II. TYPOLOGIE DES AFFAIRES RESSORTISSANT Ë LA
MATIéRE PÉNALE
65. Deux grandes espèces illustrent les
difficultés soulevées par les procédures mixtes. Toutes
deux ressortissent à la matière pénale car les poursuites
engagées par le requérant visent à lui infliger une
sanction pénale. Toutes deux comportent une phase administrative et une
phase pénale mais, dans la première espèce, ces deux
phases se confondent alors que, dans la seconde, elles se succèdent.
A] LE MODéLE FUNKE : APPLICABILITÉ DE
L'ARTICLE 6 AUX POURSUITES ADMINISTRATIVES FONDÉES SUR LE MANQUEMENT
Ë UNE OBLIGATION FISCALE PÉNALEMENT SANCTIONNÉE
66. La procédure pénale ne doit pas être
entendue comme ayant nécessairement pour finalité la sanction
d'une infraction pénale. Lorsque le requérant, sommé par
l'administration de produire des documents, refuse d'accéder à
cette demande, il commet un manquement que l'administration qualifie
«d'infraction fiscale»66. A priori, la sanction
d'un tel manquement sera une sanction administrative et l'on n'imagine de
procédure pénale que dans l'hypothèse oü
l'administration engagerait des poursuites devant le tribunal correctionnel du
chef de manquement à la législation fiscale, de tels manquements
s'avérant cette fois-ci constitutifs d'infractions pénales.
67. Ainsi, dans l'affaire Funke67, le service des
douanes, compétent en matière de contributions indirectes,
suspectait le requérant d'avoir commis des infractions à la
réglementation sur les relations financières avec
l'étranger. Les douanes auraient pu engager des poursuites devant le
juge correctionnel en raison de ces manquements. Préférant sans
doute étoffer le dossier d'accusation, elles firent usage de leur droit
de communication 68. Le requérant, sentant bien qu'il
n'était pas dans son intérêt de produire de telles
pièces
66 Le terme infraction est en principe
réservé aux violations de la loi pénale. En matière
administrative il est plus approprié de parler de
«manquements». Toutefois, la jurisprudence de la CourEDH leur
appliquant le même régime, «l'infraction fiscale»
devient une notion appropriée au regard de la Convention.
67 CEDH 25 février 1993 Funke c/ France. Cf.
également CEDH 04 octobre 2005, Shannon c/ Royaume -Uni pour des faits
similaires (refus de compara»tre devant les enquêteurs financiers
sanctionné par une amende et une peine légère
d'emprisonnement) et une solution identique (sanction qualifiée de
pénale bien qu'infligée par l'administration).
68Article L 81 du Livre des procedures fiscales
(ci-après LPF).
(susceptibles d'étoffer le dossier d'accusation),
refusa d'accéder à cette demande et fut sanctionné de ce
chef par l'administration. Pour s'opposer aux arguments du requérant
invoquant une violation sur le fond de l'article 6 (non respect de son droit
à ne pas s'autoaccuser), le gouvernement soulève une exception
d'irrecevabilité tirée du défaut d'applicabilité de
cet article: aucune poursuite pénale n'aurait été
engagée contre M. Funke pour infraction à la
réglementation sur les relations financières avec
l'étranger; le gouvernement francais estime donc que seul cet aspect de
la procédure aurait pu ressortir à la «matière
pénale» au sens de la Convention.
68. La CourEDH note que Ç les griefs formulés
par le requérant sur le terrain de l'article 6 visent une tout autre
procédure, relative à la production de documents È, et
écarte l'exception. Abordant la question de front, elle estime qu'il
convient de décider si la sanction infligée par les douanes au
requérant ressortit à la matière pénale. Cependant,
sa réponse dans cet arrét est pour le moins abrupte: n'examinant
pas plus avant la question de l'applicabilité de l'article 6, elle
poursuit avec la constatation du bien-fondé des griefs et mentionne la
Ç condamnation pénale du requérant pour refus de produire
des documents È. Il faut en déduire que la sanction prévue
par le LPF pour manquement à l'obligation administrative de
déférer à la demande de communication de pièces est
une sanction pénale, au sens de la jurisprudence de la CourEDH.
69. Le raisonnement est implicitement le suivant : le droit
francais prévoit que le refus de déférer à une
demande de communication de pièces expose le requérant à
une amende d'un montant élevé; une telle sanction, en raison de
sa nature et de sa gravité, ne tend pas à la réparation
pécuniaire d'un préjudice mais a un caractère
essentiellement pu nitif et dissuasif; les poursuites exercées par
l'administration fiscale exposant le requérant à une condamnation
pénale, ce dernier est bien accusé d'une infraction «en
matière pénale» au sens de l'article 6; il est donc
fondé à invoquer sur le fond une violation de son droit à
ne pas s'autoaccuser.
70. Il peut donc y avoir «accusation en matière
pénale» dans le cadre d'une procédure engagée par
l'administration pour manquement à une obligation administrative. Les
exigences de l'article 6 sont également applicables au second
modèle de procédure dite «mixte».
B] LE MODéLE SAUNDERS : APPLICABILITÉ DE
L'ARTICLE 6 AUX POURSUITES PÉNALES FONDÉES SUR LES PREUVES
RECUEILLIES LORS DE L'ENQUæTE ADMINISTRATIVE PRÉALABLE.
71. L'article 6 est en principe
inapplicable à une enquête
administrative69, par conséquent les enquêteurs peuvent
recourir impunément au cours de cette enquête, sous réserve
des autres dispositions de la ConvEDH, à des méthodes qui, si
elles étaient utilisées en matière pénale, seraient
constitutives d'une violation du droit de ne pas s'autoaccuser.
Certes, les enquêteurs de l'administration ne peuvent
échapper au contrôle de la Cour lorsqu'ils infligent une sanction
assimilable à une sanction pénale70, mais il ne faut
pas oublier que les enquêtes fiscales permettent de constater des faits
constitutifs d'infractions pénales.
72. C'est précisément l'hypothèse de
l'affaire Saunders71. L'administration fiscale anglaise, le DTI,
avait exercé l'équivalent du droit de communication des
administrations francaises à l'encontre du requérant. Ce dernier
avait obtempéré et fourni les documents, lesquels furent admis
comme preuves à charge lors de son procès pénal
ultérieur. Puisque le requérant avait consenti à
communiquer les pièces demandées, aucune sanction pénale
n'avait été prise contre lui au cours de l'enquête
administrative. Celle-ci échappait donc complètement au champ
d'application de l'article 6. En revanche, la procédure pénale
subséquente ressortit à la matière pénale et se
trouve donc soumise au contrôle de la CourEDH.
73. C'est ici l'étendue du contrôle de la Cour
qui pose une difficulté. En effet, considérer que les deux phases
sont distinctes serait irréaliste et reviendrait à priver le
requérant de toute possibilité d'invoquer l'article 6 dans une
procédure qui aboutit, in fine, à sa condamnation
pénale sur le fondement d'un manquement administratif constaté
par des moyens qui auraient été contraires à la Convention
s'ils avaient été utilisés pour constater une infraction
pénale. D'un autre côté, la CourEDH ne peut examiner la
recevabilité dans le cadre de la procédure pénale
ultérieure des éléments recueillis au cours de
l'enquête administrative, sans s'immiscer
dans des questions d'admissibilité de la preuve qui
ressortissent à la compétence exclusive du juge
national72.
74. Prenant au mot le gouvernement dans l'affaire Saunders, qui
estimait qu'une protection suffisante était offerte au requérant
par le pouvoir du juge d'écarter les éléments de preuve
irréguliers, la CourEDH décide Çqu'elle se
préoccupera donc seulement, en l'espèce, de l'usage qui a
été fait dans la procédure pénale des
déclarations pertinentes du requérant È. Le repli n'est
qu'apparent et l'on verra que la formule employée permet en
réalité, à l'occasion de l'examen au fond du respect du
droit de ne pas s'autoaccuser, de contrôler les éléments de
preuve recueillis lors de la phase administrative de la procédure.
75. La notion de matière pénale est ainsi
largement définie et un grand nombre de requérants semble, au vu
de cette seule condition, admis à invoquer une violation du droit de ne
pas s'autoaccuser. Le critère adopté, la sanction pénale,
ressemble beaucoup à celui qui caractérise la seconde condition
exigée, l'existence d'une accusation, ce qui ne va pas dans le sens
d'une restriction du domaine de l'article 6. Pour déterminer s'il y a eu
accusation en matière pénale, la CourEDH s'attache à la
notion d'accusé, mais la définition qu'elle en donne n'est pas
satisfaisante puisqu'elle la conduit à se montrer étonnamment
plus tolérante envers certains participants à la procédure
et plus sévère envers d'autres.
SECTION DEUXIéME: LA QUALITÉ
D'ACCUSÉ D'UNE INFRACTION
76. La notion d'accusé est connue, qui a
été définie par la Cour en tant que condition
d'application générale de l'article 6 à une espèce,
sans qu'il soit particulièrement question du droit de ne pas
s'autoaccuser. Mais précisément, la définition
européenne classique de l'accusation n'est pas parfaitement transposable
aux affaires dans lesquelles ce droit est mis en cause et elle a dü
être réaffirmée dans le contexte particulier d'une
requête en violation du droit de ne pas s'autoaccuser
(I). En particulier, il a fallu déterminer si ce
contexte permettait de faire entrer le témoin dans la catégorie
d'accusé (II). En revanche, la question n'ayant
72 Sur ce point, infra n133.
jamais été soulevée devant la Cour, la
situation des personnes morales au regard du droit de ne pas s'autoaccuser
reste encore inconnue à ce jour (III).
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