Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer( Télécharger le fichier original )par Ives SANGOUING LOUKSON Université de Yaoundé I - Master2 0000 |
I-3-2- Michaël K., sa vie, son temps ; A world of strangers : romans libérauxLe petit Larousse illustré définit le libéralisme comme la doctrine des partisans de la libre entreprise, doctrine qui s'oppose au socialisme et au dirigisme. C'est aussi une théorie selon laquelle l'État n'a pas à intervenir dans les relations économiques qui existent entre les individus, classes ou nations. Le roman libéral peut dès lors être perçu comme roman idéologiquement solidaire avec la doctrine libérale. Nick Visser l'un des théoriciens importants du roman libéral, en dégage quelques critères caractéristiques dont je me sers pour analyser les romans de Gordimer et de Coetzee. À propos, Nick Visser écrit: Liberal narrative is marked by the way it privileges the individual consciousness, focusing on the autonomy and self-realization of the individual character. At the core of liberal narrative is the assumption that the individual, as the origin of meaning and value, come to a knowledge of ½truth½ or ½reality½ through experience and introspection. By way of corollary to its emphasis on consciousness, liberal narrative systematically translates social, political, and economic categories into moral, ethical, and experiential terms. Broader material and social forces are measured in their relation to the conscious subject and take on significance insofar as they give coherence to individual experience. Such methodological individualism is consistent with certain kinds of political commitment89(*). En d'autres termes, le roman libéral présente un ou des personnages dont le mobile moteur de leur action ou quête est l'expérience personnelle ou plus simplement la conscience individuelle. C'est un roman profondément politique, économique et social qui se donne de prime abord à lire comme un roman moral. Autrement dit, la morale sur laquelle ce type de roman se construit n'est vrai qu'en tant que trope dont le véritable sens encodé est à chercher sinon du côté du politique, du social, du moins du côté de l'économique. Il s'agit d'un roman dans lequel le personnage campe, de par sa conduite, ce que Georges Lukacs appelle la « typification ». C'est la situation où le personnage, conscient de la quantité de savoirs que les générations antérieures ont produits, incarne des possibilités innombrables et s'en sert à seule fin de se réaliser. Ce personnage n'est « neither average, eccentric nor ½ crudely ½ illustrative ; he should be one who reacts with his entire personality to the life of his age, for in him the determining factors of a particular historical phase are to be found... in concentrated form »90(*). Lorsqu'on sait combien Gordimer a été influencée par les travaux de Lukacs91(*), on comprend l'obstination de Stephen Clingman à lire les personnages de Nadine Gordimer comme illustratifs de la « typification ». Pour Clingman, les personnages de Gordimer devraient être perçus comme : extreme condensations of more widely dispersed traits and possibilities, a feeling for the socially typical - those ostensibly essential features that represent a whole mood and moment... It is a technique based upon a principle of significance which selects the extreme embodiment and ignores the particular exceptions92(*). C'est le cas dans A world of strangers, où Toby se lie d'amitié avec Sitole et réussit à court-circuiter sinon l'idée de son appartenance à la haute bourgeoisie, du moins, celle de son souci à assurer à cette bourgeoisie une place au soleil en Afrique du Sud. De ce point de vue, la réaction violente de Mme Jarvis sur laquelle nous nous sommes arrêtés plus haut, se conçoit comme une subtilité chez Gordimer à construire un Toby dont l'ambition est de cacher au lecteur peu avisé ses dispositions racistes. Gordimer ne reconnaît-elle pas elle-même que la poésie serait à la fois une cachette et un haut parleur ? On peut souligner au passage le geste intellectuel éloquent de Gordimer. En effet, elle bouleverse les comportements tant chez le Blanc que chez le Noir. En réussissant à faire perdre la méfiance du Noir à son égard, Toby irrite, inquiète le Blanc, qui comme Mme Jarvis se satisfait de la fixité de surface dans les rapports entre Blancs et Noirs. Cette observation souligne encore la typification dont Toby est l'incarnation dans A world of strangers. Les quelques éléments relevés ici nous semblent suffisant pour faire de A world of strangers un roman libéral. Aussi peut-on y voir le lieu d'illustration de la conceptualisation de la fiction chez Nadine Gordimer qui a souvent soutenu que sa fiction n'a jamais été moins vraie que ses essais. Michaël K, dans Michaël K., sa vie, son temps semble plus rigoureusement correspondre au personnage idéal du roman libéral. En effet, il n'est pas exagéré de dire de Michaël K., qu'il est un personnage qui refuse toute forme d'aide provenant de qui que ce soit, excepté, de lui-même. Michaël K. est une illustration de ce que les anglo-saxons appellent un self made man. Son escale au camp de Jakkalsdrif constitue un début de preuve. Alors que ses gardes estiment sa condition au camp meilleure, parce qu'il y est nourri et logé, Michaël K. les défie en préférant au camp la vie de bohème : « Je n'ai pas tout le temps besoin de manger. Quand j'aurai besoin de manger, je travaillerai.» (MK. : 105) Dans le veld, après son évasion du camp de Jakkalsdrif, Michaël est rattrapé par des hommes en treillis qui, pris de pitié au regard de son apparence, lui proposent à manger. Mais, Michaël K. décline l'offre : "Mange mon gars !" dit son bienfaiteur. "Prends un peu de forces !" Il prit le sandwich et le mordit. Avant qu'il ait pu mâcher, son estomac fut secoué de nausées sèches. La tête entre les genoux, il cracha la bouchée de pain et de charcuterie et rendit le sandwich au soldat. (MK. : 146) Pourtant, Michaël mange volontiers des melons qu'il a lui-même produit dans le veld où il a provisoirement trouvé refuge avant que les bienfaiteurs ci-dessus le rattrapent : « puis les melons mûrirent. Il mangea ces deux enfants en deux jours, priant pour qu'ils lui apportent la santé. Il eut l'impression d'aller mieux après les avoir mangés, bien qu'il se sentit faible.» (MK. : 143) Michaël K. traduit l'état d'esprit du bourgeois qui sait avant tout compter sur lui-même quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve. Cependant, le statut racial de Michaël que le récit tait représente une espèce de clôture constitutive de l'originalité du roman, dont une des implications est d'interdire au lecteur peu avisé, de voir en Michaël K, un personnage symbolisant la bourgeoisie ou le groupe dominant. Or, pour qui connaît le rêve Afrikaner en Afrique du Sud, il est inimaginable d'associer le personnage Michaël K. avec un autre groupe social sud-africain que celui des Afrikaners. En effet, comme Michaël K « s'autorise à espérer que tout ira bien » (MK. : 137), après qu'il a tenté « d'effacer l'emprunte de ses pas » (MK. : 120), les Afrikaners, eux, ont pensé leur bonheur exclusivement possible en coupant les ponts avec la Hollande. Rita Barnard n'en pense pas autre chose lorsqu'elle écrit : The protagonist's racial status is, of course, essential to the novel's demystificatory operations. Adopting K's perspective allows Coetzee to reveal the dystopian dimensions of the Afrikaner's dream topography of beloved farms and fences...93(*) En guise de conclusion, des romans de Gordimer et de Coetzee sur lesquels a porté mon investigation, il ressort un inconditionnel attachement de leurs auteurs aux valeurs, aux normes et aux principes du groupe social auquel ils appartiennent. Ces écrivains proposent parfois des pistes que la bourgeoisie sud-africaine aurait dû emprunter pour s'améliorer. Dans ce chapitre liminaire, j'ai voulu mettre en évidence l'espace sud-africain imaginé par J.M. Coetzee dans Michaël K, sa vie son temps et Nadine Gordimer dans A world of strangers. Il s'est révélé que pendant l'apartheid, ces deux écrivains sont préoccupés par le sort de l'espace auquel ils appartiennent en Afrique du Sud. Avant cela, je me suis essayé à un travail de « reconstruction de la genèse » de Coetzee et de Gordimer comme l'aurait dit Bourdieu,94(*) question de mettre en perspective les résultats auxquels je suis parvenu à ce niveau de ma recherche. À présent, j'envisage traiter des ruptures et des continuités telles que je l'ai annoncé dans ma problématique. Il s'agira de voir si, plus d'une décennie après le démantèlement de l'apartheid, les écrits de Gordimer et de Coetzee ont changé de perspective, tant du point de vue esthétique qu'idéologique. * 89 Nick Visser, « the novel as liberal narrative: the possibilities of radical fiction », cité par Kathrin Wagner, Rereading Nadine Gordimer, op.cit., p. 21. * 90 Georg Lukacs, The meaning of contemporary realism (1955), 1963, pp.122-123, cité par Kathrin Wagner, op. cit., p. 68. * 91 Voir Kathrin Wagner, op.cit., p. 246. * 92 Stephen Clingman, The novels of Nadine Gordimer, 1986, pp.52-97, cité par Kathrin Wagner, op. cit., p. 68. * 93 Rita Barnard, Apartheid and beyond..., op. cit., p. 30. * 94 « Il n'est sans doute pas d'instrument de rupture plus puissant, écrit Bourdieu, que la reconstitution de la genèse : en faisant ressurgir les conflits et les confrontations des premiers commencements et, du même coup, les possibles écartés, elle réactualise la possibilité qu'il en ait été (et qu'il en soit) autrement et, à travers cette utopie pratique, remet en question le possible qui, entre tous les autres, s'est trouvé réalisé ». Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, sur la théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994, p. 107. |
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