Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer( Télécharger le fichier original )par Ives SANGOUING LOUKSON Université de Yaoundé I - Master2 0000 |
IV-2- Contexte post-apatheid : espace de l'exacerbation et de la complexification du racismePour Albert Memmi, le racisme désigne : « la valorisation généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression... Le racisme est l'utilisation profitable d'une différence »219(*). En d'autres termes, la question du racisme ne se réduit pas simplement à la couleur de la peau. Elle s'applique, de façon plus vaste à la différence ; laquelle différence peut être aussi bien sexuelle, économique, religieuse que raciale et la liste est loin d'être exhaustive. De Get a life et d'Elizabeth Costello se dégagent deux modèles de racisme qui transparaissent des rapports qui prévalent entre Paul Bannerman et ses deux collaborateurs noirs et du contraste dans la réception de l'écrivaine Elizabeth Costello entre l'Occident et l'Afrique du Sud. Chez J.M. Coetzee, on peut parler du rejet systématique du Noir alors que chez Nadine Gordimer le concept adéquat semble être celui de la dépersonnalisation du Noir. IV-2-1- Le rejet du NoirDans Elizabeth Costello, le rejet du Noir se révèle aussi bien dans la relation conflictuelle entre Costello et sa soeur Blanche que dans les raisons de leur conflit. Avec sa soeur aînée encore appelée Sister Bridget, Costello n'a jamais été véritablement en accord. C'est du moins ce que confirme Costello lorsqu'elle fait observer que : « Sister Bridget has many Sisters. I am a sister in blood. The others are truer sisters, sisters in spirit. » (EC: 126) La raison de ce désaccord est que Blanche s'est engagée pour s'occuper des Noirs souffrant du SIDA après avoir renoncé à ses compétences d'universitaire de lettres classiques: Sister Bridget... has moved for good, it seems, to Africa, following a vocation. Trained as a classical scholar, retrained as a medical missionary, she has rised to be administrator of a hospital of no mean size in rural Zululand. Since Aids swept over the region, she has concentrated the energies of the Hospital of the Blessed Mary on the Hill, Marianhill, more and more, on the plight of children born infected. (EC : 116) Au plan intellectuel, la raison du conflit entre Elizabeth Costello et Bridget réside dans la conception de chacune sur les missions de l'université dans le monde. Alors que pour Bridget, l'université devrait justifier sa raison d'être par la recherche de meilleures conditions de vie pour tous dans le monde, ce qu'elle appelle les humanités, Elizabeth Costello pour sa part soutient une démarche qui fait valoir l'université comme source d'enrichissement matériel et financier. Bridget déplore la force d'expansion de la conception de l'université dans le monde qu'a sa soeur comme nous l'exprime le narrateur en ces termes : The humanities the core of the University. She (Bridget) may be an outsider. But if she were asked to name the core of the University today, its core discipline, she would say it was moneymaking. That is how it looks from Melbourne, Victoria; and she would not be surprised if the same were the case in Johannesburg, South Africa. (EC : 125) C'est finalement la divergence fondamentale de leurs idéologies qui explique la discordance entre Costello et Bridget. C'est pourquoi, contrairement à Costello, Bridget fait montre de respect de la différence et des valeurs de l'autre : le Noir. Bridget intègre par exemple des guérisseurs traditionnels dans le minable hôpital sud-africain dont elle a la charge. Elle vise par cette méthode intégrative l'échange des compétences pour s'occuper des divers et nombreux patients : In the wards, mingling with the staff are women in native dress. Costello takes them to be mothers or grandmothers until Blanche explains: They are healers, she says, traditional healers. Then she remembers: This is what Marianhill is famous for, this is Blanche's great innovation, to open the hospital to the people, to have native doctors work beside doctors of Western medicine. (EC : 134) En clair, Bridget vise le relativisme culturel, le multiculturalisme et le respect de la différence. Elle suggère l'acceptation des guérisseuses traditionnelles comme une réalité sud-africaine. Ce sont là des approches qui offusquent sa soeur Elizabeth Costello. Cette dernière supporte mal de voir sa soeur ainsi cohabiter ou collaborer avec les Noirs, « the natives ». Elle souffre régulièrement du mal du pays étant donné qu'elle est venue dans ce pays arc-en-ciel, ce « ugly city » (EC: 117) qui est Marianhill. « Withdrawal, nous apprend le narrateur, that is what she is suffering from » (EC: 143). Elle s'y sent comme en exil ou en prison et souhaite retourner le plus tôt en Australie ou en Occident: « I want to be back in my old surroundings, in a life I am familiar with » (EC: 143). En plus clair, dans la psychologie de Costello se déploie la démarche raciste qu'Albert Memmi expose en ces termes : Quoi qu'il en soit, la différence est d'une certaine manière trouble et négation de l'ordre établi. Devant l'étrangeté de l'autre, on risque d'hésiter sur soi-même. Et pour se rassurer, pour se confirmer, il faudra refuser, nier l'autre... Pour sauvegarder notre supériorité, gardons-nous de la pollution par les étrangers220(*). Par sa démarche consistant à rejeter le Noir, il est difficile de ne pas voir en Costello une espèce de palimpseste symbolique réarticulant la thèse négationniste de l'Afrique soutenue au 19e siècle par le philosophe allemand Hegel et qui justifia la colonisation et l'exploitation à grande échelle de l'Africain : L'Africain ne pense pas, ne réfléchit pas, s'il peut s'en dispenser. Il a une mémoire prodigieuse. Il a de grands talents d'observation et d'imitation, beaucoup de facilité de parole... mais les facultés de raisonnement et d'invention restent en sommeil. Il saisit les circonstances actuellement présentes, s'y adapte et y pourvoit ; mais élaborer un plan sérieusement ou induire avec intelligence, c'est au-dessus de lui221(*). Costello redoute donc la pollution par les Africains noirs et surtout ceux infectés par le SIDA. Elle pense devoir épargner sa soeur aînée de la contamination avec des Noirs superstitieux chez qui les facultés de raisonnement restent en sommeil comme l'aurait dit Hegel : Blanche, écrit Costello, dear Blanche, why is there this bar between us? Why can we not speak to each other straight and bare, as people ought who are on the brink of passing? Mother gone; old Mr. Phillips burned to a powder and scattered to the winds; of the world we grew up in, just you and I left sister of my youth, do not die in a foreign field and leave me without an answer! (EC : 155) Cette lettre sert de moyen supplémentaire à Costello pour convaincre sa soeur de quitter l'Afrique et retourner en Australie, mieux, prendre ses distances avec les Noirs potentiellement dangereux. C'est dire que la raison secrète du voyage de Costello pour le Zululand, est qu'elle espère y persuader Blanche de promouvoir, comme elle, la culture occidentale en général, australienne blanche en particulier. Cette intention cachée est perceptible dans la condescendance de Costello vis-à-vis de Blanche que la première trouve mal en point, « scrawny as a hen » (EC: 118). Dans la perspective de Costello, l'apparence maigrichonne de Blanche se justifie par les conditions de vie difficiles découlant de sa pollution avec les Noirs. En tout état de cause, Costello mobilise son talent et toutes ses énergies, sinon pour retarder interminablement, du moins pour esquiver le contact avec les Noirs. On peut même l'accuser de phobie du Noir puisqu'elle rejette systématiquement et ouvertement autant le Noir que ses codes culturels. La fuite de nombreux sud-africains Blancs, vers l'Australie depuis 1994, parmi lesquels J. M. Coetzee lui-même, semble confirmer, en ce qui concerne le projet idéologique de Costello le fait que la fiction a toujours voix au chapitre de la réalité. À n'en pas douter, le problème du racisme reste tout entier dans la Nation arc-en-ciel. Ce mode d'expression de la pensée libérale demande une prise en charge plus sérieuse qui passerait par la maîtrise des enjeux et des défis de l'aventure du capitalisme dans le monde. Avec Get a life, le problème du racisme est posé différemment et de manière plus subtile. * 219 Albert Memmi, Le racisme, op. cit., p. 14 * 220 Albert Memmi, Le racisme, op.cit., pp. 13-31. * 221 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, cité par Fabien Eboussi Boulaga, Lignes de résistance, Yaoundé, Editions Clé, 1999, p. 63. |
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