Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer( Télécharger le fichier original )par Ives SANGOUING LOUKSON Université de Yaoundé I - Master2 0000 |
II-2-2- Espace narratif et significationEnvisager l'espace narratif comme porteur de signification demande d'entrée de jeu de préciser de quelle signification il est question. A propos, je m'appuie sur la conception de l'espace narratif d'après Bourneuf et Ouellet pour clarifier ce que j'entends par signification. Ces deux théoriciens ont l'avantage d'avoir fourni une définition de l'espace narratif qui intègre sa double signification que je partage dans cette partie de mon analyse. Pour Bourneuf et Ouellet en effet, « Si on cherche la fréquence, le rythme, l'ordre et surtout la raison des changements de lieu dans un roman, on découvre à quel point ils importent pour assurer au récit à la fois son unité et son mouvement » 140(*). En d'autres termes, examiner la signification de l'espace narratif dans Elizabeth Costello et dans Get a life suppose de dégager autant l'importance ou non des espaces narratifs ou diégétiques pour les personnages que le sens déductible des rapports des personnages à l'espace pour le lecteur. Dans Elizabeth Costello, l'Occident en général, l'Europe en particulier représente beaucoup sinon tout pour le personnage central. Costello y est par exemple psychologiquement, intellectuellement, épistémologiquement voire culturellement attachée. Les auteurs dont elle a subi l'influence sont sinon exclusivement, du moins majoritairement occidentaux comme on l'a vu. L'Australie où elle est née et où elle réside n'est mentionnée que comme pays d'origine dont elle ne bénéficie que du séjour et de la nationalité. Il est, sur cette question, par exemple curieux de constater que presqu'aucun théoricien ou auteur australien n'ait influencé Costello intellectuellement. C'est dire que son appartenance à l'Australie n'est vraie qu'aux dires du narrateur, toute la vérité étant peut-être à chercher ailleurs. Il n'est pas facile d'éviter de dégager, de ce qui précède, un des mérites d'Elizabeth Costello. En effet, on se rend compte, au sujet de la nationalité d'Elizabeth Costello, qu'elle aide à rappeler que posséder une nationalité ne garantit pas automatiquement ou nécessairement une intégration aisée dans le pays dont on a acquis la nationalité. Aussi ne faudrait-il plus se laisser tromper par les discours officiels qui font sérieusement croire que la nationalité devrait, puisqu'elle pourrait, se fixer simplement sur quelques pièces que ce soient, fussent-elles un visa, un passeport, une carte de séjour ou une pièce d'identité. Même si en France, Nicolas Sarkozy estime aujourd'hui fixer la nationalité française au non port de la burqa. La question de nationalité, c'est le mérite qu'Elizabeth Costello a de relever, est une réalité beaucoup plus complexe que l'on ne se l'imagine. Le cas de Costello fait plutôt penser à ce que Walter Benjamin appelle « l'exploitation du producteur au nom d'un principe, la « créativité »141(*). Car rien ne prouve pratiquement qu'elle est écrivaine Australienne. Coetzee semble donc irréversiblement embarqué dans le train de « l'aventure spirituelle de l'Occident »142(*) avec ce que cela signifie en termes de racisme, d'ostracisme et d'aridité comme l'aurait dit Fanon. Il appert donc que l'éventualité d'en revenir est loin d'être amorcée. Sans doute que J.M. Coetzee refuse même d'envisager la perspective contraire au racisme et à l'austracisme. Tant Costello traduit la matérialisation de la prophétie du garde qui s'émerveillait des talents de fugitif chez Michaël K, dans le camp de Jakkalsdrif : « Demain, il aura peut-être un autre nom. Une autre carte, un autre nom pour la police, pour les embrouiller » 143(*). C'est dire qu'entre Michaël K. et Elizabeth Costello, seuls le nom et peut-être le sexe et la nationalité ont changé. L'orientation épistémologique, idéologique voire psychologique est restée intacte. Au contraire d'Elizabeth Costello qui traduit une constance dans les préoccupations esthétiques, idéologiques voire épistémologiques chez J.M. Coetzee pendant et après l'Apartheid, Get a life s'affirme plutôt comme rigoureuse illustration de la caractérisation que Lars Engle fait valoir au titre des romans de Gordimer en général. Lars Engle qualifie à juste titre les ouvrages de Nadine Gordimer comme fortement saturés de « utopian potential of epistemological disruption », potentiel ayant pour conséquence de projeter son lecteur dans un avenir neuf tout en exigeant de comportements nouveaux144(*). Un fait est remarquable dans Get a life. C'est la représentativité de l'Afrique du Sud pour les personnages. À titre d'illustration, le personnage central évolue du début à la fin du récit, exclusivement en Afrique du Sud. Comme pour justifier l'origine de la légitimité des actions en faveur de l'écologie qu'il mène d'un bout à l'autre du récit, le narrateur nous renseigne que Paul Bannerman a fait des études aux USA, en Angleterre et a passé des années de stage pratique en Afrique de l'ouest et en Amérique du Sud (P.6) Peut-être faut-il commencer par considérer Paul Bannerman comme une métonymie suggestive en quelque sorte de quelques aspects biographiques de Nadine Gordimer pour mieux comprendre le sens du roman dont-il est le personnage central. Comment comprendre d'ailleurs autrement la coïncidence entre l'enfermement physique de Paul Bannerman en Afrique du Sud dans la diégèse de Get a life avec celui de Gordimer elle-même en Afrique du Sud ? Comme nous l'avons révélé au précédent chapitre, Gordimer n'a quasiment jamais quitté sa terre d'adoption malgré ce qu'elle a déjà enduré à Johannesburg comme difficultés. La centralité de Get a life sur l'Afrique du Sud est aussi exprimée lors de la quarantaine de Paul Bannerman chez ses parents Adrian et Lyndsay. Toutes les soeurs de Paul Bannerman : Jacqueline (GL : 34), Susan et Emma (GL : 35), se mobilisent respectivement de l'Afrique du Sud, de l'Autriche et du Brésil pour apporter du soutien matériel ou moral au malade Paul. Cette situation souligne non seulement l'importance de l'Afrique du Sud dans l'ensemble du roman, mais surtout de Paul Bannerman qui refuse littéralement de se séparer de l'Afrique du Sud le long de l'intrigue. Que les actions de Paul avant, pendant mais surtout après le cancer se passent essentiellement dans des brousses sud-africaines, « the wilderness », comme le dit le narrateur (GL : 179) est à ce propos significatif. Il s'agit avec ses amis Derek et Thapelo, « the bushmates » (GL : 111) de convaincre le Sud-Africain de la nécessité ou des enjeux de la lutte écologique qu'ils mènent. C'est pourquoi la bande à Paul se solidarise avec toutes les autres agences écologiques existant comme « the Greens, Save the Earth, Earthlife, International Rivers Network, Campaigners of all titles and acronyms » ( GL : 89), afin de mettre plus de chance de réussir de leur côté. Contre le gouvernement qui est sur le point d'autoriser une compagnie Australienne à extraire des minerais d'ilménite du sous-sol du pondoland, il oppose les paradoxes stratégiques de ce gouvernement, paradoxes aux conséquences sérieuses sur l'économie sud-africaine, au profit de la préservation environnementale et des recettes dérivées du tourisme : So now it's the Australians in on the act. Haai! Pondoland, it's recognized all over the world, the centre of endemism, the great botanical treasure, n'swebu, man! The government wants to put a national toll hightway through it, tear it up, and now they're going to let an Aussie Company into mine the dunes, destroy the coastline too. This Transworld Company says it's identified reserves there, sixteen million tons of heavy minerals and eight million tons of ilmenite. One of the biggest mineral sand deposits in the world. Yesus! This what we mean by attracting foreign investment? Mining on the beaches, same time the Minister of Tourism says the Germans, the Japanese and what-what flying in are big in our economic future (P.84) Nadine Gordimer ne se sert pas seulement de Paul pour transposer l'Afrique du Sud. La mère de Paul, grâce à son passage dans un hospice du pays, conduite à cet effet par Charlene Damons, une amie de circonstance, permet aussi à Nadine Gordimer de souligner un autre aspect de la société sud-africaine, attestant par ce fait même que l'Afrique du Sud ne baigne pas sous d'heureux auspices. Ledit hospice se présente comme étant un centre de récupération ou d'hébergement d'enfants abandonnés par des parents peu responsables et d'enfants souffrant du SIDA. C'est notamment le cas, comme nous l'avons déjà souligné, avec Klara que Lyndsay choisit d'adopter. (GL : 147) Rien donc d'étonnant que le narrateur invite le lecteur à voir Lyndsay le long du récit comme une doublure ou une réplique de Paul. Elle est son « Doppelgänger » (GL : 88) pour employer cette formulation germanique au narrateur de Get a life. Il est difficile de ne pas conclure par l'observation suivante. Alors que Costello dans Elizabeth Costello sous-estime le combat de Sister Briget en relation aux enfants infectés par le VIH au Zululand (GL : 116), Lyndsay dans Get a life choisit plutôt la voie de Sister Briget en adoptant Klara, invitant ainsi l'Afrique du Sud à intégrer le SIDA dans la gestion institutionnelle du pays. C'est la même invite que Paul dresse en direction du gouvernement sud-africain au sujet de la lutte écologique. C'est dire combien la ligne de démarcation dans les préoccupations idéologiques, sociales et esthétiques entre J.M. Coetzee et Nadine Gordimer en période post-apartheid est évidente. L'analyse de ce que Dorrit Cohn appelle la transparence intérieure des personnages permettrait sans doute de renforcer cette évidence. * 140 Roland Bourneuf, Real Ouellet, L'univers du roman, Paris, Puf, 1989, p. 105. * 141 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus, Francfort-Sur-leMain, Suhrkamp, 1969, P.76, cité Par E. Said, L'orientalisme, op.cit., p.26. * 142 Franz Fanon, Les Damnés de la terre, op.cit., p.30 * 143 J. M. Coetzee, Michaël K, sa vie, son temps, op.cit., p. 211. * 144 Lars Engle, « The Novel without the Police », in Pretexts 3 (1991): 116-117, cité par Rita Barnard, Apartheid and Beyond... op. cit., p. 95. |
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