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Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer

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par Ives SANGOUING LOUKSON
Université de Yaoundé I - Master2 0000
  

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II-2- L'Espace narratif dans Get a life et Elizabeth Costello

Jean Yves Tadié présente l'espace narratif comme « le lieu où se distribuent simultanément les signes, se lient les relations et dans un texte, l'ensemble des signes qui produisent un effet de représentation » 135(*).

En d'autres termes, l'espace narratif est une sorte de contenant qui abrite des événements ou des personnages. C'est un contenant enclencheur, chez le lecteur, de représentation. Georges Gusdorf n'en dit pas autre chose lorsqu'il présente l'espace narratif comme étant :

Une dimension du monde (...) ; une norme privilégiée pour la manipulation de la réalité, privilégiée même à tel point que nous sommes portés à la substantialiser, à en faire un support des choses, une manière de contenant, un commun dénonciateur, facteur d'ordre, de classement, et, enfin de compte, Canevas géométrique universel sur lequel interviennent les phénomènes et se succèdent les évènements (...) Situer un fait par ses coordonnées spatiales, donner la mesure exacte de ses dimensions, c'est déjà beaucoup le comprendre, réduire ce qu'il pouvait avoir comme insolite136(*).

En quoi l'espace narratif dans Elizabeth Costello et Get a life permet-il de beaucoup comprendre ces deux romans ? Compte tenu de la polysémie soulevée tant par Yves Tadié que par Gusdorf à propos de la notion d'espace narratif, polysémie que pointait déjà à sa manière Édouard Glissant, je m'appuie sur la conceptualisation d'Yves Reuter pour apporter quelques éléments de réponse à la question ci-dessus.

Yves Reuter a en effet l'avantage de proposer une méthode d'analyse de l'espace qui me semble pertinente et convenable pour répertorier davantage de points de ruptures et de continuités dans l'écriture post-apartheid de Nadine Gordimer et J.M. Coetzee confrontée à leur écriture pendant l'Apartheid. Pour Yves Reuter, l'analyse de l'espace mis en scène par le roman peut s'appréhender selon deux grandes entrées : « ses relations avec l'espace « réel » et ses fonctions à l'intérieur du texte » 137(*). Aussi procéderai-je d'abord à un repérage critique des espaces ou des indicateurs spatiaux des récits qui résonnent en écho sur des espaces réels. Ensuite j'étudierai les rapports que les personnages entretiennent avec quelque espaces importants dans la diégèse d'Elizabeth Costello et de Get a life.

II-2-1- L'espace narratif et son double

Outre les lieux diégétiques qui résonnent en écho sur la réalité, je m'appuie également sur des descriptions, des termes particuliers ou d'éléments d'intertextualité qui produisent ce que Roland Barthes appelle « effet de réel »138(*) pour mettre en exergue le double lisible de l'espace fictif autant d'Elizabeth Costello que de Get a life. Pour ce faire, la méthode par tableau me semble indiquée. C'est la raison pour laquelle j'expose distinctement les rapports que l'espace diégétique entretient avec l'espace réel d'abord dans Get a life puis dans Elizabeth Costello.

Tableau III : Espace narratif et son double dans Get a life

Indices spatiaux diégétiques avec résonance sur l'espace réel

Référents spatiaux réels

1-Paul Bannerman, né dans un pays africain et y travaille (P.6)

2-Zulu : l'une des langues noires que Paul a apprise et qu'il parle avec Primerose (P.22)

3-Van Schalkwyk : Ministre des affaires environnementales dans le roman et opposant physique à la démarche de Paul Bannerman, Derek et Thapelo (P.186)

4-No-Man's-Land (P.30) : le narrateur confond le jardin familial où Paul prend du plaisir à se retrouver pendant la quarantaine à un No-man's land.

5-L'Afrique du Sud (P.35) : Pays d'origine d'Emma, la soeur cadette de Paul qui vit maritalement en Amérique du Sud avec un Brésilien. Emma soutient Paul Bannerman pendant sa maladie. Elle lui écrit en effet une lettre de soutien moral (P.36)

6-Mkhonto we Sizwe (P.60) : groupe de combat auquel a appartenu Thapelo à l'âge de 17 ans.

7-Highveld (P.104) : Le Mexique en hiver est comparé par Lyndsay au Veld, ceci dénote l'appartenance de Lyndsay à un pays dont le relief géographique est constitué de Velds.

8-Eskom (P.114) : organe gouvernemental chargé de fournir l'électricité au pays de Paul. Cet organe a acquis une licence pour l'exploitation nucléaire contre laquelle s'insurgent Paul et ses amis.

9-Setswana (P.125) : langue de Primerose et de Thapelo

10-SIDA : Dans l'hospice où Lyndsay fait la connaissance de Klara qu'elle adopte (P.147), il ya beaucoup d'enfants comme Klara, souffrant du SIDA.

11-Wola ! Cho ! Jabula ! Phambili ! Vuka ! Yona ke Yona (P.181) : termes prononcés par le narrateur (P.181), par des personnages (P.169 et 187) et traduits par l'auteur en fin de volume (P.189). Ces termes soulignent l'appartenance linguistique de Thapelo.

1-Afrique : un des 5 continents compris en majeure partie entre les tropiques

2-Zulu : Langue africaine parlée en Afrique du Sud. C'est aussi un vocable contenu dans la désignation de l'un des 9 États sud-africains, Kwazulu- Natal avec pour capitale Durban.

3-Marthinus Van Shalkwyk est un Afrikaner qui remplace Frederik De Klerk à la tête du Nasionale Party en août 1997 (Voir G. Lory, L'Afrique du Sud, op.cit, P.109)

4-No man's Land : terre d'aucun homme. Les USA et dans une moindre mesure l'Afrique du Sud sont des noman's land.

5-Afrique du Sud : Pays de l'Afrique Australe avec une superficie de 1.219.090 km2. Sa capitale est Prétoria.

6-Umkhonto we sizwe : Branche armée de l'ANC fondée par Nelson Mandela.

7-Veld : Nom donné par les Boers au plateau dénudés de l'Afrique du Sud, au nord du grand Karoo. En Afrique du Sud on distingue le Highveld du Lowveld, séparés par le Drakensberg du Transvaal

8-Eskom : Société Sud-Africaine d'électricité

9-Setswana : L'une des 11 langues officielles en Afrique du Sud à côté de l'Afrikaans, l'Anglais, l'isi Ndebele, l'isi Xhosa, l'isi Zulu, le Sesotho sa leboa, le si Swati, le Tshivenda et le Xitonga.

10-L'Afrique du Sud est considéré aujourd'hui comme le pays au monde le plus contaminé par le virus du SIDA, le VIH

11-Ce sont finalement des termes tirés de la langue Setswana d'Afrique du Sud.

Le tableau ci-dessus permet de remarquer, sinon une très forte proximité réfférencielle avec l'Afrique du Sud, du moins une centralité de Get a life sur l'Afrique du Sud. Il n'est même pas exagéré de dire au regard de ce tableau que Get a life n'est rien d'autre qu'une transposition explicite de l'Afrique du Sud post apartheid dans la perspective de son auteur. La centralité du roman sur l'Afrique du Sud est également soulignée lorsque les personnages Lyndsay et Adrian quittent pour la première fois, éphémèrement et pour la seconde fois, définitivement, l'Afrique du Sud pour se rendre en Norvège. Ces deux personnages y restent sentimentalement et affectivement liés.

Voilà qui autorise de lire l'adoption de Klara par Lyndsay comme une invitation adressée au Sud Africain afin qu'il prenne résolument à bras le corps la question du SIDA. C'est là, sans doute, à côté de la lutte écologique au centre de laquelle se trouve Paul Bannerman, l'autre condition pour que l'Afrique du Sud continue d'exister ou d'être dans le monde : « to be in the world » (GL : 57).

Tableau IV : Espace narratif et son double dans Elizabeth Costello

Indices spatiaux diégétiques avec résonnance sur l'espace réel

Référents spatiaux réels

1-Australie /Melbourne (P.1) : Pays et ville de naissance et de résidence d'Elizabeth Costello. Costello se souvient aussi s'y être retrouvée dans un débit de boisson avec Robert Duncan et Philippe Whale, d'anciens amis (P.183-192)

2-Pennsylvanie/Altona Collège (P.2-34) : Ville et université américaine où Costello est invitée à recevoir une distinction littéraire honorifique

3-Stockholm (P.58) : Ville de provenance du fax dans lequel Costello est invitée à prendre part à une croisière à destination de Cape Town. Au cours de cette croisière à bord du SS Northern Lights, Costello entretien des personnes âgées (des nobles) sur le roman en Afrique contre forte rémunération. Costello aurait donc quitté l'Australie, pour se rendre à Stockholm, de Stockholm à Cape Town et enfin de Cape Town en Australie.

4-Massachusetts (P.2, P.59, P.115) : John Bernard, fils de Costello, enseigne dans une université du Massachusetts. Deux années après son passage à Pennsylvanie, Costello est de nouveau invitée par le département de lettres de Appleton College dans le Massachusetts afin d'y délivrer un séminaire de trois jours à l'intention des étudiants de lettres de cette institution (P.60). elle structure ses interventions autour de deux thèmes : les philosophes et les animaux et les poètes et les animaux. Il ressort de ces interventions un engagement énergique de Costello pour la préservation des espèces animales existantes.

5-Zululand (P.116-155) : lieu de résidence de Sister Bridget, encore appelée Blanche, soeur aînée de Costello qui s'est dévouée à l'encadrement des enfants vivant avec le SIDA. Bridget invite Costello au Zululand à l'occasion de la cérémonie de remise du titre de Docteur es litterae humaniores à la première pour avoir publié Living for Hope. Au cours de cette cérémonie, Costello prononce un discours fort timidement accueilli à l'université de Marianhill.

6-Amsterdam (P.156) : Costello y est invitée pour participer à une conférence portant sur le Mal. L'invitation fait suite aux impressionnants séminaires tenus à Massachusetts il y a un an. A Amsterdam où l'auditoire espère qu'elle précise ses thèses sur la cruauté des hommes à l'égard des animaux, comparant cette cruauté à celle d'Hitler sur les Juifs, elle voile davantage sa pensée.

1-L'Australie est une grande île d'Océanie. État fédéral constitué de 6 États. Sa capitale est Canberra. Coetzee y vit depuis 2002.

2-La Pennsylvanie est un des États-unis d'Amérique avec pour capitale Harrisburg. Altoona est une ville de cet Etat.

3-Stockholm est la capitale de Suède. Cape Town ou le Cap est la capitale de la province du Western Cape en Afrique du Sud. Ville par ailleurs de naissance de Coetzee.

4- Massachusetts : Un des États-unis d'Amérique avec pour Capitale Boston.

5-Zululand : C'est l'une des neuf provinces que compte l'Afrique du Sud. Mais la dénomination de Zululand n'existe plus depuis 1994, date à laquelle elle fut remplacée par le Kwa Zulu-Natal avec pour capitale Durban.

6-Amsterdam : C'est la capitale des Pays-Bas.

Le tableau ci-dessus permet de constater que l'histoire prise en charge dans Elizabeth Costello se déroule pendant trois années. Au cours de ces trois années, la célèbre écrivaine a eu seulement moins d'un mois pour se retrouver en Afrique en général, en Afrique du Sud en particulier. En plus, ses deux voyages éclairs pour l'Afrique font prendre un coup plus ou moins manifeste à sa renommée. En d'autres termes le regard de l'Afrique sur Costello contraste fortement avec celui de l'Occident sur elle. Ceci traduit sans doute que le racisme a encore de beaux jours devant lui dans le monde. Et, sur cette question, s'il y a bien quelqu'un à accuser de racisme c'est le Noir, l'Africain. Une des démarches pour sortir de la menace de ce racisme serait alors l'exil volontaire, l'émigration à destination des pays occidentaux. C'est du moins la conclusion que l'on peut tirer de l'étude de l'espace et de son double dans Elizabeth Costello.

Comparé à Get a life, on note une extraversion caractérisée d'Elizabeth Costello par rapport à l'Afrique du Sud. Il n'est pas de trop de voir en Elizabeth Costello le roman dans lequel Coetzee tranche explicitement avec son habituelle focalisation sur l'Afrique du Sud. L'idée de rupture d'avec la centralité sur l'Afrique du Sud est d'ailleurs aussi suggérée par le fait que Coetzee puise visiblement des éléments pour sa technologie artistique dans le passé de l'Occident en général, l'Europe en particulier. À titre d'illustration, on constate dès le titre du roman qu'il est une construction de Coetzee sur la base des noms de personnalités historiques ayant réellement existé en Occident139(*).

En plus, les théoriciens dont Costello peut, à juste titre, être considérée comme le produit sont en majorité ceux de l'époque classique, de la renaissance, de l'antiquité ou de l'époque moderne en Occident. C'est peut-être ces quelques particularités de Costello qui expliquent qu'elle ait plutôt le vent en poupe en Europe et aux USA, puisqu'elle est intellectuellement héritière en quelque sorte des savants exclusivement occidentaux.

En tout état de cause, au moins deux orientations sont possibles pour expliquer l'extraversion de Costello dans Elizabeth Costello. On peut d'abord y voir une célébration consciente, ou pas, de l'auteur d'Elizabeth Costello pour son exploit d'avoir déménagé de l'Afrique du Sud où il fut jusque là régulièrement suspecté de racisme par la critique noire en général, pour s'établir en Australie. C'est à partir de ce pays anglophone de l'Océanie que J.M. Coetzee pense désormais revendiquer son appartenance à l'Occident, voire au groupe dominant.

On peut également y voir une façon habile (comme c'était déjà mutatis mutandis le cas dans Michaël K, sa vie, son temps) d'enfermer définitivement le Noir dans un black-out total, renforçant sans le vouloir l'idée de racisme dont il a souvent été suspecté à l'endroit du Noir. Car comment expliquer autrement qu'au moment où c'est désormais le Non-Blanc qui préside aux destinées de la Nation arc-en-ciel, J.M. Coetzee ne projette de cette situation réelle et mesurable que le spectre d'un non-événement, jusqu'à choisir lui-même de quitter le pays ?

On le voit, Coetzee expose avec Elizabeth Costello une vision où la collaboration entre les diverses races n'est même pas ponctuellement, encore moins durablement imaginable ; elle est simplement impossible. Cette vision contraste fortement avec la vision que Gordimer expose à ce sujet dans Get a life. L'espace fonctionnel aiderait certainement à préciser des points de démarcation entre Coetzee et Gordimer.

* 135 Jean Yves Tadié, Poétique du récit, Paris, Puf, 1978, p. 47.

* 136 Georges Gusdorf, Mythe et Métaphysique, Paris, Flammarion, 1953, p. 48.

* 137 Yves Reuter, Introduction à l'analyse du Roman, op.cit., p. 55.

* 138 Roland Barthes, « l'effet de réel » in Gérard Genette et Tzvetan Tiodorov (s/d), Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 89.

* 139 Costello (John Aloysius) : homme politique Irlandais (1891-1976) qui fit abroger la loi sur les relations extérieures et rompit les derniers liens de l'Irlande avec le Commonwealth. Au sujet d'Elizabeth, nous avons répertorié 13 entrées dans Le Petit Larousse Illustré (1976). Nous avons voulu nous arrêter sur Elizabeth Ière (1533-1603) : Reine d'Angleterre et d'Irlande, fille d'Henri VIII et d'Anne Boley. Souveraine énergique et autoritaire, elle rétablit l'anglicanisme, fit périr sur l'échafaud Marie Stuart... Elle protégea les lettres, les arts, le commerce, et favorisa la colonisation de la Virginie. La raison est que Costello écrit à Francis Bacon à la fin du volume, ce roi a existé au même siècle qu'Elizabeth Ière.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera