4.4.3.2. « Tu es quelqu'un qui réfléchit
»
La précarisation n'est pas qu'économique, elle
concerne aussi - c'est un corollaire - les conditions de travail. Et ces
conditions sont, en substance, un travail à la chaine. Ce que nous
nommerons le << Syndrome Jean-Pierre MARTIN » 238.
Bertrand HENNE s'en inquiète, de ces conditions de
travail : << A RTL, certains journalistes font 2-3 sujets dans les JT. Ca
veut dire qu'ils lisent les dépêches, et qu'ils font vite un truc.
Ils ont pas le temps de donner un coup de fil, d'avoir l'avis de
spécialistes, de se retourner, de lire un journal vraiment de
manière profonde ».
Et d'ajouter que, là aussi, ce sont << des pratiques
qui ont tendance à se multiplier, même à la RTBF »
239.
236 Entretien avec Isabelle PHILIPPON, Op. Cit.
237 Entretien avec Pierre EYBEN, 1er Avril 2009, Bruxelles.
238 Jean-Pierre MARTIN est un journaliste de RTL TVI, en charge
de l'international pour le Journal Télévisé.
239 Entretien avec Bertrand HENNE, Op. Cit.
Isabelle PHILIPPON va plus loin encore, racontant ses recherches
pour un nouveau travail, après son éviction du Vif.
Elle était, à l'époque, en contact avec
des gens de RTL, qui lui disaient << On ne va jamais te prendre parce que
tu es quelqu'un qui va fouiller, qui réfléchit. Ca prend
fatalement plus de temps, en raison de ta déontologie. Chez nous, les
jeunes ne font qu'abattre du boulot, c'est tout ce qu'on leur demande. En trois
minutes, ton truc est monté et tu passes à autre chose ».
Et Philippon de conclure : << Les journalistes produisent
et c'est tout, on ne leur demande pas de penser » 240.
Il y a donc une connaissance superficielle des dossiers.
Superficielle car, course contre le temps oblige, les journalistes se basent
sur un << travail de documentation se limitant le plus souvent à
la lecture des articles de presse consacrés au même sujet »
241. Et sur leurs apriori au sujet, par exemple, du monde ouvrier
242 (des apriori peu flatteurs, on l'a vu).
Cela fait que les journalistes se rendront plus difficilement
compte, tout simplement, du mal qu'ils font à telle cause, tel parti.
Comme le dit Pascal DURAND, les << contraintes de temps
[sont] objectivement propices au recyclage de pensées toutes faites
». Après tout, << La pensée exige du temps »
243. Or, comme on le voit, lesdites contraintes se font de plus en
plus fortes.
Pour Pierre BOURDIEU, dans un tel contexte, seuls peuvent se
déployer les << fast-thinkers ». Ces derniers pensent par
idées reçues, ces << idées reçues par tout le
monde, banales, convenues, communes », avec lesquelles << La
communication est instantanée, parce que, en un sens, elle n'est pas
»...Alors que, << A l'opposé, la pensée est subversive
: elle doit commencer par démonter les idées reçues et
elle doit ensuite démontrer ». Démontrer, << Ca prend
du temps, il faut dérouler une série de propositions
enchainées par des donc, en conséquence, cela dit,
étant
240 Entretien avec Isabelle PHILIPPON, Op. Cit.
Finalement, elle fut engagée par RTL TVI, à
l'occasion du scrutin de 2009.
241 BOURDIEU P., Contre-feux. Propos pour servir à la
résistance contre l'invasion néolibérale, Op.
Cit., page 82.
<< Course contre le temps », mais aussi, à
reprendre une formulation de François HEINDERYCKX, << course pour
l'espace ». Ainsi, selon François RUFFIN, << Loin de nous
handicaper, une absolue méconnaissance des sujets est un
véritable atout. Un savoir incongru risquerait de parasiter notre
synthèse : la complexité nous envahirait et nous
déborderions du format, dépasserions la minute, voire les une
minute quinze » (Source : RUFFIN F., Les petits soldats du
journalisme, Les Arènes, Paris, 2003, page 51).
242 GREUTER M. in MERMET D., << François Ruffin :
Les petits soldats du journalisme », Op. Cit.
243 DURAND P., La censure invisible, Op. Cit.,
pages 50-51.
entendu que... » 244. Du temps qui n'est
pas disponible.
En raison de la précarité, pas de vagues et pas
de temps. Cela vient se rajouter, pour n'évoquer que des
éléments de notre point 4.4, à l'écrémage,
à la mise à l'écart et aux origines familiales.
Il est maintenant temps de faire le point, de conclure ce
Mémoire.
244 BOURDIEU P., Sur la télévision,
Op. Cit., pages 30-31.
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