SECTION DEUXIéME: LES SOURCES NORMATIVES DU DROIT
DE
NE PAS S'AUTOACCUSER
26. La version européenne du droit de ne pas
s'autoaccuser s'inspire d'équivalents techniques puisés dans les
ordres juridiques proches (I). L'assise conventionnelle est
néanmoins incontournable, la Cour doit donc identifier, au sein des
articles de la ConvEDH, le fondement juridique du droit de ne pas s'autoaccuser
(II). Tout se passe comme si ce droit avait été
mis au jour par la Cour, qui l'aurait découvert au sein de normes
juridiques préexistantes.
I. L'INFLUENCE DES ORDRES JURIDIQUES PROCHES
27. La Cour se reconna»t la faculté, en tant
qu'organe privilégié d'application de la ConvEDH, d'en
interpréter les dispositions à la lumière d'autres
instruments juridiques. En se livrant à une interprétation
extensive des dispositions de la Convention, elle peut ainsi développer
des garanties qui ne sont pas expressément prévues par les
textes. Les sources d'inspiration citées par la Cour elle -méme
comprennent les normes internationales (A) et la jurisprudence des Cours
suprémes des Etats-Unis et du Canada (B).
A] L'INFLUENCE DU DROIT INTERNATIONAL
28. Selon les termes mêmes de la Cour, qui figurent
dans la formule type mentionnée en introduction28, le droit
de se taire et le droit de ne pas s'autoaccuser Çsont des normes
internationales généralement reconnues È. La
première source d'inspiration est donc le droit international.
29. La Cour n'identifie pas précisément les
normes internationales qui consacrent le droit de ne pas s'autoaccuser. Au
regard des fondements philosophiques de ce droit, on peut sans doute
considérer qu'il s'agit d'un principe général du droit
international. Si l'on s'en tient aux textes en vigueur, on remarque que le
droit de ne pas s'autoaccuser figure de manière explicite, quoique dans
des termes différents, à l'article 14, littera g du
Pacte
29
international relatif aux droits civils et politiques :
Ç Toute personne accusée d'une infraction pénale a droit,
en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes: (É)
g) à ne pas être forcée de témoigner contre
soi-même ou de s'avouer coupable È.
Malgré une terminologie différente, on
reconna»t là le double visage procédural du silence en
matière pénale: le «droit à ne pas être
forcé de témoigner contre soi -même» correspond
à la notion européenne du «droit de se taire», et le
«droit de ne pas s'avouer coupable« à celle de «droit de
ne pas s'autoaccuser».
30. Les droits consacrés par la CourEDH
présentent ainsi une certaine ressemblance avec les dispositions
internationales visant à assurer le respect de la liberté de
parole du justiciable qui fait l'objet de poursuites pénales. Cependant,
la mise en Ïuvre du droit de ne pas s'autoaccuser entra»ne parfois
des difficultés, que la CourEDH résout en s'inspirant des
solutions posées par les Cours Suprêmes des Etats-Unis et du
Canada.
28 Cf. supra n15.
29 Signé à New York, le 19
décembre 1966.
B] L'INFLUENCE DE LA JURISPRUDENCE CANADIENNE ET
AMÉRICAINE
31. Le droit de ne pas s'autoaccuser est le résultat d'un
compromis entre droits de la défense et nécessités de
l'enquête. Afin de résoudre ce conflit, la CourEDH s'inspire
parfois expressément de la jurisprudence des hautes juridictions de pays
de Common Law. Ainsi, Allan 30
dans l'affaire , elle décide que <<pour rechercher
si le droit de garder le silence
est compromis (É), il faut examiner l'ensemble des
circonstances d'une affaire. Les décisions de la Cour suprême du
Canada, (É) peuvent cependant fournir des indications à cet
égard; la Cour suprême y a examiné, dans des circonstances
présentant des similitudes avec celles de l'espèce, le droit de
garder le silence dans le contexte de l'article 7 de la Charte canadienne des
droits et libertés È. Autrement dit, lorsque l'espèce
soumise au contrôle de la CourEDH soulève un problème de
fond relatif au droit de ne pas s'autoaccuser, dans des termes semblables
à ceux d'espèces sur lesquelles la Cour Suprême du Canada
s'est déjà prononcée, il n'y a pas d'obstacle à ce
que la solution adoptée par cette juridiction soit, mutatis
mutandis, appliquée à l'affaire européenne. Les
droits consacrés étant relativement proches dans les deux ordres
juridiques, il semble naturel que la CourEDH puise dans la jurisprudence
canadienne les réponses aux questions qui lui sont posées quant
à la mise en Ïuvre du droit de ne pas s'autoaccuser.
La jurisprudence étrangère peut apporter une
solution à un problème particulier, ou simplement motiver et
confirmer une décision de la CourEDH. Ainsi, dans Jalloh
31
l'affaire ,
après avoir résolu le problème sur le
fond, la CourEDH renforce son argumentation en citant la jurisprudence
américaine : << comme l'a si bien dit la Cour suprême des
Etats-Unis dans son arrêt en l'affaire Rochin È.
32. Cette source d'inspiration doit toutefois être
maniée avec précaution. Certes, les ordres juridiques
considérés reconnaissent de longue date le droit de ne pas
s'autoaccuser; mais ce sont des systèmes de Common Law, dont la solution
du conflit à l'origine de la création de ce droit ne peut
être transposée purement et simplement à l'ordre
européen. Le droit issu de la Convention réalise un compromis
entre les différents droit nationaux des Etats membres, et
l'équilibre choisi entre accusatoire et inquisitoire n'est pas le
même qu'aux Etats- Unis ou au Canada. Les décisions des Cours
Suprêmes de ces pays doivent donc être adaptées
30 CEDH 5 novembre 2002, Allan c/ Royaume-Uni, §
51.
31 CEDH 11 juillet 2006, Jalloh c/ Allemagne, §
105.
aux dispositions de la Convention, et ne peuvent exercer qu'une
influence limitée sur le droit de ne pas s'autoaccuser.
En réalité, la difficulté vient de ce
que, de l'aveu méme de la Cour, Ç la Convention ne mentionne pas
expressémentÈ ce droit. Il s'agit donc d'une pure création
de la juridiction européenne, certes fondée sur des
considérations théoriques incontestables et reconnue sur le plan
international ainsi qu'à l'étranger, mais qui ne saurait
s'imposer aux Etats-membres sans reposer sur le fondement des dispositions de
la ConvEDH elle-méme.
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