Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer( Télécharger le fichier original )par Ives SANGOUING LOUKSON Université de Yaoundé I - Master2 0000 |
II-3-2- Le monologue rapportéLe discours mental du personnage permet certainement de discerner le regard que portent Coetzee et Gordimer sur eux-mêmes et peut-être sur l'Afrique du Sud à travers Elizabeth Costello et Get a life. Il convient d'observer d'entrée de jeu qu'arithmétiquement, Elizabeth Costello comporte plus de discours mentaux que Get a life si l'on s'en tient exclusivement aux personnages centraux. Le huitième chapitre « At the gate » et la postface d'Elizabeth Costello à titre d'illustration tiennent lieu de monologue rapporté. En outre, Costello se livre régulièrement aux discours mentaux dans les sept autres chapitres bien qu'à des proportions négligeables du point de vue du volume. Cette prodigalité de monologues rapportés dont fait cas Elizabeth Costello est d'une rareté flagrante dans Get a life. Pourtant, Get a life a la particularité d'entremêler linéairement les discours mentaux des personnages avec le discours du narrateur. C'est le cas par exemple dans l'extrait ci-après : The family outing is over. Monday the four-wheel drive back to the Wilderness with Derek, Thapelo, according to the week's plan of research to which there is never a final solution, ever. That's the condition on which the work goes on, will go on. Phambili. (GL : 169) C'est encore le cas dans l'extrait ci-dessous, où le narrateur parle des sentiments de Paul comme s'il s'agissait des siens. Paul vient en effet de prendre congé de sa maman, au retour de celle-ci du Mexique où Adrian a préféré rester : « He has left home, twice. He has his own life to live: that convenient cop-out of other intimate responsibilities. The generation can't help each other in the existential affront ». (GL : 134) Ces deux exemples qui sont certes loin de rendre compte de façon exhaustive l'entremêlement des discours mentaux des personnages avec l'acte narratif dans Get a life, permettent néanmoins de prendre la mesure du tempérament qui anime Paul Bannerman. C'est un personnage convaincu de la nécessité de convertir son savoir en actions bénéfiques pour l'Afrique du Sud et pour l'humanité. À cet effet, Paul sait pouvoir compter sur soi. Il sait, comme s'il était imprégné du Mythe de Sisyphe de la mythologie grecque, que le combat pour la vie est de tout temps. Au contraire de Paul Bannerman qui s'engage dans l'espace pratique de la lutte environnementale, sociale voire politique en Afrique du Sud, Costello, elle, s'efforce tant bien que mal à couvrir d'amnésie l'Afrique du Sud. Elle masque sa condescendance vis-à-vis de l'Africain au moyen des subtilités de l'abstraction, de la parabole, bref des figures de style que lui ont conféré sa solide assimilation de la culture occidentale trahissant par ce fait même sa psychopathie qui est d'ailleurs mise en exergue au chapitre huit où elle communique avec des personnages vrais dans son seul imaginaire (EC : 193-225). À ces personnages imaginaires elle explique par exemple pourquoi elle ne peut pas faire des serments en ces termes : «Do you see many people like me, people in my situation?» She continues urgently, out of control now, hearing herself out of control, disliking herself for it. In my situation: What does that mean? What is her situation? The situation of someone who does not know her own mind»? (EC : 224) C'est être impertinent que d'esperer des serments chez une psychopate comme semble l'être Elizabeth Costello ici. Peut-être que cette apparence psychopathique explique le sentiment d'échec qui hante Costello parce que ses écrits n'auraient pas réussi à tourner ses lecteurs dans la direction qu'elle a voulu leur imposer. Comment comprendre d'ailleurs autrement la malédiction qu'elle formule en direction de la littérature à la fin du récit : « A curse on literature ! » (EC : 225) Seulement, le talent d'écrivain cacheur de sens, que l'on connaît chez Elizabeth Costello et qui est souvent reconnu chez J.M. Coetzee, commande de ne pas précipitemment conclure de la psychopathie d'Elizabeth Costello. Si on pouvait d'ailleurs provisoirement concéder à la correspondance personnage-auteur, ce qui est parfois souvent vrai154(*), on comprendrait aussitôt pourquoi Costello est à considérer comme un symbole dont le dépouillage révèle assez d'informations suggestives de la vie intérieure de J. M. Coetzee. Au demeurant, il est difficile de ne pas conclure à propos de la transparence intérieure avec Dorrit Cohn. Car on l'a vu avec Get a life et Elizabeth costello « le récit de fiction atteint son « air de réalité » le plus achevé dans la représentation d'un être solidaire en proie à des pensées que cet être ne communiquera jamais à personne » 155(*). Dans ce chapitre, il s'agissait d'analyser l'écriture post-apartheid de J.M. Coetzee et de Nadine Gordimer telle qu'elle se donne à lire dans Elizabeth Costello et Get a life. L'idée c'était de dégager des points suffisamment suggestifs des ruptures et des continuités qui s'insèrent dans leur écriture romanesque post-apartheid, comparée à leur écriture pendant l'Apartheid. On a pu observer chez J.M. Coetzee qu'en dehors de légères ruptures dans la forme, le même fond que celui de Michaël K., sa vie, son temps se réarticule dans Elizabeth Costello. J.M. Coetzee continue en effet d'avoir du mal, au moins en ce qui concerne Elizabeth Costello, à entrevoir sinon une parfaite synergie entre Blancs et Noirs, du moins une ambiance de diversité qui autoriserait chacun à échanger librement avec l'autre. Il est, à l'image de son personnage central par rapport à l'Occident, comme apprivoisé par l'espace sud-africain auquel son éducation ou sa formation intellectuelle le prédisposait à appartenir. C'est cet espace que J.M. Coetzee croit devoir promouvoir voire en améliorer les conditions d'existence ; un espace qui est différent de l'Occident en ce qu'il s'étend sur le continent africain. Nadine Gordimer de Get a life semble, pour sa part, avoir remarquablement franchi la frontière raciale que J.M. Coetzee et Nadine Gordimer de A world of Strangers estimaient infranchissables. Par rapport à J.M.Coetzee d'Elizabeth Costello, on note aussi chez elle une forte focalisation sur l'Afrique du Sud. Une Afrique du Sud où, Blancs et Noirs ne s'évitent plus, mais celle où ils sont désormais dévoués à la préservation de l'acquis sociologico-politique de 1994, la lutte écologique et la question du SIDA. Qu'à cela ne tienne, il demeure que, comme J.M. Coetzee, Nadine Gordimer en période post-apartheid hésite toujours à camper le Noir dans son personnage central. Un défi qu'André Brink relevait déjà pendant l'Apartheid non seulement avec Une saison blanche et sèche, mais surtout avec Au plus noir de la Nuit. Comme s'il voulait résolument s'engager dans la voie contraire à Nadine Gordimer et à J.M. Coetzee, André Brink, même en période post-apartheid s'arrange à donner à son roman un air de mea-culpa de la race blanche vis-à-vis des injustices qu'elle a pratiquées ou qu'elle a contribuées à répandre en direction des Noirs en général, des femmes en particulier. C'est le cas notamment dans son roman intitulé The other Side of Silence. Cet aveu qui n'est sans rappeler en quelque sorte le regard que Breyten Breytenbach portait sur l'Apartheid156(*) échappe, si l'on s'en tient à Elizabeth Costello et Get a life, aux préoccupations post-apartheid de ses compatriotes blancs que sont J.M. Coetzee et Nadine Gordimer. Sur ce point, André Brink rejoint mutatis mutandis son autre compatriote noir Zakes Mda qui, comme le premier à propos de la race blanche, procède dans Ways of Dying à une critique, agrémentée d'humour, des grossièretés et des défauts identifiables dans les cultures noires d'Afrique du Sud. André Brink et Zakes Mda suggèrent que le mal se trouve autant chez le Blanc que chez le Noir. Ils proposent le décentrement de ces deux catégories pour une cohabitation plus juste et rationnelle à venir. Le rapprochement ci-dessus entre André Brink et Zakes Mda m'autorise à considérer The other Side of Silence et Ways of Dying sinon comme antithèse de Get a life et d'Elizabeth Costello, du moins comme romans qui fragilisent la capacité de Get a life et d'Elizabeth Costello à rendre compte de l'état des lieux du roman sud-africain pendant l'ère post-apartheid. * 154 Voir par exemple Philippe Lejeune, « Le pacte auto biographique », cité par Gilles Philippe dans Lexique des Termes littéraires, op.cit., p. 47. * 155 Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, op.cit., p. 19. * 156 Breyten Breytenbach se représentait l'Apartheid comme « la loi du bâtard ». « Nous sommes un peuple de bâtard avec une langue bâtarde », ajoutait-il dans A season in paradise, 1980, P.154 Cité par Jean Sévry, Afrique du Sud, ségrégation et... op.cit., p. 220. |
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