SECTION II: CONTENU ET IMPLICATIONS DU CONCEPT
Le concept de développement durable faute de n'avoir
été bien systématisé par ses promoteurs et ses
défenseurs ne présente pas un contenu précis et stable.
Pour ne parler que du rapport BRUNDTLAND, celui-ci renferme près de six
définitions. Certains groupes d'intérêt qui adhèrent
au concept lui confèrent quelquefois un sens qui est loin d'être
celui défendu dans le rapport.
S'agissant des implications nous pouvons dire que les
mêmes causes ont donné les mêmes effets. En outre, il y a
tellement d'implications qu'on arrive à se demander si chaque Etat
soucieux d'opter pour un développement durable aura les moyens d'en
faire une application effective.
PARAGRAPHE I: LE CONTENU DU CONCEPT
Parvenir à une définition de
développement durable qui serait acceptée par tous, reste un
défi que se doivent de relever tous ceux qui sont engagés dans le
processus de développement. En effet, ce concept a fait l'objet de tout
un foisonnement d'interprétations. J PEZZEY(10) dans son
ouvrage intitulé Economic analysis of sustainable development,
a recensé plus de soixante définitions du concept dans la
littérature économique contre six dans le rapport de la CMED. De
ce fait le concept apparaît donc à la fois iou et peu convainquant
car la multiplicité de définitions ouvre le champ à qui le
veut de faire une interprétation du concept allant dans le sens de ses
propres intérêts,
(10) Economic analysis of sustainable
development, the world bank, Mars 1989,
laissant entrevoir quelques fois des visés
idéologiques dont est porteur le concept.
A- LE PROBLEME DE LA MULTIPLICITE D'INTERPRETATIONS
Pendant que les Etats parvenaient difficilement à jeter
les bases d'une négociation mondiale (à l'occasion de la
conférence de Rio), le monde des entreprises se saisissait du concept de
développement durable pour baliser le terrain et influencer le contenu
même des discussions. Regroupés autour de M. Stephan SCHMIDHIENY,
conseiller de M. STRONG, le business council for sustainable development,
composé de 50 chefs de grandes entreprises a mené depuis 1990 une
réflexion qui a abouti à la publication d'un manifeste
présenté publiquement à Rio de Janeiro le 29 Mai 1992,
c'est-à-dire quelques jours avant l'ouverture de la conférence:
Changer de cap, réconcilier le développement de l'entreprise
et la protection de l'environnement, Dunod, Paris, 1992. Cet ouvrage se
propose de préciser le contenu d'un développement durable et de
faire connaître les nombreuses actions déjà menées
par les industriels pour préserver l'environnement(11).
La lecture de cet ouvrage nous a permis de déduire
qu'il s'agit à la fois d'une adhésion au développement
durable et une tentative d'édulcoration de ce concept. En effet, sans
ambiguïté le BCSD déclare "En tant que dirigeants
d'entreprises, nous adhérons au concept de développement durable,
celui qui permettra de répondre au besoin de l'humanité sans
compromettre les chances des générations futures". On
retrouve la définition officielle ainsi que les
présupposés de celle-ci; cette définition démontre
le caractère indissociable de la croissance économique et
l'impératif de sauvegarde de l'environnement.
(11) HARRIBEY Marie, op cit, page 172.
L'édulcoration du concept vient de ce que la vision
patronale tente d'esquisser une nouvelle éthique vis à vis de
l'environnement, mais elle manque en fait son objectif, parce qu'elle
réduit le contenu du concept et se livre à un véritable
plaidoyer en faveur du libéralisme. Le sous titre du manifeste du BCSD
est évocateur: réconcilier le développement de
l'entreprise et la protection de l'environnement. On remarque que la prise en
compte de cette réconciliation prime celle de l'environnement et du
développement des pauvres(12).
Cette démonstration nous permet de comprendre
jusqu'à quel point la multiplicité des définitions du
concept de développement durable peut conduire à en
atténuer le contenu même.
Au stade actuel des débats, le concept paraît iou
et peu convainquant, nous l'avons dit, car dans la multiplicité des
définitions que nous avons évoquées se profilent plusieurs
catégories d'acceptions. Ainsi, on peut se permettre de dire que le
concept de développement durable présente une vision
"écocentrée" et "anthropocentrée"; suivant qu'elles se
donnent pour objectif essentiel la protection de la vie en
général (et donc de tous les êtres, du moins ceux qui ne
sont pas encore condamnés) ou le bien être de
l'homme.(13) Cette divergence prouve à suffisance la
difficulté des références conceptuelles
proposées.
Cependant, en dehors des difficultés nées de la
multiplicité des définitions, on peut toutefois admettre qu'une
analyse minutieuse de ces définitions laisse entrevoir le plus souvent
une certaine convergence, notamment par rapport aux droits des
générations futures, donc du principe de
(12) ibdem,
(13) Christian COMELIAU, Développement du
développement durable, ou bloccage conceptuel? revue tiers
monde, n°137, 1994, page 61
la protection de l'environnement. C'est pour cette raison que
nous allons nous appesantir uniquement sur la définition officielle du
rapport BRUNDTLAND, c'est-à-dire un développement qui
répond aux besoins des générations du présent sans
compromettre la capacité des générations futures de
répondre aux leurs.
Mais au-delà de ce qui vient d'être dit, le
développement durable ne renferme t-il pas un autre sens? Est-il
réellement le résultat d'un monde dont la prise de conscience des
questions de l'environnement se doit de primer tant d'autres? Nous tenterons de
répondre à ces questions, mais déjà, et sans
ambiguïté nous pensons qu'au-delà de ses visées
environnementalistes pour lesquelles plusieurs défenseurs de la nature
continuent à se battre et à y consacrer leur temps et leur
énergie, le développement durable renferme des intentions
idéologiques.
B- LES VISEES IDEOLOGIQUES DU CONCEPT DE
DEVELOPPEMENT DURABLE
Selon Serge LATOUCHE, Le développement durable est le
dernier gadget idéologique de l'occident(14). Pour le
comprendre, il suffit de se demander si c'est l'environnement ou le
développement qu'il s'agit de rendre durable. De cette question
naît déjà un certain doute dans l'esprit de qui veut
comprendre l'autre sens du développement durable. Certes, les exemples
de compatibilité du développement durable avec l'environnement ne
manquent pas, mais il ne faut pas se leurrer pour autant; ce n'est pas
l'environnement qu'il s'agit de préserver, il est au contraire question
avant tout du développement, de la croissance qu'il faut maintenir dans
le temps. De ce point de vue le développement durable est un concept
alibi(15); car en cherchant à faire croire
(14) Le développement durable, un
concept alibi, revue tiers monde, n° 137, 1994, page 77
(15)Serge LATOUCHE op;cit page 80
que c'est pour l'environnement que l'on se bat, plusieurs
théoriciens et hommes de terrain arrivent à camoufler leur lutte
pour le salut du développement ce qui en principe n'est pas mal. Le
problème c'est que cette réalité n'est pas
expliquée au pays en développement qui n'ont pas encore une
infrastructure économique à maintenir dans le temps. Dans les
différentes interprétations du concept de développement
durable, l'on met toujours en avant l'aspect environnemental ou
l'héritage des générations futures. Le but de cette
entreprise est de dissuader la démarche des pays en développement
et en grande partie ceux d'Afrique qui veulent suivre le schéma de
développement occidental et soutenir par la suite ce
développement.
En tout état de cause, le développement durable
tel que défini n'a rien à apporter aux Africains qui n'ont pas de
développement à soutenir, étant encore au stade de
sous-développement, à moins que le but de celui-ci soit de rendre
durable ce sous-développement dans lequel végète
l'Afrique.
Le souci premier des pays industrialisés et des
industriels au premier chef est le développement qui doit être
"entretenu" au risque de s'arrêter et d'être emporté par la
présente crise. Et comme cette durabilité du développement
ne peut être atteinte que par la prise en considération de
l'environnement entendu comme cadre dans lequel le développement tire
ses ressources, l'on fait croire à l'opinion que c'est prioritairement
pour l'environnement que l'on se bat.
Plusieurs déclarations des grands milieux industriels
peuvent corroborer l'idée selon laquelle le développement durable
est un concept alibi. Jean Marie Van ENGELESHOVEN un des directeurs de la shell
déclare: "Le monde industriel devra savoir répondre aux
attentes actuelles s'il veut de façon responsable, continuer à
créer dans le future de la richesse". On peut
aussi lire dans les colonnes des rapports de la banque
mondiale consacrées à l'environnement que " une gestion
prudente de l'environnement est un fondement du processus de
développement". Mieux encore, le directeur d'une chaîne de
grands magasins anglais affirme "C'est une nouvelle façon d'aborder
les affaires, pas seulement une question de répondre aux consommateurs
verts. Nous avons besoin de le faire pour rester attractif auprès de nos
partenaires, nos actionnaires, et de nos employés. Ceux qui
n'adopteront pas cette approche perdront la course."(16)
L'idée ici est de faire en sorte que le développement et plus
exactement la production se perpétue, et cela ne peut se faire que par
une nouvelle façon de gérer l'environnement.
Le rapport BRUNDTLAND qui a mis sur orbite le concept de
développement durable renferme aussi une certaine ambiguïté
quant au sens à donner au concept. Ainsi à la page n°10, on
peut lire: " Pour que le développement durable puisse advenir dans
le monde entier, les nantis doivent adopter un mode de vie qui respecte les
limites écologiques de la planète". Il s'agit d'une
conception dont le souci premier est la préservation de l'environnement.
Cependant, un peu plus loin, on trouve une autre conception contraire à
la première: "Etant donné les taux de croissance
démographique, la production manufacturière devra augmenter de
cinq à dix fois uniquement pour que la consommation d'articles
manufacturés dans les pays en développement puisse rattraper
celle des pays développés". On peut dire qu'ici, ce n'est
pas tant la nature que l'on cherche à rendre durable mais plutôt
le développement.
En 1991, Vandana SHIVA avait déjà dit que le sens
du concept sustainability pouvait conduire à de glissement
désastreux, car il y a un autre
(16) Cité par serge LATOUCHE, in
Green magazine, Mai 1991, voir aussi
l'économie à l'épreuve de l'écologie,
Paris, Hatier collection"enjeux", 1991, page 24-25.
sens dangereux qui peut être donné à
sustainable, ce sens se réfère non à la durabilité
de la nature, mais bien au contraire à celle du développement
devaitil ajouter(17)
Pour notre part, nous pensons qu'il ne s'agit pas d'un
glissement désastreux mais bien au contraire d'une manifestation claire
de la position du monde industriel qui, conscient des limites actuelles des
ressources naturelles non renouvelables, notamment, a
récupéré par nécessité les bonnes intentions
des militants écologistes afin d'assurer la durabilité du
développement. Ainsi les environnementalistes qui pensaient reculer le
développement par le slogan développement durable sont en retour
pris dans leur propre piège; car en vidant le développement de
toute logique économique qui l'a engendré, le slogan de
développement durable permet à celle-ci de se loger
subrepticement dans le creux du songe. Et comme, en tout état de cause
cette logique est celle des dures contraintes de la réalité
ambiante, elle refait surface et transforme le rêve en
cauchemar.(18)
Toutefois, même si le concept de développement
durable renferme des présupposées économico-politiques
comme on vient de le voir, l'environnement reste le plus grand
bénéficiaire du fait que pour la première fois dans le
monde il sera traité avec beaucoup plus d'égards.
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