouve104(*) comptent parmi ceux qui se sont particulièrement intéressés aux personnages. C'est d'ailleurs sur quelques unes de leurs contributions sur la question, que je m'appuie pour étudier le personnage dans Elizabeth Costello et Get a life. En effet, ces deux théoriciens proposent une conceptualisation du personnage qui convient à l'ambition qui motive mon étude du personnage dans Elizabeth Costello et Get a life : exposer comment « sous le mouvement superficiel (...) de l'histoire vécue par des personnages, un autre mouvement a lieu, celui de l'Histoire avec grand H »105(*) ; l'histoire de l'Afrique du Sud au prisme de l'écriture de J.M. Coetzee et Nadine Gordimer. Pour Philippe Hamon, le personnage se caractérise par sa double fonction dans le récit : Une métaphore de cohérence du texte d'une part et d'autre part, une résultante, le point nodal anthropomorphe syncrétique où se recompose, dans la mémoire du lecteur, et à la dernière ligne du texte, une série d'informations échelonnées tout le long d'une histoire106(*). Vincent Jouve quant à lui, distingue chez le personnage le rôle actanciel et le rôle thématique. Aussi fait-il observer que « si le rôle actanciel assure le fonctionnement du récit, le rôle thématique lui, permet de véhiculer du sens et des valeurs »107(*). Dans mon étude du personnage, je prends en compte autant le rôle actanciel ou fonctionnel du personnage que son rôle thématique ou sémiologique. Je m'inspire plus particulièrement du modèle d'étude des personnages développé par Philippe Hamon dans Le personnel du Roman, modèle qui repose sur deux aspects : l'organisation des personnages et les modalités du personnage. * 95 Le terme est de Michel Foucault. Il désigne par là une des étapes de l'analyse structuraliste des récits populaires, des poèmes, des rêves, des oeuvres littéraires etc.... Voir Michel Foucault, L'Archéologie du Savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 262. * 96 Yves Reuter, Introduction à l'Analyse du Roman, Paris, Dunod, 1996, p. 38. * 97 Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 14. * 98 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 72. * 99 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 227. * 100 Joseph Courtes, Analyse sémiotique du discours, de l'énoncé à l'énonciation, Paris, Hachette Supérieur, 1991, p. 245. * 101 Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits » in Communications 8, Paris, Seuil, 1981, p. 22. * 102 Yves Reuter, Introduction à l'analyse du roman, op. cit., p. 51. * 103 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in R. Barthes et alï. Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977. * 104 Vincent Jouve, L'Effet personnage dans le roman, Paris, Puf., 1992. * 105 Henri Mitterrand, Le Discours du Roman, Paris, Puf, 1980, p.7. * 106 Philippe Hamon, Le personnel du Roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d'Emile Zola, Genève, Droz, 1983, p.185. 101 Vincent Jouve, Poétique du Roman (2ème édition), Paris, Armand Colin, 2001, p. 39. |
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