B- PORTEE ET LIMITES DES THEORIES DOMINANTES
Ce paysage intellectuel très dense ne s'est pas
simplifié ces dernières années. Toutefois chacune de ces
clés de lecture a gardé une certaine pertinence en dépit
de certaines critiques qui peuvent être portés à
chacune.
Tout d'abord commençons par les mérites de
chacune d'elles.
Les considérations réalistes d'influence
s'affichent plus libres encore qu'au cours de la décennie
précédente. La France lie ainsi explicitement aide au
développement et influence nationale. Les Américains allouent de
manière manifeste des volumes majeurs de leur aide aux pays signataires
des accords de Camp David, mais aussi par le passé à des pays
comme l'ancien Zaïre ou la Somalie.
En effet, comme le note Van de Walle et johnsthon (1999),
à l'époque de la Guerre Froide, de nombreux décideurs
Américains considéraient l'aide au développement comme un
outil essentiel de politique étrangère pour lutter contre le
Communisme international. Les principaux alliés américains en
Afrique à l'instar du Zaïre ou la Somalie ont reçu une part
disproportionnée de l'aide américaine. Aussi depuis la signature
des Accords de Camp David, l'aide américaine octroyée à
l'Egypte a été maintenue à un niveau élevé
pour des considérations politiques (Van de Walle et Johnsthon, 1999
:101).
La grille néomarxiste, elle, reste confortée
par le fait que, les ex-puissances coloniales continuent de consacrer la plus
grande partie de leur aide bilatérale à leurs anciennes colonies.
La France par exemple continue-t-il à axer ses programmes d'aide au
développement sur ses anciennes possessions coloniales en Afrique
où elle conserve tout un ensemble d`intérêts (commerciaux,
militaires, politiques ...). Pour y parvenir elle doit entretenir une classe
dirigeante locale inféodée à sa cause qui lui servent de
tête de pont. L'aide ici est octroyée en terme de gratification
récompensant la loyauté de cette dernière envers
l'ancienne métropole. C'est qui expliquerait le dévoiement de
l'aide qui ne profite pas aux populations locales nécessiteuses,
destinataire premier de l'aide, leur laissant dans une situation
précaire sans cesse croissante.
Le raisonnement néolibéral, quand à lui,
à pris une importance considérable avec la formalisation et la
diffusion de la théorie des biens publics mondiaux. Apparue en effet
dans les débats internationaux à la fin des années 1990,
la notion de bien public mondial en constitue un thème important. Cette
notion au sens de Marniesse (2005), renvoie à des préoccupations
d'intérêts communs pour l'humanité dans un contexte
marqué par des interdépendances croissantes entre pays, souvent
dangereuses pour l'avenir de la planète parce que ni les marchés,
ni les politiques nationales ne sont en mesure de les gérer
correctement.
Dans sa relation avec l'APD, il est à noter que si
dernière s'inscrit dans une relation Nord/Sud clairement empreinte des
considérations globales, elle a par souci de « durabilité
», besoin d'être accompagnée d'une production de BPM. Elle
peut ainsi venir en appui de la production de ceux-ci, en finançant des
actions de développement intégrées à la
chaîne de production de BPM comme le financement de dispensaires dans la
lutte contre le SIDA, ou le soutien à l'activité
économique d'acteurs touchés par des programmes de lutte contre
le réchauffement climatique.
Le paradigme libéral, lui, peut toujours observer que
l'aide "liée" n'a toujours pas disparu ou encore que la conception de
l'aide alimentaire (américaine notamment) n'est pas
étrangère aux intérêts du secteur agricole des pays
donateurs. Certains donateurs refusent en effet d'accorder une aide aux
secteurs dans lesquels leurs intérêts commerciaux sont en
concurrence avec ceux du bénéficiaire. Aux Etats-Unis par
exemple, l'Amendement Zorinsky, qui interdit toute aide
américaine susceptible d'augmenter les capacités des PED à
entrer en concurrence avec certains produits agricoles américains sur
les marchés internationaux, a conduit ce pays à refuser toute
aide au sous secteur d'exportation des produits agricoles, même dans les
pays où les exportations des produits agricoles représentent une
proportion importante de leur PIB et de leur commerce (Van de Walle et
Johnston, 1999 :99)
Quant à la lecture idéaliste de l'aide, elle
paraît soutenue par ces questions humanitaires (traversant aussi bien la
société civile que les institutions d'aide publique) comme par
l'intérêt que portent nombre d'acteurs du développement
pour les zones dépourvues de valeurs stratégiques ou
commerciales.
Bref, chacune de ces cinq clefs de lecture de l'aide parvient
à forger sa légitimité dans le feu de l'actualité
mais aussi dans le cadre cognitif. Toutefois malgré le mérite de
ces chefs de lecture, il n'en demeure pas moins qu'elles puissent faire l'objet
d'une critique.
La grille réaliste, malgré sa pertinence,
n'échappe pas à une critique. En effet, sa vision trop
étatiste de l'aide ne prenant exclusivement en compte l'aide
bilatérale, se trouve diluée de nos jours. En effet, on assiste
à une augmentation considérable de l'aide multilatérale
grâce à la profusion des I.F.I et même aussi l'entrée
des O.N.G dans le politique mondiale de l'aide. La conséquence en est
que l'aide bilatérale se trouve concurrencée sérieusement
par les aides multilatérales et les contributions des organismes
privés. Aussi, en faisant la part belle exclusivement aux fondements
politiques et stratégiques dans la politique d'allocation de l'aide, la
grille réaliste semble oblitérer les autres piliers qui peuvent
sous tendre l'aide internationale à savoir les fondements
éthiques, humanitaires et morales, même s'ils sont plus
prégnants dans les discours que dans la pratique. Si cela ne faisait
aucun doute durant la Guerre Froide, la fin de celle-ci a aussi
entraîné une mutation notable des principes directeurs qui sous
tendent l'aide internationale, d'autres préoccupations font surface
(crise de la gouvernance de la mondialisation, problématique des B.P.M,
dette,...) ce qui a provoqué sans doute une refonte des motivations de
l'aide internationale qui doivent désormais aller au delà des
simples motivations politico-stratégiques de l'aide. Cette refonte est
valable aussi bien du côté des donateurs que des
récipiendaires.
La grille néomarxiste de l'aide, quant à elle
se trouve aujourd'hui en difficulté. Car, s'il faut avouer que les
politiques d'aide des ex-puissances coloniales vont prioritairement vers leurs
anciennes colonies. Il n'en demeure pas moins qui à partir d'un certain
moment (notamment après les années 1990), une révisions de
la politique de coopération des Etats donateurs, ex-puissances
coloniales, s'est avérée nécessaire, tout au moins dans le
discours. C'est ainsi par exemple, qu'on assiste à une mutation de la
politique de coopération française en subsaharienne. Notamment
dès les années 1997, l'un des éléments majeurs de
cette refonte est l'élargissement de la zone géographique
d'allocation de l'aide française. On assiste en effet, à
l'abrogation du concept de "zone de champ" constitué exclusivement par
ses anciennes colonies et territoires assimilés à la
création de la Z.S.P (la Zone de Solidarité Prioritaire) qui est
un espace géographique regroupant aussi bien les anciennes colonies
françaises en Afrique, que d'autres Etats non africains et non
francophones, balayant les grandes régions sensibles confrontées
aux problèmes de développement (proche orient, Afrique, Asie du
Sud-est, Caraïbe). Ceci témoigne d'une certaine volonté de
la France de revoir sa politique d'aide qui ne doit plus
bénéficier exclusivement à ses anciennes colonies, au
regard de liens historiques qui les lient. Mais elle se doit d'être
désormais rationnelle et conditionnée par les progrès
politiques (Démocratie) et économique des pays
récipiendaires (la bonne gouvernance). La grille néomarxiste de
l'aide semble faire la part belle à l'octroi de celle-ci à
l'aune des intentions des donateurs, sans trop tenir compte des usages que
cette dernière fait l'objet au sein des récipiendaires. Elle a
une vision instrumentale de l'aide vu des donateurs d'où son
rapprochement à la « thèse du complot » sans
s'interroger sur les politiques de gestion interne de l'aide reçue, qui
aussi doit être prise en considération.
Quant au paradigme néolibéral de l'aide, en
insistant sur la diffusion de la théorie des B.P.M, sur lesquels l'aide
doit être affectée prioritairement, il semble oublier qu'un
consensus mondial n'a pas encore été trouvé sur la
définition même à donner au concept de B.P.M . En effet, la
communauté internationale, après avoir opté pour une
dénomination compliquée et peu explicite, est lente à en
donner une définition consensuelle, et à la traduire en politique
publique. En plus cette notion semble suspecte, car certains de ses
détracteurs n'y voient qu'une nouvelle invention de la mondialisation
libérale drapée de fausses bonnes intentions alors que d'autres
dans un registre différent, redoutent une entreprise de
détournement de l'aide au profit d'enjeux prioritaires pour les pays
développés (Marniesse, 2005 :3).
Le paradigme libéral de l'aide, lui, semble faire la
part belle à une privatisation croissante des politiques nationales
d'allocation d'aide pour les pays donateurs. L'aide internationale ici semble
donc obéir à une rationalité des intérêts
privés. Or cela n'est que d'apparence, car si on peut reconnaître
la prolifération et la capacité d'influence certaine des grands
lobbies privés dans la politique d'allocation d'aide, il n'en demeure
pas moins que les gouvernements donateurs de l'aide restent souverains et
acteurs majeurs dans l'orientation de leur politique nationale d'allocation de
l'aide.
Le paradigme idéaliste, enfin, prête aussi le
flanc à de sérieuses critiques. Parler d'une aide
désintéressée, répondant prioritairement à
des impératifs humanitaires et compassionnels serait à notre avis
une pure vision de l'esprit, une terrible gageure. Les considérations
néoréaliste et néomarxiste de l'aide semblent montrer le
contraire, même si on peut reconnaître l'influence certain de
certains principes moraux qui peuvent sous tendre l'allocation de l'aide, il
n'en demeure pas moins que ces considérations éthiques et
compassionnelles de l'aide restent minorées et ne sont que de
façade dans la plupart des cas.
Le présent travail s'inscrira donc autour de deux
paradigmes de l'aide. Le libéralisme et néomarxisme : dans le
cadre du premier, il sera question de considérer que l'aide
française allouée au Cameroun et au Gabon dans ces secteurs est
significativement influencée par les intérêts financiers en
terme de part de marchés que peuvent avoir certains grands groupes
industriels français exerçant dans certains de ces secteurs sus
étudiés (notamment dans les secteurs sanitaire et agricole)
Le paradigme néomarxiste quant à lui, sera
mobilisé pour montrer que "le fait colonial", quoiqu'il s'est quelque
peu dilué ces derniers temps, reste néanmoins au coeur de la
politique d'aide française au Cameroun et au Gabon. Mais l'idée
de fond sera de considérer ici la volonté certaine de la France,
vu la modicité significative des fonds qu'elle affecte à ces
deux pays dans les secteurs sus évoqués où pourtant les
besoins restent énormes,de les maintenir dans une situation d'assistanat
permanente,maintenant ainsi le lien dépendance de ces derniers
vis-à-vis d'elle. Ceci est d'autant plus pertinent que cette aide est
encore constituée majoritairement de dons...
Au-delà de ce qui précède, il
apparaît qu'au sein de ce foisonnement théorique sur l'APD, si ce
champ théorique se tient au plan cognitif, dans la pratique, on bute sur
une complexification de certains de paradigmes fondateurs de l'aide.
Après ce déblayage théorique, une
clarification conceptuelle de certaines notions s'avère
nécessaire pour pouvoir circonscrire les mécanismes de leur
opérationnalité.
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