4.4.3. Précarisation pour pré
carré
Rentre aussi en ligne de compte la précarité de
l'emploi, à laquelle les journalistes n'échappent pas
231. Une précarité qu'on dira à double
dimension : économique et liée aux conditions de travail.
4.4.3.1. Une armée de réserve
Pour Pierre BOURDIEU, cette première dimension <<
s'inscrit dans un mode de domination d'un type nouveau, fondé sur
l'institution d'un état généralisé et permanent
d'insécurité visant à contraindre les travailleurs
à la soumission, à l'acceptation de l'exploitation >>
232.
Et cette précarisation est visible par un <<
appoint de pigistes ou de stagiaires, qui peuvent être portés
à donner des gages de bonne volonté >>, des gages prenant
la forme d'une << conformité aux attentes implicites de leurs
employeurs >> 233.
Bertrand HENNE confirme l'appoint, et ce qu'il qualifie d'
<< appauvrissement >> : << Les conditions économiques
dans lesquelles travaillent les journalistes évoluent pas dans le bon
sens : On a des contrats précaires, les pigistes sont de plus en plus
nombreux, les faux indépendants sont mal payés, ... Les
journalistes, on leur demande de faire de plus en plus de choses, d'aller de
moins en moins loin dans leurs spécialisations >>.
Quant à sa maison, Reyers, elle n'est pas l'exception
confirmant la règle : << La RTBF emploie plus de pigistes que
jamais, a plus de contrats contractuels, nomme moins les gens >> 234.
Il y a donc une précarisation, et elle est possible
à instaurer par le fait que, comme le raconte un dénommé
Jean-Louis, << Le marché du travail est tel que, on me l'a fait
sentir, il y a cinquante personnes qui attendent à la porte pour une
place >>, ce qui fait que << On embauche ceux qui ont
l'échine la plus souple >> 235.
231 Notons au passage que, par-dessus le marché, une
certaine paresse est parfois aussi à pointer du doigt. Gérard DE
SELYS raconte : << 750 journalistes accrédités à la
Commission Européenne. Je l'ai été pendant trente ans,
j'ai dénoncé plusieurs scandales majeurs. Je leur disais [NDLR :
à ses collègues] : << Je passe ça sur l'antenne,
j'ai le dossier à votre disposition >>. J'en ai toujours eu deux,
les mêmes, Italiens, qui venaient voir, et qui ne faisaient pas suite
nécessairement dans leurs propres journaux. Quand j'arrivais à un
Conseil des Ministres, tous mes collègues venaient vers moi en disant
<< Si t'es là, c'est qu'ils vont prendre une décision. Tu
peux nous expliquer ce qui va se passer ? >> << Mais pourquoi vous
ne lisez pas les propositions de directives, toute la littérature qu'il
y a autour ? C'est comme ça que vous comprenez >> << Oh non,
c'est trop >>, et ils retournaient jouer aux cartes et boire leurs
bières >> (Source : Entretien avec Gérard DE SELYS,
Op. Cit.).
232 BOURDIEU P., Contre-feux. Propos pour servir à la
résistance contre l'invasion néolibérale, Op.
Cit., page 99.
233 DURAND P., La censure invisible, Actes Sud,
Collection << Un endroit où aller >>, Arles, 2006, page
50.
234 Entretien avec Bertrand HENNE, Op. Cit.
235 ACCARDO A., Journalistes précaires, journalistes
au quotidien, Op. Cit., page 610.
Pour Isabelle PHILIPPON, l'utilité de la
précarisation économique pour les responsables de médias,
c'est que << Ca permet de faire son projet sans avoir des emmerdeurs
autour qui disent Ce n'est peut-être pas la meilleure
idée ». Car, évidemment, << Quand on est
journaliste indépendant, on ne la ramène pas. On la boucle, on
n'est pas en situation de ... » 236.
Sur le sujet, Pierre EYBEN a une anecdote : << On fait
une conférence de presse sur HuyWaremme, circonscription où on
présente une liste. Le journaliste [de La Meuse] vient, et
à un moment me dit Il faut vraiment qu'on fasse la photo, faut que
j'y aille parce que je vais vendre des frites après. Moi je croyais
que c'était une blague, et puis il insiste ; Pour arrondir ses fins de
mois, il vend des frites » 237.
Comment demander à un journaliste dans une telle situation
de remettre en cause, de faire des vagues ?
En bref, censure et surtout autocensure s'exerceront d'autant
plus facilement qu'une épée de Damoclès est suspendue au
dessus de la tête des journalistes.
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