Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer( Télécharger le fichier original )par Ives SANGOUING LOUKSON Université de Yaoundé I - Master2 0000 |
IV-2-2- La dépersonnalisation du NoirDans Get a life, l'activisme de Derek et de Thapelo pour la cause écologique ainsi que la hiérarchisation actancielle entre eux et Paul Bannerman, dissimulent la dépersonnalisation du Noir à l'avantage du groupe dominant. Aussi sérieuse que soit la question écologique, il n'en demeure pas moins qu'elle n'est pas pertinente au même degré selon qu'on appartient au groupe dominant ou au groupe dominé. En effet, les priorités divergentes de chacun interdisent que la question écologique bénéficie de la même considération de part et d'autre. Tel n'est malheureusement pas le cas avec Derek et Thapelo dans Get a life. Ces deux Noirs sont plutôt des subalternes vis-à-vis de Paul Bannerman bien qu'ils font équipe. Paul Bannerman est du moins conscient de son autorité dans le « team » (GL : 15) des « bushmates » (GL: 111) qu'il anime. C'est l'idée qui apparaît lorsque le narrateur rapporte la vie intérieure de ce dernier en ces termes : « Doubt had come to him in the garden where he had begun to apprehend life as a boy. Biodiversity; chief, say to yourself: professional jargon stuff. But it's within that term your place is, chief [...] » (GL: 94). Au détour d'une conversation téléphonique avec le malade Paul Bannerman, Thapelo met en relief son inféodation à l'autorité du chef : So you Laz-zy, how's it? Chief, haai! We never hear from you! So much happening. I'm back into the pebble-bed scene, now, it's dynamite, my man, I can tell you. But what are the doctors doing, keeping you locked away like this, do you feel okay? When're you coming back? [...] Say. You hear the latest. The Institution of Nuclear Engeneers say's the new reactor at Koeberg gonna be «walk away safe». «Walk away safe». I thought you'd like to take that walk, Bra. But if the Minister gives Government go-ahead, we'll have him in court against this «favorable environmental impact assessment evaluation» his boys have come up with. Man, I've got plenty to tell you, what's going on; we're getting more support groups joining protest every day. Big names. Amazing. I promise you [...] so when can I come to your place,I don't know where you are. (GL: 59). En effet, remarquant l'effacement momentané de Paul Bannerman de la scène publique, Thapelo se donne pour devoir de rendre des comptes au supérieur conformément à un code qui les lie. C'est dire combien Thapelo est absorbé par le combat écologique et partant par le système identitaire du groupe dominant. Il en va de même autant de la conviction qui le galvanise dans la collaboration avec Paul que des craintes propres au groupe dominant et qui le poussent également à opposer une énergique contestation au projet d'acquisition d'un réacteur nucléaire par l'Afrique du Sud : « The direst of all threats in the world's collective fear-beyond terrorism, suicide bombing, introduction of deadly viruses, fatal chemical substances in innocent packaging, Mad Cow disease-is still « nuclear capability » (GL : 39) C'est à cause de cette peur que, Thapelo, convaincu d'avoir sur la main un élément concordant avec la nécessité de s'opposer au gouvernement sud-africain qui est sur le point d'acquérir le réacteur nucléaire, se rend à l'improviste chez Paul: « Thapelo drops in over a weekend on the pretext, just to check up on you [...] but really to analyze Gaddafi's sudden decision to announce and renounce Libya's possession of nuclear capacity ». (GL: 100) Thapelo croit donc avoir un exemple dans le monde que son groupe devrait réaliser en Afrique du Sud, ce d'autant plus que « South Africa is a Signatory to the nuclear non-proliferation treaty ». (GL: 100) Derek, comme Thapelo partage aussi les espoirs et les craintes du groupe dominant. Cette situation est confirmée par sa solidarité avec Paul Bannerman et Thapelo. Les trois collaborateurs sont le plus souvent ensemble lors des recherches préalables à leurs actions. Ils sont d'ailleurs tous qualifiés de chercheurs indépendants, « The independent researchers (the Pauls and Thapelos and Dereks) ». (GL: 25) En clair, Thapelo et Derek n'ont plus du Noir que la couleur de leur peau. Ils sont en quelque sorte des « espèces de clients de l'ordre colonial »222(*), ce que V.S. Naipaul appelle des « mimic men » 223(*). Confrontées à Paul Bannerman, chef du groupe et symbole du groupe dominant dans Get a life, les conduites de Thapelo et Derek confirment l'existence de ce que Michel Foucault appelle le biopouvoir et que Hubert Dreyfus et Paul Rabinow définissent « comme la manière dont fonctionnent nos pratiques actuelles pour mettre en place un ordre dans lequel l'homme occidental pourra jouir d'une bonne santé, vivre dans la sécurité et être productif » 224(*) . Cette dépersonnalisation de l'Africain que Mongo Béti dénonçait vigoureusement dans Mission terminée225(*)se réaffirme comme méthode d'exclusion pacifique ou humanisée comme l'aurait préféré Michel Foucault226(*) sous la plume de Nadine Gordimer en période post-apartheid. Difficile de ne pas remarquer que Get a life et Elizabeth Costello soutiennent des idéologies complémentaires. On peut même affirmer que J. M. Coetzee et Nadine Gordimer n'ont fait que renforcer la pensée qui traverse leurs écrits pendant l'Apartheid que nous avons étudié plus loin. Dans cette perspective, ces deux écrivains sud-africains ont quand même le mérite d'indiquer quelques faiblesses de la culture qui « se sclérose dans les formes déterminées interdisant toute évolution, toute marche, tout progrès, toute découverte »227(*). Pour parler comme Pierre Bourdieu c'est une culture dont « les agents peuvent paraître en quelque sorte absents de leur pratique alors qu'ils accomplissent la nécessité de la structure dans le mouvement spontané de leur existence »228(*). Walter Benjamin parle quant à lui de « l'exploitation du producteur au nom du principe de la créativité, principe selon lequel le poète est supposé avoir accouché par lui-même de son oeuvre, tirée de son pur esprit »229(*). Que J. M. Coetzee et Nadine Gordimer aient été distingués par l'institution Nobel de littérature, malgré leur exploitation par le principe de la créativité pour emprunter cette construction à Walter Benjamin, suscite quelques interrogations qu'il n'est pas superflu d'examiner. En effet, la célébrité de J. M. Coetzee et de Nadine Gordimer découlant de leur distinction, ces écrivains figurent, à n'en pas douter, parmi les écrivains d'Afrique du Sud les plus connus et donc populaires. Or comment s'inspirer d'éléments méthodologiques des cultural studies comme c'est le cas dans ma réflexion et ne pas traiter de la question du populaire, inévitable dans le cas de J. M. Coetzee et de Nadine Gordimer ? * 222 Ambroise Kom, La malédiction francophone, Défis culturels et condition postcoloniale en Afrique, Yaoundé, Münster, Hamburg, London, Clé, LIT, 2000, p. 9 * 223 V.S. Naipaul, The Mimic Men, London, Andre Deutsch, 1967 * 224 Hubert L. Dreyfus & Paul Rabinow, « Qu'est-ce que la maturité ? Habermas, Foucault et les lumières », in David Couzen Hoy, Michel Foucault, Lectures Critiques, Trad. De Jacques Colson, Bruxelles, De Boek Wesmael, 1989, p. 135. * 225 Mongo Béti, Mission terminée, Paris, Buchet-Chastel, 1957. * 226 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Naissance de la Prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 14. * 227 Frantz Fanon, Peau noire Masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p.184. * 228 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques sur la théorie de l'action, paris, Seuil, 1994, p. 173. * 229 Cité par Edward Said, L'orientalisme, l'Orient crée par l'Occident, op.cit., p. 26. |
|