II. LA RECHERCHE D'UN FONDEMENT
CONVENTIONNEL
33. S'il est loisible à la CourEDH, à la
lumière du contexte intellectuel, de retenir une interprétation
extensive des textes de facon à en tirer les principes du droit de ne
pas s'autoaccuser, encore faut-il identifier le fondement textuel adapté
à une telle manipulation. L'article 6 ConvEDH, et notamment la notion de
«procès équitable» qu'il consacre, sera, malgré
la confusion de la Cour à ce sujet, le fondement certain du droit de ne
pas s'autoaccuser (A). D'autres articles sont parfois invoqués par les
requérants, et jouent un rTMle plus ou moins important dans le contrTMle
du respect du droit de ne pas s'autoaccuser (B).
A] CERTITUDE ET CONFUSIONS :L'ARTICLE 6 COMME FONDEMENT DU
DROIT DE NE PAS S'AUTOACCUSER
34. L'article 6 est assurément le fondement juridique
des décisions de la CourEDH. Il consacre le droit à un
procès équitable, notion qui sert de porte d'entrée dans
la Convention au droit de ne pas s'autoaccuser. Cependant, si l'on s'en tient
à la lettre du texte, plusieurs exigences distinctes concourent au
procès équitable et sont réparties dans autant de
paragraphes.
La Cour n'est pas ici très rigoureuse, et s'il est
clair que les dispositions de l'article 6 n'ont pas toutes la méme
valeur, il est difficile de déterminer si le droit de s'autoaccuser
s'intègre dans le paragraphe 1, le paragraphe 2, ou le paragraphe 3-c de
l'article 6.
1) Le fondement certain, l'article 6 et le droit à un
procés équitable
35. Si l'on s'en tient à la présentation des
dispositions de la Convention, l'article 6 dans son ensemble fonde le droit
à un procés équitable : « Article 6 : Droit
à un procès equitable ». Il faudrait donc
comprendre que les paragraphes suivants sont des exigences particuliéres
que les Etats doivent satisfaire afin de prétendre garantir le respect
du droit à un procés équitable dans leur ordre interne.
Quoi qu'il en soit, la simple référence
à cette notion permet à la CourEDH d'ériger le droit de ne
pas s'autoaccuser en regle conventionnelle. Ainsi que l'indique L.-E.
Pettiti32, on sait que l'interprétation extensive de la
notion du droit à un procés équitable lui permet de
développer des garanties non expressément prévues par la
Convention. Cette manipulation est d'autant plus aisée en ce qui
concerne le droit de ne pas s'autoaccuser, que cette notion est tirée de
principes généraux du droit qui répondent à un
souci d'équité, d'équilibre entre les parties au sein
d'une procédure pénale . La Cour peut ainsi installer ce droit
« au coeur de la notion de procés équitable ».
Il ne s'agit toutefois pas ici d'une simple
interprétation ; la Cour reconna»t, implicitement, qu'elle fait
oeuvre créatrice. Les normes internationales, dont elle prétend
s'inspirer pour incorporer le droit de ne pas s'autoaccuser au sein des
dispositions de l'article 6, sont en effet muettes sur les limites de ce
droit33. C'est donc à la CourEDH qu'il revient de
définir le contenu et les contours du droit de ne pas s'autoaccuser. Ce
n'est plus ici de l'interprétation, nécessairement
déclarative, mais de la construction, puisqu'elle rajoute alors à
la lettre du texte.
36. Le droit de ne pas s'autoaccuser a donc pour fondement
certain la notion de procés équitable. Toutefois, il est
difficile d'identifier ce fondement avec plus de précision, car si le
texte de la Convention fait référence à
l'équité dans l'intitulé général de
l'article 6, cette notion n'est plus reprise ensuite que par le paragraphe 1 et
ne se retrouve dans aucun des paragraphes suivants.
32 Droit au silence, p.136,
précité.
33 Cf. CEDH 8 février 1996, John Murray c/
Royaume-Uni, § 47.
2) Le fondement récurrent, l'article 6§1
37. L'article 6§1 sert de base juridique à
l'intégralité des décisions de la Cour relatives au droit
de ne pas s'autoaccuser. Les solutions adoptées ne sont pas toujours
fondées exclusivement sur ce paragraphe, mais elles le sont toujours au
moins pour partie. L'article est donc autonome par rapport aux paragraphes 2 et
3-c, et peut justifier à lui seul une décision relative au droit
de ne pas s'autoaccuser, ainsi que l'attestent les termes employés par
la CourEDH, laquelle statue fréquemment sur des griefs
<<tirés de l'article 6§1 pris isolément
È34.
L'explication est relativement aisée : dans l'esprit
de la Cour, ce paragraphe est celui qui consacre véritablement le droit
à un procès équitable. Certes, les autres paragraphes
participent à cette notion, mais le paragraphe 1 en est le centre
névralgique.
La Convention elle-même laisse la porte ouverte
à cette interprétation, son article 6§1 disposant que
<<toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable,
(É) È. Pour autant, il ne faut pas en déduire que ce
paragraphe occupe une place prépondérante parmi les exigences du
procès équitable. Les deux paragraphes suivants, notamment, sont
d'une importance considérable, et jouent même un rTMle crucial
quant au droit de ne pas s'autoaccuser, plus encore que le paragraphe 1. Par
rapport à ce droit, tout se passe comme si le paragraphe 1 ne concernait
que son champ d'application, alors que les paragraphes 2 et 3-c auraient trait
à son contenu même.
Pourtant, la CourEDH rappelle régulièrement que
le droit à un procès équitable est garanti par le
paragraphe 1 et que les exigences des paragraphes 2 et 3-c de l'article 6 en
représentent des aspects particuliers35. Au final, la
confusion n'est que peu dommageable pour le justiciable, puisque les
mêmes droits lui seront garantis, que ce soit au titre d'un paragraphe
particulier ou du seul paragraphe 1.
38. Néanmoins, en procédant de la sorte, la
Cour contribue à faire du paragraphe 1 un article fourre-tout, qui
absorbe les deux autres et les prive ainsi de toute autonomie; tout est dans
tout, au détriment du sens propre des textes et dans la confusion la
plus totale. On aboutit, par exemple, au résultat surprenant que
l'article 6§2 est devenu un fondement surabondant des requêtes et
pourrait tout aussi bien être supprimé du texte de la
Convention,
alors pourtant qu'il consacre un élément central du
droit de ne pas s'autoaccuser, la présomption d'innocence.
3) Le fondement surabondant, l'article 6§2
39. La théorie de la preuve est l'un des
éléments du contexte idéologique dans lequel se le ne
s'autoaccuser 36
situe droit de pas . Or la preuve, en matière
pénale, est étroitement liée à
la présomption d'innocence. En effet, les règles
d'administration de la preuve sont des règles de procedure qui
déterminent à qui incombe la charge de rechercher et
d'établir la vérité37. La présomption
d'innocence impose que ce rTMle soit rempli d'abord par le ministère
public, qui doit prouver la culpabilité du suspect (actori incumbit
probatio)38. Ce principe joue un rTMle clé dans la
compréhension du mécanisme du droit au silence, qu'on l'envisage
sous l'angle du droit de se taire ou du droit de ne pas s'autoaccuser. En
conséquence, l'article 6§2 a vocation, au même titre que
l'article 6§1, à servir de fondement aux droits
considérés.
La jurisprudence lui dénie pourtant ce rTMle, avec une
constance sans faille : dans tous les arrêts oil le requérant
invoque à la fois une violation de l'article 6§1 et de l'article
6§2, la Cour constate, ou rejette le cas échéant, la
violation du droit de ne pas s'autoaccuser sur le fondement du paragraphe 1, et
décide que « la conclusion qui précède dispense la
Cour de rechercher [s'il y a également eu violation du] principe de la
présomption d'innocence »39. Cette solution est d'autant
plus étonnante que la Cour affirme, non moins
régulièrement, que le droit de ne pas s'autoaccuser est «
lié » à la présomption d'innocence40.
En réalité, lorsqu'elle contrTMle le respect du
droit de ne pas s'autoaccuser sur le fondement de l'article 6§1, la Cour
examine des éléments qui se rattachent à la
présomption d'innocence, et donc à l'article 6§2. Dès
lors, il n'y a plus lieu de statuer sur le fondement de ces dispositions,
puisque la notion de «procès équitable» du paragraphe 1
a complètement absorbé celle de présomption
d'innocence41. La Cour lie ainsi le sort des griefs tirés de
l'article 6§2 à ceux de l'article 6§1, et peut affirmer que,
lorsque ces deux fondements sont invoqués, « l'argument des
requérants [tiré de la violation de l'article 6§2] consiste
à reprendre la thèse qu'ils ont
36 Cf. supra, n° 23.
37 Cf. L. Cadiet, E. Jeuland, Droit judiciaire
privé, n° 576, cité en bibliographie.
38 Ce n'est qu'une fois cette preuve rapportée
que l'accusé, au sens de la Convention, doit contribuer à
l'établissement de la vérité en tentant d'établir
son innocence (reus in excipiendo fit actor).
39 Solution constante depuis CEDH 25 février
1993, Funke c/ France, § 45.
40 Cf. notamment CEDH 17 décembre 1996,
Saunders c/ Royaume-Uni, § 65.
41 Cf. CEDH 2 mai 2000, Condron c/ Royaume-Uni,
particulièrement révélateur de ce
phénomène.
développée sur le terrain de l'article 6§1 de
la Convention È. Et de conclure <<qu'aucune question distincte ne
se pose à cet égard È42.
40. Le paragraphe 2 est donc devenu, en ce qui concerne le
droit de ne pas s'autoaccuser, un fondement surabondant. Cet état de
fait est contraire à la lettre du texte, qui n'inclut pas la
présomption d'innocence dans les dispositions de l'article 6§1,
mais lui consacre sans équivoque un paragraphe distinct : <<
toute
personne accusée d'une infraction est
présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité
ait été légalement établie È. Dès
lors que la Cour considère que la notion de procès
équitable réside dans le paragraphe 1 et attire à elle
toutes les exigences des paragraphes suivants, un tel résultat est
inévitable.
Cette présentation est d'autant plus regrettable
qu'elle occulte l'importance des droits consacrés par le paragraphe 2 et
3-c de l'article 6 dans la mise en Ïuvre du droit de ne pas s'autoaccuser.
L'article 6§3-c bénéficie à ce titre d'un traitement
de faveur, dans la mesure oü il n'est pas toujours absorbé par
l'article 61.
4) Le fondement combiné, l'article 6§3-c
41. Les dispositions de ce paragraphe consacrent le droit
à l'assistance d'un avocat: <<tout accusé a droit notamment
à : (É) c-se défendre lui-même ou avoir l'assistance
d'un défenseur de son choix (É) È.
Le rTMle de l'avocat est particulièrement important dans
le cadre de la procédure pénale, dans la mesure oü il
apporte son assistance à une personne se trouvant en désavantage
dans le rapport de force qui l'oppose aux enquêteurs ou aux juges.
Permettant en quelque sorte de
43
rétablir l'équilibre entre les parties, il est
l'un des re ssorts du droit de ne pas s'autoaccuser . Pour autant, ce droit ne
saurait résumer à lui seul la notion de procès
équitable, et contrairement à la présomption d'innocence,
il ne fait aucun doute que l'accès à l'avocat ne peut en
être qu'un << élément particulier È. Il est
donc compréhensible que la Cour n'envisage la violation de l'article
6§3-c qu'en l'associant à l'article 6§1 (puisque selon
l'interprétation consacrée le paragraphe 1 concerne le
procès équitable). Les requérants sont ainsi amenés
à
42 Ibid.
43 Sur l'importance de l'accès à
l'avocat en matière de droit au silence, cf. infra
n°125.
fonder leurs griefs Ç sous l'angle de ces deux textes
combinés È44.
Cependant, la Cour se montre ici d'une incohérence
surprenante, au point que l'on ne sait plus quelle place occupe l'article
6§3-c dans la notion de procès équitable. Si la lecture
«combinée» avec le paragraphe 1 l'emporte par le nombre, on
trouve également des arrêts qui constatent une violation du droit
de ne pas s'autoaccuser, mais rejettent les arguments tirés de l'article
6§3-c, au motif qu'il serait Çsuperflu d'examiner les
allégations des r equérants séparément sous l'angle
de cet article puisqu'elles se ramènent à dénoncer le
caractère inéquitable du procès È45. Le
droit à l'assistance d'un avocat se trouve donc absorbé, tout
comme le droit à la présomption d'innocence, dans la notion de
procès équitable. Plus surprenant encore, un arrêt rejette
la violation du droit de ne pas s'autoaccuser sur le fondement de l'article
6§1 pris isolément, mais la constate sur le fondement des articles
6§1 et 6§3 combinés46. Il faudrait donc comprendre
que la violation de l'article 6§1 ne suffit pas à entra»ner la
violation du droit à un procès équitable, mais que la
violation supplémentaire de l'article 6§3 est nécessaire,
solution qui contredit les affirmations précédentes de la
CourEDH.
42. Face à une telle diversité, il convient de
retourner à la lettre, et sans doute à l'esprit, du texte de la
Convention. La CourEDH avait statué en ce sens dans un
arrêt47, isolé sur ce point, en décidant que le
droit de se taire et le droit de ne pas s'autoaccuser étaient
fondés sur l'article 6, sans préciser de paragraphe particulier.
Cette solution semble être la meilleure, en ce qu'elle fonde la notion de
procès équitable sur l'ensemble des paragraphes de l'article 6,
permettant à chacun d'eux de jouer son rTMle propre. Preuve en est que,
situé au cÏur du procès équitable, le droit au
silence fait appel à la fois aux exigences des paragraphes 1, 2 et 3-c,
puisque le droit de se taire et le droit de ne pas s'autoaccuser garantissent
la présomption d'innocence, mais ne peuvent fonctionner sans exercice
des droits de la défense.
43. Quoi qu'il en soit, dans l'état actuel de la
jurisprudence de la Cour, il est compréhensible que les
requérants, ne sachant trop quelle interprétation adopter,
invoquent pêle-mêle les trois paragraphes, au hasard des
combinaisons et de manière à ne laisser aucun fondement de
cTMté. Poussant le raisonnement au bout, certains requérants vont
même plus loin
44 Cf., pour un arrêt récent, CEDH 2
aoüt 2005, Kolu c/ Turquie, § 50.
45 Cf. CEDH 19 septembre 2000, IJL c/ Royaume-Uni,
§ 77.
46 Cf. CEDH 6 juin 2000, Averill c/ Royaume-Uni.
47 CEDH 8 février 1996, Murray c/ Royaume-Uni,
§ 45.
et tentent de «ratisser large» en invoquant d'autres
articles de la convention au soutien de leur requête. Si la Cour refuse
de fonder le droit de ne pas s'autoaccuser sur des dispositions
extérieures à l'article 6, elle n'exclut pas pour autant que les
autres articles invoqués puissent jouer un certain rTMle quant à
la violation de ce droit.
B] AUTONOMIES ET ASSOCIATION : L'ARTICLE 6 COMME FONDEMENT
EXCLUSIF DU DROIT DE NE PAS S'AUTOACCUSER
44. Le droit de ne pas s'autoaccuser protégeant,
in fine, la liberté de parole de l'accusé, des
requérants ont tenté, sans succès, d'invoquer une
violation de ce droit sur le fondement de l'article 10 ConvEDH, qui
protège la liberté d'expression (1). Les informations qui leur
sont demandées dans le cadre de la procédure pénale tenant
à leurs activités personnelles, d'aucuns ont cru, à tort,
pouvoir fonder leurs griefs sur l'article 8 de la Convention, mais le droit de
ne pas s'autoaccuser ne protège pas la vie privée (2). Enfin, le
constat d'une violation de ce droit est facilité, lorsque les
méthodes employées par les enquêteurs pour contraindre les
accusés à collaborer à la recherche de preuves
s'apparentent à une violation de l'article 3 ConvEDH (3).
1) Le fonctionnement autonome des articles 10 et 6 de la
Convention
45. L'article 10 dispose que Ç Toute personne a droit
à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté
d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations
ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence
d'autorités publiques (É) È.
On retrouve ici l'idée, évoquée dans les
sources intellectuelles du droit de ne pas s'autoaccuser, selon laquelle tout
homme doit pouvoir être maître de sa communication avec
autrui48. L'argument consiste alors à dire que communiquer
implique la liberté de parole mais également la liberté du
silence, du refus de communiquer. Ainsi, la liberté d'expression d'un
accusé serait en cause lorsque les enquêteurs le contraignent
à révéler des informations qu'il n'a pas envie de
révéler : cette contrainte serait une forme d'ingérence au
sens de l'article 10 ConvEDH.
La Cour répond à cet argument, de facon un peu
abrupte, que le requérant Ç n'a fourni
aucun élément de nature à démontrer la
nécessité de considérer ledit grief aussi sous l'angle
de
l'article 10. Il n'y a donc pas lieu de rechercher s'il y a eu
violation de cette disposition »49. Encore une fois, la Cour
rejet te l'examen de la question lorsqu'elle est posée sur un fondement
différent du proces équitable, des lors qu'elle a
déjà retenu une violation du droit de ne pas s'autoaccuser sur ce
fondement. La réponse de la Cour semble à première vue
indiquer que le respect du droit de ne pas s'autoaccuser pourrait être
examiné sur la base de l'article 10, à condition que les
éléments propres à ce texte soit réunis en l'espece
(« sous l'angle de »). En réalité, une telle
interprétation n'est pas permise, car elle irait à l'encontre de
l'esprit des articles 6 et 10 ConvEDH.
En effet, si la notion de proces équitable peut
accueillir le droit de ne pas s'autoaccuser, c'est parce que les conditions du
respect de ce droit correspondent aux exigences posées par les
principaux paragraphes de l'article 6 ; en quelque sorte, l'objet de la
protection du droit à un proces équitable recoupe par
intégration celui du droit de ne pas s'autoaccuser. La violation du
second n'est qu'un moyen particulier de violation du premier.
En revanche, contrairement à ce que l'on pourrait
penser au premier abord, l'article 10 a un objet de protection
différent. Il protege certes la liberté de parole, mais
uniquement dans son aspect positif, afin de permettre à tous les
citoyens de s'exprimer sans risque de censure étatique. Sa
finalité n'est nullement de protéger le droit au silence d'un
accusé face aux investigations abusives des enquêteurs.
Le « résultat voulu par l'article 6
»50étant différent du résultat
recherché par l'article 10, il est vain d'invoquer ce dernier à
l'appui d'une requête en constatation de la violation du droit de ne pas
s'autoaccuser. En revanche, il n'est pas impossible que des faits constitutifs
d'une violation de l'article 6 soient également constitutifs d'une
violation de l'article 10, des lors que les exigences propres à chacun
de ces articles ont été bafouées51.
46. Les requérants sont donc «hors sujet»
lorsqu'ils invoquent l'article 10 au soutien d'une requête tendant
à constater la violation de leur droit à ne pas s'autoaccuser.
La
49 CEDH 20 octobre 1997, Serves c/ France.
50 CEDH 8 février 1996, John Murray c/
Royaume-Uni, § 45.
51 La solution fait penser au concours
d'infractions : les valeurs européennes protégées par
l'article 10 et l'article 6 n'étant pas les mêmes, lorsque les
faits portent atteinte à ces deux valeurs à la fois, il y a
concours réel d'infractions (encore faut-il que les requérants
fassent la preuve de cette double atteinte). En revanche, lorsqu'ils invoquent
une violation du droit de ne pas s'autoaccuser sur le double fondement des
articles 6 et 10, ils se placent sur le terrain d'un concours idéal
d'infractions, ce qui d'abord est impossible en raison des valeurs distinctes
que ces articles protegent et ce qui ensuite, à supposer ces valeurs
identiques, serait vain puisque la Cour déciderait alors que la
violation de l'un des articles suffit à établir la violation du
second (pour les mêmes raisons que celle examinées supra,
n°33 et suivants.). Le même raisonnement s'applique aux articles 6
et 8.
confusion est similaire lorsque la requête est
fondée sur l'article 8 de la Convention.
2) Le fonctionnement autonome des articles 8 et 6 de la
Convention
47. L'article 8 ConvEDH dispose que Ç toute personne a
droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa
correspondance È. Cet article a été invoqué dans
deux types d'affaires: lorsque les enquêteurs contraignent le
requérant à fournir des documents en
52
sa possession , lorsqu'ils dissimulent un dispositif dans son
parloir 53
ou d'enregistrement , ils
violeraient le droit de l'accusé à ne pas
s'autoaccuser en portant atteinte à sa vie privée et familiale,
à son domicile ou à sa correspondance.
Formulées ainsi, les requêtes s'exposent
à des critiques identiques à celles formulées en
matière de cumul des articles 6 et 10: pour les mêmes raisons, il
est impossible de se prévaloir d'une violation du droit de ne pas
s'autoaccuser sur le fondement de l'article 8. La Cour, dans l'arrêt
McGuiness, rejette ainsi en même temps les griefs tirés d'une
violation de l'article 8 et ceux tirés d'une violation de l'article 10 :
Ç les griefs des intéressés sur le terrain des articles 8
et 10 de la Convention ne soulèvent aucune question distincte [du grief
que la Cour a examiné sous l'angle de l'article 6 de la Convention]
È.
En revanche, si la possibilité que la Cour admette une
violation simultanée des exigences propres aux articles 6 et 10 ConvEDH
était restée théorique, elle a reconnu que des faits
puissent être constitutifs à la fois d'une violation du droit de
ne pas s'autoaccuser et de l'article 8 de la Convention. Ainsi, dans
l'arrêt Allan précité, l'enregistrement des conversations
d'un coaccusé au parloir et avec son codétenu a été
invoqué avec succès comme l'un des éléments
constitutifs (associés à d'autres faits) à la fois d'une
violation de l'article 6 et de l'article 8. Cependant, il ne s'agit pas
là d'une violation combinée comme on a pu en voir entre les
différents paragraphes de l'article 6, mais bien d'une violation
autonome de chaque droit considéré, dont les conditions propres
n'ont pas été respectées54.
48. Il n'en reste pas moins que ni l'article 10 ni l'article
8 ConvEDH ne peuvent servir de fondement à une requête tendant
à constater la violation du droit de ne pas s'autoaccuser.
52 Cf., notamment, CEDH 21 décembre 2000,
Heaney et McGuiness c/ Irlande.
53 Cf., notamment, CEDH 5 novembre 2002, Allan c/ Ro
yaume -Uni.
54 Il y a ici, en quelque sorte, concours réel
d'infractions entre la violation du droit de ne pas s'autoaccuser et la
violation de la vie privée.
La solution est identique pour l'article 3 de la Convention,
mais sur ce point seulement. Les articles 3 et 6 ne sont pas autonomes,
puisque, en cas de qualification d'actes de torture ou de traitements inhumains
et dégradants, les faits concernés sont également
constitutifs d'une violation du droit de ne pas s'autoaccuser.
3) Le fonctionnement combiné des articles 3 et 6 de la
Convention
49. L'article 3 ConvEDH dispose que « nul ne peut
être soumis à la torture ni à des peines ou traitements
inhumains ou dégradants ». Cette affirmation laconique a pour
conséquence qu'il y a violation de l'interdiction posée par
l'article 3 chaque fois que la Cour qualifie un fait d'acte de torture ou de
traitement inhumain ou dégradant, selon ses propres criteres de
définition.
Le traitement inhumain et dégradant, le seul
constaté dans les arrêts qui concernent le droit de ne pas
s'autoaccuser, est défini par la Cour comme « celui qui provoque
des souffrances mentales ou physiques d'une intensité particuliere
»55. Or, le traitement qui soumet un accusé à une
coercition psychologique, bien que d'une gravité moindre que le
traitement inhumain, entra»ne violation du droit de ne pas s'autoaccuser
si la contrainte exercée dépasse le seuil fixé par la
Cour56. Qui peut le plus peut le moins ; par conséquent, les
exigences des articles 3 et 6 ayant ce critere en commun, des lors que la Cour
qualifie un fait de traitement inhumain et dégradant, elle devrait
constater que ce fait entra»ne violation du droit de ne pas
s'autoaccuser.
Cependant, les exigences de ce droit ne se résument pas
à l'interdiction d'exercer une contrainte psychologique sur
l'accusé ; des conditions supplémentaires sont requises. Par
rapport à la qualification de traitement inhumain ou dégradant,
la conséquence est que la violation de l'article 3 n'emporte pas
nécessairement violation de l'article 6. Simplement, elle établit
que le traitement auquel les enquêteurs ont soumis l'accusé a
été inique, mais l'absence d'équité à ce
stade de la procédure peut être réparée au stade du
jugement, dans les conditions propres au droit de ne pas
s'autoaccuser57 .
55 CEDH 25 avril 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni,
Rec. Série A n° 26.
56 Sur la coercition psychologique, cf.
infra, n°105 et suivants.
57 Cf. infra, n°123 et suivants. La
combinaison des articles 3 et 6 retenue en pratique par la CourEDH est donc
relativement complexe, mais ce n'est là qu'une conséquence de la
complexité du mécanisme même du droit de ne pas
s'autoaccuser.
50. Les articles 3 et 6 ConvEDH ne sont pas autonomes
puisque, contrairement à la violation des articles 8 et 10, la violation
de lÕarticle 3 a une influence sur le mécanisme du droit de ne
pas sÕautoaccuser. Cependant, la combinaison des articles 3 et 6
nÕest pas identique à celle des différents paragraphes de
lÕarticle 6 entre eux. Il ne sÕagit pas ici dÕune
absorption dÕun article par un autre ; simplement, le traitement
inhumain et dégradant correspond à lÕun des elements de
violation du droit de ne pas sÕautoaccuser. LÕassociation des
exigences des articles 3 et 6 peut etre utile au contrTMle de la Cour, mais ils
nÕen restent pas moins indépendants, dans la mesure oil la
violation de lÕun nÕentra»ne pas immanquablement la
violation de lÕautre.
|