Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer( Télécharger le fichier original )par Ives SANGOUING LOUKSON Université de Yaoundé I - Master2 0000 |
CHAPITRE IV :GET A LIFE ET ELIZABETH COSTELLO : ROMANS PORTEURS D'IDÉOLOGIES COMPATIBLESDans le chapitre précédent, on a vu que Get a life et Elizabeth Costello ont des points de convergence idéologique et thématique. Il s'agit dans le présent et dernier chapitre d'élaborer tout d'abord cette compatibilité. Je confronterai ensuite les idéologies insérées dans ces deux romans aux discours théorico-politiques qui informent le processus historique global : Si même les descriptions les plus soutenues, les plus raffinées que nous offre la littérature font aussi partie du processus général qui crée les conventions et les institutions, et par lequel les significations reconnues par la communauté sont partagées et rendues actives, alors ce processus ne peut pas être séparé, distingué ou isolé des autres pratiques du processus historique216(*). C'est dire qu'il est nécessaire de considérer la littérature comme une réalité symbolique qui entretient des rapports divers avec la politique, l'économie ou le social. Aussi m'appesantirai-je sur les concepts de bourgeoisie et de racisme comme des cadres de déploiement de l'imagination de J. M. Coetzee et de Nadine Gordimer dans Elizabeth Costello et Get a life. Étant donné de légers aménagements au plan formel entre les romans de Coetzee et de Gordimer pendant et après l'Apartheid, je m'essaierai, pour finir, à une conceptualisation des distinctions honorifiques de l'institution Nobel de littérature dans le cas spécifique de l'Afrique du Sud. Le but est de dépasser mon hypothèse générale pour ouvrir ma réflexion sinon au populaire du moins à la popularité que le Nobel impulse à certains écrivains plutôt qu'à d'autres. IV-1- La bourgeoisie comme paradigme chez Coetzee et GordimerEn mettant en parallèle Michaël K, sa vie, son temps, A world of strangers ; Elizabeth Costello et Get a life, il se dégage comme une impossibilité chez J.M.Coetzee et Nadine Gordimer d'imaginer en dehors d'une classe sociale : la bourgeoisie. L'univers bourgeois se reflète en divers points de ces romans, mettant en évidence la compatibilité thématique et idéologique de J. M. Coetzee et de Nadine Gordimer avec la bourgeoisie. La bourgeoisie est un concept originellement occidental. Elle est donc hégémonique. Ce concept a connu une évolution sémantique impressionnante suite aux divers contacts de l'Occident avec le reste du monde. En général, les bourgeois sont des gens matériellement épanouis qui ont la tendance à exhiber ostentatoirement leur bien-être. Seulement, le bourgeois originel se distingue des autres, par son dynamisme, ses ambitions et sa capacité à prendre les risques dans la réalisation de ses projets. C'est ici que s'affirme la différence entre la bourgeoisie occidentale et la bourgeoisie tropicale que Frantz Fanon précise en ces termes : L'aspect dynamique et pionnier, l'aspect inventeur et découvreur des mondes que l'on trouve chez toute bourgeoisie nationale est ici lamentablement absent. Au sein de la bourgeoisie nationale des pays coloniaux, l'esprit jouisseur domine. C'est que sur le plan psychologique, elle suit la bourgeoisie occidentale dans un côté négatif et décadent sans avoir franchi les premières étapes d'exploration et d'invention qui sont en tout état de cause un acquis de cette bourgeoisie occidentale217(*). Autrement dit, le bourgeois tropical ou colonial s'identifie avec le bourgeois occidental au strict plan de la consommation des biens culturels, économiques ou symboliques provenant de l'univers du second. Bourgeois tropical ou occidental, Albert Memmi fait observer pour sa part que : « Tout bourgeois est suspect a priori des caractères que nous avons notées dans toutes démarche raciste. Du maître des forges au petit propriétaire du XIX siècle, relayés par le grand et le petit entrepreneur de nos jours, tous sont avides et cruels »218(*). Dans Get a life, l'appartenance du personnage de premier plan, Paul Bannerman, à la bourgeoisie s'expose lorsqu'il est présenté comme atteint de cancer de la thyroïde. Tous les moyens matériels à la disposition de sa famille sont en effet déployés pour que Paul Bannerman recouvre sa santé. Pour alléger par exemple sa quarantaine chez ses parents Adrian et Lyndsay, Berenice, son épouse, se charge de lui apporter « his laptop, some cassettes, his Adidas, the book on the behaviour of relocated elephants he was in the middle of reading when back to hospital » (GL: 4) Un autre aspect qui trahit l'appartenance de Paul à la bourgeoisie c'est le pouvoir de mobilité dont disposent ses parents. Adrian et Lyndsay décident, à titre d'illustration, de passer leurs congés de Noël au Mexique. Là-bas ils séjournent dans la « Mexico city hôtel » (GL: 104), un hôtel visiblement hupé du Mexique. Le dévouement de Paul Bannerman au respect de l'environnement dévoile son dynamisme et confirme son appartenance à la bourgeoisie occidentale. Paul Bannerman est obsédé par le combat qu'il croit nécessaire de mener pour la préservation de la biodiversité. Paul Bannerman s'abandonne à son combat au point de sacrifier symboliquement son affection pour son épouse Berenice. « When he was in a wilderness, her city place did not exist for him » (GL: 15), fait remarquer le narrateur. Cette détermination de Paul Bannerman cadre avec la volonté de découvrir ou simplement la volonté de puissance qui oriente la démarche du bourgeois occidental. C'est certainement la raison pour laquelle, Paul Bannerman se veut un éternel insatisfait dans la mesure où il doute même de ce que d'autres voient comme preuve de succès. Pour lui, en effet, « Success sometimes may be defined as a disaster put on hold » (GL: 99). Paul Bannerman invite ainsi ses amis Derek et Thapelo à être toujours sur leurs gardes quand bien même le gouvernement leur promet de se plier à leur opposition au projet de construction d'une autoroute devant traverser par la côte du Pondoland : The center of endemism, the great botanical treasure (...) it's identified reserved there, sixteen millions tons of heavy minerals and eight million tons of ilmenite. One of the biggest mineral sand deposit in the world. (GL : 84) Bannerman étant un bourgeois, donc avide et cruel, on peut comprendre que la biodiversité ne l'intéresse pas autant que le sous-sol extrêmement riche et les mines d'Afrique du Sud. D'ailleurs peut-être que sa collaboration avec Derek et Thapelo vise à écarter ces derniers au moyen des projets alléchants et séduisants de la religion écologique que Paul Bannerman prêche afin que ce dernier puisse seul prendre en charge les potentialités économiques toujours impressionnantes du sous-sol sud-africain. Elizabeth Costello bénéficie des mêmes attributs dans Elizabeth Costello que Paul Bannerman dans Get a life. La célèbre auteure de The House on Eccles Street est considérée et distinguée en Occident, preuve de sa consécration par des milieux universitaires huppés des USA et d'Europe. Comme on l'a vu dans le chapitre deux, Costello est tour à tour invitée par des universités de Williamstown, Pennsylvanie, Altona, Appleton aux USA et en Europe par l'université d'Amsterdam afin de partager avec un public assoiffé de son savoir sur l'écologie et les Humanités. Plus encore, au cas où Costello ne serait pas à même de se procurer des billets d'avion pour satisfaire les sollicitations diverses dont elle est l'objet, le groupe qui la consacre comme écrivaine modèle, les lui fournit à souhait. C'est du moins l'idée qui ressort du commentaire ci-après de son fils John Bernard lors du premier séjour de Costello en Pennsylvanie : « It is the only way they have... They admire you, they want to honour you. It's the best way they can think of doing that. Giving you money. Broadcasting your name, using the one to do the other » (EC: 3) Quoi que la notoriété de Costello reste ignorée en Afrique du Sud (EC : 114), elle fait au moins fortune en Occident. Cette situation s'explique sans doute par le fait que l'ensemble du savoir de Costello repose sur la culture occidentale bien qu'étant elle-même australienne blanche. À se représenter la mécanique ou les conditionnements culturels et psychologiques qui ont rendu possible la métamorphose de l'Australienne à l'Occidentale qu'est devenue Costello, on se rend compte qu'ils se caractérisent par la détermination et le sens du sacrifice qui rentrent en ligne de compte pour définir le bourgeois occidental. Costello s'est, en effet, donnée assez de mal, pour pouvoir assimiler des savoirs en provenance de l'Occident au point d'en devenir un modèle. Costello a d'ailleurs tellement été conditionnée par l'Occident qu'elle est elle-même devenue hégémonique au moins sur le plan intellectuel. Elle n'hésite pas par exemple à blasphémer lorsque ses intérêts le lui commandent, ainsi que le lui reproche le poète Abraham Stern : Dear Mrs Costello, Excuse me for not attending last night's dinner. I have read your books and know you are a serious person, so I do you the credit of taking what you said in your lecture seriously... You took over for your own purposes the familiar comparison between the murdered Jews, of Europe and slaughtered cattle. The Jews died like cattle, therefore cattle die like Jews, you say. That is a trick with words which I will not accept. You misunderstand the nature of likenesses; I would even say you misunderstand willfully, to the point of blasphemy (GL: 94) Que le poète Abraham Stern formule cette critique à l'égard de Costello par écrit traduit le sérieux des penchants hégémoniques de Costello. En un mot, Elizabeth Costello et Paul Bannerman symbolisent la bourgeoisie occidentale. Qu'ils soient des personnages de premier plan autorise à les envisager comme des interprètes symboliques de la pensée de Nadine Gordimer et de J. M. Coetzee en contexte post-apartheid. * 216Stuart Hall, Identités et cultures, op.cit., p. 37. * 217 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1961, p. 194 * 218 Albert Memmi, Le racisme, description, définitions, traitement, Paris, Gallimard, 1994, p.122 |
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