CONCLUSION DE LA SECTION PREMIÈRE
121. Les comportements susceptibles de porter atteinte au
droit de ne pas s'accuser lors de la phase préalable sont multiples.
Qu'ils usent de la force physique ou qu'ils exercent des pressions
psychologiques sur le suspect, les enquêteurs violent l'article 6
dès lors qu'ils le privent d'un choix équitable entre se taire
d'une part, et parler au risque de révéler des preuves à
charge d'autre part. La recherche de preuves doit, dans le système mis
en place par la CourEDH, respecter la volonté de l'accusé de ne
pas y collaborer. Pour autant, il n'est pas possible que l'établissement
de la culpabilité du suspect soit tributaire de sa volonté, sous
peine de réduire à néant les possibilités de
répression des infractions. En conséquence, la Cour autorise les
enquêteurs à user de la contrainte pour se procurer, contre la
volonté de l'accusé mais par leurs propres moyens, les
éléments dont ils ont besoin pour prouver la culpabilité
de l'intéressé.
121 Cf. l'arrêt Funke : le verbe Ç tenter È
est employé expressément par la Cour.
122. La coercition abusive a pour finalité de
réunir les preuves à charge qui emporteront la conviction du
juge. Le mécanisme de protection élaboré par la CourEDH
est complexe, car l'atteinte portée au droit de ne pas s'autoaccuser
peut dispara»tre au stade du procès: la violation de l'article 6
sera constatée si la décision prononcée confirme cette
atteinte; la procédure de jugement peut au contraire avoir permis de la
réparer. En outre, le comportement du juge national lui-même peut
s'avérer contraire aux exigences du procès équitable,
même s'il s'agit là d'une violation du droit de se taire et non du
droit de ne pas s'autoaccuser.
SECTION DEUXIéME: LES VIOLATIONS AU STADE DU
JUGEMENT : LE CRITéRE DE
L'IMPACT
123. Le rôle des enquêteurs est de
découvrir des éléments permettant de prouver qu'une
infraction a été commise, et d'en identifier l'auteur. Cette
preuve est facile à apporter lorsque la personne qui fait l'objet de
l'accusation reconna»t spontanément sa culpabilité: bien que
l'admissibilité de la preuve en matière pénale soit
régie par le principe de l'intime conviction, l'aveu occupe une place
prépondérante sur la balance des preuves. Les difficultés
surgissent lorsque l'accusé est seul à détenir les
informations qui permettraient d'établir sa culpabilité, et qu'il
conserve le silence lors des interrogatoires. Face à ce refus de
collaborer, les enquêteurs peuvent être tentés de
contraindre l'intéressé, au mépris de sa volonté,
à leur révéler ces informations. Le mécanisme de
protection mis en place par la CourEDH se déclenche alors, et la
coercition, abusive, entache la procédure d'iniquité.
La première phase du contrôle de la Cour consiste
donc à déterminer si l'accusé a été soumis
en l'espèce à une coercition abusive au sens de l'article 6. En
cas de réponse positive et si les poursuites pénales se sont
poursuivies jusqu'au stade du procès, la seconde phase du contrôle
est alors mise en oeuvre. La juridiction pénale devra en effet statuer
sur la culpabilité de l'accusé, au vu des éléments
à charge produits par l'accusation et des éléments
à décharge invoqués par la défense. Ces
éléments auront un certain impact sur l'esprit des juges, et, le
cas échéant, serviront de fondement à une décis ion
de condamnation. La CourEDH réglemente cet impact, et, selon que la
coercition abusive a abouti à une violation du droit de se taire ou
à une violation du droit de ne pas s'autoaccuser, elle accorde une
liberté de décision plus ou moins importante au juge national.
Lorsque la contrainte exercée a porté ses fruits
et que l'accusé a finalement révélé les
informations demandées, le juge doit refuser de considérer l'aveu
contraint comme une preuve à charge, et ne peut en aucun cas prononcer
de condamnation sur son fondement (I). Lorsque la contrainte
exercée est restée vaine, et que l'accusé a
persisté dans son mutisme, le juge doit se montrer
Çparticulièrement prudent È (sic) s'il décide de
considérer ce silence comme une preuve à charge, et ne peut pas,
en principe, prononcer de condamnation sur son seul fondement
(II).
I. L'INTERDICTION ABSOLUE DE CONDAMNER L'ACCUSÉ SUR
LE
FONDEMENT D'AVEUX CONTRAINTS
124. La coercition est abusive chaque fois qu'elle place
l'intéressé dans une situation de faiblesse qui ne lui permet pas
de choisir librement entre se taire ou parler. Vulnérable devant un tel
dilemme, l'accusé retrouve une volonté libre et
éclairée lorsqu'il reçoit l'assistance d'un avocat (A). Si
les droits de la défense n'ont pu être exercés au stade de
l'enquête, il appartient au juge national d'assurer leur respect lors du
procès. Selon la CourEDH, l'atteinte au droit de ne pas s'autoaccuser
n'est réparée que par le refus d'admettre l'aveu contraint comme
élément à charge (B).
A] L'ACCUSÉ ASSISTÉ OU L'EXERCICE DES DROITS
DE LA DÉFENSE COMME CONTREPOIDS Ë LA COERCITION ABUSIVE
125. L'accusé plongé dans un environnement
coercitif est soumis à des pressions destinées à vaincre
sa volonté de ne pas collaborer à la recherche de preuve.
Menacé d'une condamnation pénale, harcelé par les
enquêteurs, il est en position de faiblesse par rapport à ceux qui
l'accusent. L'inégalité des armes place ainsi l'accusé
dans un état de vulnérabilité qui abolit sa volonté
et l'amène à s'autoaccuser. L'abus consiste donc, pour les
enquêteurs, à créer et exploiter cette situation en
utilisant leurs pouvoirs de contrainte dans le but d'extorquer des aveux
à l'intéressé.
Cette méthode de recherche de preuves est
inéquitable et emporte violation de l'article 6 ConvEDH. Cependant,
la Cour, qui statue en général sur le fondement de l'article
6§1, retient
122
également des violations combinées des articles
6§1 et 6§3 de la Convention , ce qui indique que le droit
d'accès à un avocat et le droit de ne pas s'autoaccuser se
situent sur un plan commun.
123
126. L'arrêt Mageerévèle le lien qui unit
les droits de la défense et le droit au silence: la Cour estime que,
Çpour l'équité de la procédure, le requérant
aurait dü avoir accès à un solicitor dès les
premiers stades de l'interrogatoire, ce pour contrebalancer
l'atmosphère
122 Sur la pertinence de ce texte et sur les combinaisons entre
les paragraphes de l'article 6, cf. supra, n33 et suivants.
123 CEDH 6 juin 2000, Magee c/ Royaume-Uni, § 43.
intimidante destinée à vaincre sa volonté et
à le faire passer aux aveux devant les personnes qui l'interrogeaient
È.
L'avocat, par l'assistance qu'il apporte à
l'accusé, permet à ce dernier de résoudre librement le
dilemme auquel les enquêteurs l'avaient confronté. L'avocat lui
apporte son soutien au cours des interrogatoires et lui permet choisir
librement le comportement à adopter. L'accusé qui a
bénéficié de l'assistance juridique n'est, dès cet
instant, plus vulnérable. L'exercice des droits de la défense
rétablit l'égalité des armes et sauve
l'équité de la procédure.
La coercition influencant le choix du requérant,
l'accès à l'avocat ne peut être efficace que s'il
intervient dès le début des interrogatoires, dès la
première question posée à l'accusé dans le cadre
d'un environnement coercitif. Alors seulement le choix de parler ou de se
taire, éclairé par les conseils de l'homme de loi, sera fait en
toute liberté.
127. Le droit d'accès à un avocat joue donc comme
un contrepoids au caractère abusif de la contrainte, puisqu'il permet de
faire dispara»tre le dilemme inéquitable auquel l'accusé se
trouvait confronté en raison de cette contrainte. Autrement dit,
l'environnement coercitif créé par les enquêteurs n'est
abusif que s'il amène le suspect à s'accuser sans qu'il ait pu
bénéficier d'une assistance juridique. Dès lors que les
droits de la défense sont efficacement exercés à ce stade,
l'abus dispara»t, y compris, du moins en théorie, lorsque les
méthodes employées peuvent être qualifiées de
traitements et dégradants 124
torture ou de inhumains .
En conséquence, si le requérant décide
de parler après avoir consulté son avocat, il renonce à
son droit de ne plus s'autoaccuser : l'aveu est libre, et pourra justifier sa
condamnation à l'issue du procès ultérieur. En revanche,
si le requérant décide de parler sans avoir été mis
en mesure d'exercer ses droits de la défense, l'aveu est contraint et ne
peut être utilisé comme élément à charge.
128. La Cour affirme en effet que seule importe, dans une telle
hypothèse, Çl'utilisation qui sera faite, au cours du
procès pénal, des dépositions recueillies sous la
contrainte È125. En
124 Dans les arrêts oü la coercition est
constitutive d'une violation de l'article 3, la Cour retient une violation
combinée des articles 6§1 et 6§3, pour le même motif
qu'une coercition abusive «classique», à savoir que Ç
l'environnement coercitif a amené le requérant à s'accuser
sans qu'il ait pu bénéficier d'une assistance juridique È.
A contrario, l'avocat sert donc également de contrepoids
à des interrogatoires menés sous la torture, mais c'est là
une hypothèse d'école: il est difficilement concevable que des
enquêteurs torturent l'accusé mais respectent ses droits de la
défense.
125 Cf. CEDH 17 décembre 1996, Saunders c/ Royaume-Uni,
§ 71.
réalité, ce n'est pas tellement l'utilisation en
soi de l'aveu contraint qui est visée126, mais plutôt
l'impact recherché et obtenu par cette utilisation. L'accusation peut
fonder ses prétentions sur des éléments abusivement
recueillis sous la contrainte, mais le juge a l'interdiction d'admettre ces
éléments comme des preuves à charge.
B] LE JUGE LIÉ OU L'EFFECTIVITÉ DES DROITS DE
LA DÉFENSE COMME REMéDE Ë LA COERCITION ABUSIVE
129. L'interdiction d'utiliser des déclarations
recueillies sous la contrainte signifie que ces déclarations ne doivent
pas avoir eu d'impact sur la décision de condamnation (1). L'influence
redoutée n'est exclue avec certitude que si le juge national a suivi les
règles de preuve fixées par la CourEDH (2).
1) Du critère de l'utilisation au critère de
l'impact
130. On a vu qu'en cas d'accès à l'avocat lors de
la phase d'enquête, l'iniquité de la procédure
dispara»t et l'aveu, libre, peut à nouveau servir de preuve
à charge. Il ne s'agit là que d'un retour aux règles
classiques d'admissibilité des preuves en matière pénale:
le juge décidera, en son intime conviction, si cet aveu suffit à
fonder la condamnation de l'accusé. En revanche, lorsque les droits de
la défense ont été bafoués au cours de
l'enquête, la procédure est entachée d'iniquité
dès cet instant. Si les poursuites s'arrêtent à ce
stade, l'accusé, qui, par hypothèse, n'a pas
fait l'objet d'une condamnation pénale, peut tout de même faire
reconna»tre l'atteinte à ses droits. La CourEDH admet en effet que,
même en cas de relaxe, le requérant puisse demander la
réparation des violations commises sur le fondement du droit à ne
pas s'autaoccuser et de l'article 6§3127.
131. La situation se complique lorsque, ayant
cédé à la coercition abusivement exercée à
son encontre lors des interrogatoires, l'accusé est
déféré devant le juge national sur le fondement des aveux
obtenus par la contrainte.
126 Cf. supra, n117 et suivants.
127 Arrêt McGuiness, précité.
Le critère de l'utilisation, pris au pied de la lettre,
entra»ne immédiatement deux difficultés. A
contrario, il implique l'existence d'un procès pénal:
l'utilisation suppose que l'accusation invoque l'aveu contraint au soutien de
demande de condamnation; en l'absence d'une telle demande, pas d'utilisation,
et donc pas de violation de l'article 6. Or on sait que la Cour rejette une
telle solution et reconna»t la violation Çmême en l'absence
de toute procédure pénale ultérieure
>>128. Le critère de l'utilisation est donc
incompatible avec cette décision. La seconde difficulté surgit
alors: puisque la procédure est entachée d'iniquité
dès l'instant oü les aveux ont été recueillis sous la
contrainte, la CourEDH pourrait accorder réparation au requérant
quelle que soit la décision finale du juge. Ce n'est pourtant pas la
solution adoptée par la Cour, qui rejette les requêtes en
violation de l'article 6 chaque fois qu'elle estime que la violation
considérée n'a pas eu d'impact sur la décision du juge de
condamner le requérant. Il est donc préférable,
plutôt que de comprendre à la lettre le critère de
l'utilisation, d'en considérer l'esprit : ce que la Cour veut
éviter, c'est qu'un accusé puisse être condamné sur
le fondement des déclarations fournies abusivement sous la contrainte.
Il faut donc éviter que l'accusation puisse les utiliser efficacement au
soutien de ses prétentions: l'aveu contraint ne doit avoir aucun impact
sur la décision finale du juge. Dès lors, la sanction de la
violation du droit de ne pas s'autoaccuser revient en premier lieu au juge
national, et ce n'est que s'il échoue dans cette mission que la CourEDH
censurera la procédure au nom de l'équité.
132. Cependant, le mécanisme n'est pas aisé
à mettre en Ïuvre, et si le juge national a la faculté de
réparer les atteintes subies par le droit de ne pas s'autoaccuser au
cours de l'enquête, la Cour se réserve le droit de
déterminer les modalités de cette réparation.
2) De l'intime conviction au principe de
conventionalité de la preuve
133. La CourEDH affirme que, si le requérant se voit
refuser l'accès à un avocat dès les premiers instants de
l'interrogatoire, Ç les droits de la défense peuvent fort bien
subir une atteinte irréparable >>129, tant il est vrai
que l'utilisation des pièces obtenues abusivement par la contrainte
porte atteinte à la capacité de l'accusé de se
défendre contres les accusations pénales portées contre
lui.
128 Arrêt McGuiness, précité.
129 Cf., parmi d'autres, l'arrêt Averill,
précité.
De fait, l'aveu est doté d'une force probante
particulière dans l'esprit du juge, qui risque d'être
psychologiquement lié par une telle preuve. Par conséquent,
même si l'accusé est mis en mesure de discuter la pertinence d'un
tel élément, il est probable que ses critiques restent lettre
morte: le contradictoire n'est qu'un faible contrepoids en présence d'un
aveu libre. En outre, l'aveu jette le discrédit sur les autres moyens de
défense que l'accusé pourrait invoquer, ce qui représente
un danger pour la présomption d'innocence: il sera
particulièrement difficile pour le juge de considérer innocente
une personne qui s'est elle-même déclarée coupable.
De plus, l'aveu dispense presque l'accusation de son rTMle
dans le procès : l'administration de la preuve s'en trouve
bouleversée puisque le suspect s'accuse au lieu de se défendre.
Certes, s'il est établi que l'aveu a été extorqué,
le juge se montrera réticent à admettre un élément
qui aura été recueilli en violation de ses propres règles
nationales d'administration de la preuve. Cependant, la définition que
la CourEDH donne de la coercition abusive n'est pas partagée par tous
les Etats-membres, et il se peut que le juge soit lié par un droit qui
autorise expressément un procédé que la Cour
considère contraire à l'article 6130.
134. Il n'est donc pas excessif d'affirmer que la simple
utilisation de l'aveu contraint comme élément à charge
ferait subir des atteintes irrépar ables aux droits du requérant.
Mais cette conclusion n'est que théorique; il reste possible que, in
concreto, l'aveu ait été dépourvu de tels effets et
que les droits considérés aient été
préservés.
La Cour interdit au juge de fonder sa décision sur des
aveux contraints Çs'ils n'ont pas été débattus lors
du procès >>131, et affirme qu'il est nécessaire
Ç de rechercher si le requérant s'est vu offrir la
possibilité de remettre en cause leur authenticité et de
s'opposer à leur utilisation >>132. Cette solution est
surprenante puisque, dans le même moment, la Cour explique que le simple
exercice du contradictoire n'offre qu'une mince garantie aux droits de
l'accusé: si l'exercice des droits de la défense au stade de
l'enquête permet de prévenir l'atteinte au droit de ne pas
s'autoaccuser, cette atteinte une fois réalisée remet
précisément en cause l'effectivité des droits de la
défense au stade du procès.
130 Cf., pour l'administration d'un émétique, CEDH
11 juillet 2006, Jalloh c/ Allemagne.
131 CEDH 2 aoüt 2005, Kolu c/ Turquie.
132 Arrêt Jalloh, précité.
En réalité, l'affirmation signifie que
l'efficacité du contradictoire dépend de son impact sur la
décision du juge : il faut impérativement que les critiques
formulées aient abouti à priver les déclarations obtenues
abusivement sous la contrainte de toute force probante.
La CourEDH considère donc que, si le juge national
rejette les éléments à charge obtenus
133
abusi vement par les enquêteurs, l'atteinte aux droits
du requérant a été réparée . Toutefois, elle
n'admet cette réparation que si l'aveu contraint n'a joué aucun
rTMle dans la condamnation du requérant. Le juge n'est pas
autorisé à fonder sa décision, même en partie, sur
des éléments de preuve tirés des déclarations que
le requérant a faites sous la contrainte. Autrement dit, ces
éléments ne peuvent pas être inclus dans un faisceau
d'indices qui servirait de fondement à la condamnation de
l'intéressé134.
135. Il en résulte que le juge est doublement
lié quant à l'admissibilité de l'aveu contraint. D'abord,
il doit apprécier le caractère abusif de la contrainte
exercée au stade de l'enquête selon les critères
définis par la Cour, indépendamment des règles nationales
d'administration de la preuve. Ensuite, il ne peut pas considérer que
cet aveu est corroboré par d'autres éléments à
charge et l'admettre comme fondement partiel de sa décision.
En conséquence, et bien que la CourEDH affirme ne pas
s'immiscer dans les règles nationales d'admissibilité de la
preuve135, tout se passe comme si elle remplacait le principe de
l'intime conviction par un principe de «conventionalité de la
preuve».
Si le choix final du requérant est sans influence sur
l'appréciation du caractère abusif de la coercition
exercée sur lui par les enquêteurs, les conséquences
procédurales de ce choix varient légèrement selon qu'il a
finalement collaboré à la recherche des preuves contre lui-
même, ou qu'il a conservé le silence << d'un bout à
l'autre de la procédure >>136.
133 Arrêt Kolu, § 57, précité.
134 Cf. CEDH 20 juin 2006, ORS c/ Turquie.
135 Cf. notamment l'arrêt Allan précité:
<< La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 19 de la Convention, elle
a pour tâche d'assurer le respect des engagements résultant de la
Convention pour les Etats contractants. Spécialement, il ne lui
appartient pas de conna»tre des erreurs de fait ou de droit
prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la
mesure oü elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et
libertés sauvegardés par la Convention. Si celle-ci garantit en
son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne
réglemente pas pour autant l'admissibilité des preuves en tant
que telles, matière qui dès lors relève au premier chef du
droit interne >>.
136 Cf., entre autres, CEDH 08 février 1996, John
Murray c/Royaume-Uni. La seule hypothèse concernée ici est en
réalité celle oü l'accusé conserve aussi le silence
lors du procès. Dans le cas contraire, soit l'accusé s'exprime
librement et il se contente alors d'exercer ses droits de la défense,
soit il répond aux questions du juge et il para»t alors
légitime de transposer les règles applicables en matière
d'aveu contraint.
II. L'INTERDICTION RELATIVE DE CONDAMNER L'ACCUSÉ
SUR LE SEUL
FONDEMENT DE SON SILENCE
136. Si la CourEDH préserve en toute hypothèse
le droit de se taire contre les atteintes qu'il pourrait subir de la part des
enquêteurs (A), elle prend en compte les nécessités de la
répression lors de la phase de jugement, et l'accusé qui persiste
à se taire devant le juge le fera, le plus souvent, à ses risques
et périls (B).
A] LE SILENCE PRÉSERVÉ OU LE LIBRE EXERCICE
DU DROIT DE SE TAIRE AU STADE DE L'ENQUæTE
137. Par hypothèse, l'accusé n'a pas
cédé aux pressions exercées dans le but de le faire
parler, ce qui entra»ne des conséquences procédurales
particulières (1). Chose étonnante, le choix de se taire peut
être librement exercé même en l'absence d'un avocat (2).
1) Le droit de se taire exercé librement dans un
contexte procédural particulier
138. Le contexte procédural ne sera pas le même
selon que la coercition était abusive (a) ou seulement
indirecte (b).
a-L'exercice du droit de se taire indifférent au
prononcé de la sanction constitutive d'une coercition
abusive
139. La coercition abusive est constituée notamment
lorsque les enquêteurs menacent l'accusé d'une sanction
pénale s'il refuse de rompre le silence. Cette condamnation peut
même être effectivement prononcée, au terme de poursuites
pénales indépendantes de celles ayant motivé
l'enquête. Toutefois, la sanction prononcée par le juge
pénal à l'encontre de l'accusé qui a refusé de
collaborer à la recherche de preuves n'est pas en cause ici.
En effet, le caractère abusif de la coercition
s'apprécie au moment oü le requérant doit choisir
137
entre se taire ou collaborer, indépendamment de
l'option effectivement choisie . Dès lors que la menace d'une sanction
plane à cet instant sur l'intéressé, l'abus est
constitué. Partant, la sanction prononcée lorsque le choix final
est de conserver le silence n'ajoute rien au caractère abusif de la
coercition: il s'agit simplement d'une conséquence procédurale du
refus de collaborer. L'existence même d'un mécanisme de sanction
est inique, indépendamment de sa mise en Ïuvre.
140. Une difficulté surgit lorsque les
enquêteurs informent l'accusé qu'il a le droit de garder le
silence, mais que le juge pourra tirer des conclusions défavorables d'un
tel comportement: cet avertissement n'est-il pas également une menace de
condamnation destinée à obtenir la collaboration du
requérant?
b-Le caractère indirect de la coercition en cas
de mise en garde préalable à l'exercice du droit de se
taire
141. Dans certains Etats-membres, les enquêteurs doivent
informer l'accusé qu'il a le droit de garder le silence, mais que le
juge pourra en tirer des conclusions défavorables lors du procès.
Cette information pourrait être percue comme une menace visant à
inciter l'intéressé à collaborer avec les
enquêteurs, mais la CourEDH n'est pas de cet avis. Ainsi, elle affirme
dans l'affaire Murray: Ç Certes, combiné avec le poids des
éléments à charge, un système oü l'on avertit
le prévenu - éventuellement en l'absence d'un avocat - que l'on
pourra tirer des conclusions en sa défaveur de son refus d'expliquer
à la police sa présence sur le lieu d'une infraction ou de
déposer à son procès, comporte un certain degré de
coercition indirecte. Cependant, le requérant ne pouvant être
contraint à parler ou à déposer, comme cela a
été indiqué, ce fait ne saurait à lui seul
être déterminant; la Cour doit plutôt s'attacher au
rôle que les déductions ont joué dans la procédure
pénale et en particulier la condamnation È. Il ne s'agirait donc
là que d'une coercition indirecte dépourvue de tout
caractère abusif. En effet, contrairement à l'hypothèse
précédente, l'accusé a le droit de se taire sans que ce
choix soit formellement sanctionné. Certes, le choix final sera
influencé par l'avis que le juge
pourra, lors du proces pénal ultérieur, tirer
des conclusions défavorables du silence sur le fond. Toutefois, il
s'agit là d'une simple information à prendre en
considération au moment d'évaluer s'il est plus risqué de
parler ou de se taire, afin de choisir la meilleure ligne de défense
à adopter.
142. Ce dernier point est particulierement intéressant
: la Cour semble suggérer ici que le silence participe des droits de la
défense. Cependant, on constate avec surprise que ces droits peuvent
être exercés « éventuellement en l'absence d'un avocat
». La présence de l'avocat, qui était obligatoire lorsque
l'accusé décidait de collaborer à l'enquête, semble
ne plus l'être lorsqu'il décide de se taire.
2) Le droit de se taire exercé librement en l'absence
d'un avocat
143. La solution est d'autant plus surprenante que la Cour
s'était attachée à démontrer l'importance de la
présence de l'avocat des les premiers stades de la
procédure138. Placé dans une situation de faiblesse,
l'accusé, comme toute personne se trouvant dans une telle situation,
doit pouvoir être assisté dans l'expression de sa volonté.
Le priver de ce droit est contraire à l'équité, quel que
soit le comportement finalement adopté par l'intéressé.
La Cour affirme pourtant le contraire dans l'arrêt
Murray : « (É) rien n'indique que l'intéressé n'ait
pas compris la signification de l'avertissement de la police avant de voir son
solicitor. Dans ces conditions, le fait que pendant les quarante-huit
premières heures de sa détention le requérant n'a pu avoir
acces à un homme de loi ne retire rien au constat qui précede,
à savoir qu'il n'était pas inique ou déraisonnable de
tirer des conclusions [de son silence] ».
Il semble donc que l'atteinte aux droits de la défense
constitué par l'absence de l'avocat des les premiers instants de la
procédure, contrairement ce qui a été décidé
en cas d'aveu contraint, soit dépourvue d'incidence quant au respect du
droit de se taire. La question justifierait néanmoins un examen
particulier sur le fondement combiné des articles 6§1 et 6§3,
si l'on en croit la Cour dans l'arrêt Murray précité :
« La question du déni d'acces à un
- 73 - solicitor n'en a pas moins sur les droits de
la défense des incidences qui appellent un examen séparé
>>139.
144. Ainsi, l'absence de l'avocat au moment oü
l'accusé exerce son droit de se taire est seulement Ç l'un des
éléments à prendre en considération pour
apprécier le caractère équitable >>140
de la décision du juge du fond de tirer une conclusion
défavorable de ce silence. En effet,
le mécanisme de contrôle mis en Ïuvre par la
Cour est complexe et le
juge national ne peut tirer des conclusions
défavorables du silence de l'accusé que si plusieurs
éléments cumulatifs sont réunis. En réalité,
la CourEDH se contente ici d'enfoncer une porte ouverte: l'exercice du droit de
se taire, tel qu'elle le concoit, ne bouleverse pas le système des
preuves en matière pénale.
B] LE SILENCE MENACÉ OU L'EXERCICE RISQUÉ DU
DROIT DE SE TAIRE AU STADE DU PROCéS
145. Si le principe est que le juge ne peut pas tirer des
conclusions du silence de l'accusé lors du procès (1), la
règle porte en elle-méme ses propres limites, formulées de
facon autonome par la CourEDH (2). Des difficultés particulières
ayant été soulevées en cas de déduction
tirée par un jury, la Cour a dü préciser les conditions
propres à cette procédure (3).
1) L'interdiction de principe faite au juge de tirer des
conclusions défavorables du silence de l'accusé
146. Le droit de se taire complète le droit de ne pas
s'autoaccuser au sein du mécanisme mis en place par la Cour afin de
garantir l'équité de la procéd ure (a).
Pour autant, le système n'a rien de très original, comme
l'indique l'examen des motifs de cette interdiction (b).
139 On constate encore une fois ici la difficulté
d'établir avec certitude le fondement textuel du droit au silence, ainsi
que le rôle joué par les droits de la défense au sein du
contrôle exercé par la Cour.
140 CEDH 6 juin 2000, Averill c/ Royaum-Uni, § 48.
a-Le droit de se taire comme garantie de
l'équité de la procédure
147. Le droit de ne pas s'accuser soi-même suppose que
l'individu qui fait l'objet des poursuites puisse garder le silence librement,
sans encourir de sanction pénale. Toutefois, ce droit reste
théorique si le refus de parler est considéré comme un
aveu de culpabilité. En effet, l'accusé se trouve alors dans une
position t out aussi inéquitable puisqu'il sera de toute façon
jugé coupable : qu'il produise des preuves contre lui-même ou
qu'il se taise, le juge retiendra dans les deux cas un élément
à charge. En conséquence, le droit de se taire, contre-face du
droit de ne pas s'autoaccuser, interdit « de fonder une condamnation
exclusivement ou essentiellement sur le silence du prévenu ou sur son
refus de répondre à des questions ou de déposer ». En
d'autres termes, le silence doit n'être que le fondement accessoire de la
décision du juge, parmi un faisceau de preuves ayant emporté sa
conviction.
148. Le principe est donc que le juge national ne peut pas
tirer de conclusions défavorables du seul silence gardé par
l'accusé lors de la phase d'enquête141. L'exercice du
droit de se taire ne saurait justifier la condamnation pénale de
l'accusé. La solution est logique, qui complete le dispositif mis en
place par la CourEDH en matiere d'aveu contraint. Elle est loin d'être
originale, comme l'indique l'exposé de ses motifs.
b-La justification classique de l'interdiction faite au
juge de tirer des conclusions du silence de l'accusé
149. Le droit de se taire, dans l'esprit de la Cour, doit
garantir la présomption d'innocence142 en prévenant
les risques que la charge de la preuve soit inversée. En e ffet, en
matiere pénale, le principe est que l'accusé est
présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité soit
établie. La regle selon laquelle « c'est à l'accusation de
prouver la culpabilité du prévenu sans obliger aucunement ce
dernier à prêter son concours »143 en est la
traduction sur le plan procédural.
Il s'agit là d'une regle classique d'administration de
la preuve en matiere pénale. Actori
141 CEDH 8 février 1996, John Murray c/
Royaume-Uni, §47.
142 On notera à cette occasion
l'intégration des exigences de l'article 6§2 dans l'article
6§1, cf. supra n°39.
143
Arrêt Murray, précité.
incumbit probatio, cÕest à la partie
poursuivante (lÕaccusation) dÕétablir la
culpabilité de lÕaccuse car se défendre,
précisément, ce nÕest pas sÕaccuser ; il y aurait
renversement de la charge de la preuve, non seulement à contraindre
lÕintéressé à produire des preuves contre lui-
même mais également dans le fait de considérer son silence
comme une preuve à charge.
Partant, lorsque le juge tire des conclusions
défavorables du silence de lÕaccuse lors de la phase
dÕenquête, il transforme la présomption dÕinnocence
en présomption de culpabilité et viole ainsi les exigences du
proces equitable. On peut egalement considérer quÕen tirant une
telle deduction du silence de lÕaccuse, le juge viole lÕexigence
dÕimpartialité posée par lÕarticle 6§1 ConvEDH
: il y aurait préjugé à considérer que
lÕaccuse qui se tait dissimule sa culpabilité.
150. Les regles classiques dÕadministration de la preuve
et la jurisprudence de la CourEDH interdisent de tirer des conclusions
défavorables du seul silence de lÕaccuse. A contrario,
lorsque ce silence nÕest pas le seul element soumis au juge, il devrait
etre possible de lÕinterpreter comme un aveu tacite de
culpabilité. La Cour confirme cette idée dans
lÕarrêt Murray, lorsquÕelle énonce quÕil
Ç est tout aussi evident que ces interdictions ne peuvent et ne
sauraient empêcher de prendre en compte le silence de
l'intéressé, dans des situations qui appellent assurément
une explication de sa part, pour apprécier la force de persuasion des
elements à charge È. En clair, le juge peut fonder une decision
de condamnation sur le silence de lÕaccuse des lors que ce silence
nÕest pas le seul element à charge motivant sa decision. On
retrouve ici une autre regle classique dÕadministration de la preuve,
qui en renverse la charge des lors que lÕaccusation a fourni un
commencement de preuve de la culpabilité de lÕaccuse. Reus in
excipiendo fit actor, cÕest alors à lÕaccuse de
prouver son innocence, ou tout du moins de refuter la force probante de
lÕélément de preuve fourni par lÕaccusation. Dans
le cadre du droit de se taire, ce principe se traduit par une série
dÕexigences.
2) Le renversement du principe en presence des conditions
fixees par la jurisprudence europeenne
151. La Cour fixe trois conditions cumulatives, à la
denomination originale mais au contenu classique, dont la reunion permet au
juge national de prononcer une decision de condamnation malgré le
silence de lÕintéressé lors du proces. En
réalité, il sÕagit davantage de
trois étapes dans le raisonnement de la Cour: si
l'accusé persiste dans son silence lors des deux premières
étapes, il devient possible de prononcer une condamnation sur ce
fondement lors de la troisième.
a-Le silence confronté aux Ç
éléments appelant une explicationÈ
152. On ne reviendra pas ici sur l'exigence de notification
du droit de se taire, qui concerne essentiellement la phase d'enquête. Si
le droit de se taire était absolu au cours de cette phase,
l'accusé va devoir rompre le silence au cours du procès,
dès lors que les éléments produits par l'accusation
Ç appellent une explication >> ou que les questions
soulevées par ces éléments Ç appellent une
réponse >>.
Cependant, tous les éléments n'ont pas une
force probante égale et n'appellent pas nécessairement une
explication144. Le juge n'est donc pas libre d'apprécier la
force probante des preuves qui lui sont soumises : il existe, ici aussi, un
principe de conventionalité qui régit l'admissibilité des
modes de preuves. Le nombre des pièces à charge est un
élément d'appréciation, mais aussi la nature des preuves
soumises au juge, lorsqu'il s'agit par exemple
145
de preuves médicolégales telles les empreintes
de l'accusé sur le lieu de l'infra ction . Par ailleurs,
l'hypothèse du défaut d'avocat, lorsque l'accusé a choisi
de se taire face au questions des enquêteurs, est Ç l'un des
éléments à prendre en considération>> pour
évaluer la force probante des autres pièces à charge.
Enfin, la Cour ind ique qu'il faut tenir compte du Ç degré de
coercition inhérent à la situation >>, mais l'analyse
qu'elle en donne
en fait une condition inopérante puisqu'elle se borne
à contrôler que le requérant a en vérité pu
garder le silence, condition nécessairement satisfaite puisque l'on est
dans l'hypothèse oü le droit de se taire a été
exercé146.
153. Ces éléments sont suffisamment accablants
pour établir la culpabilité du prévenu : ils constituent
le commencement de preuve exigé pour en renverser le fardeau. C'est
alors à l'accusé de combattre les éléments à
charge, de leur «apporter une réponse». Car
l'équité
144 Sinon le juge aurait beau jeu de poser à
l'accusé les mêmes questions que les enquêteurs, et la
violation du droit de ne pas s'autoaccuser aurait simplement été
décalée au stade du procès.
145 Arrêt Murray, §40, précité.
146 Cf. arrêt Murray § 48, précité. Il
ne peut s'agir de la question de savoir si la notification du droit de se taire
constitue une coercition abusive, puisque la Cour traite cette question de
facon autonome (cf. supra, n°141).
impose que <<le silence, quand il doit produire des effets,
soit soumis à une procédure qui garantisse les droits de la
défense >>147.
b-Le silence comme renonciation à sa propre
disculpation
154. La «réponse» mentionnée par la
Cour est une simple application du principe du contradictoire: une fois la
charge de la preuve renversée, c'est à la défense de
contredire la force probante des éléments fournis par
l'accusation.
A ce stade, l'accusé qui persiste dans son mutisme
renonce en quelque sorte à contribuer à sa propre disculpation:
le silence est une ligne de défense qu'il adopte à ses risques et
périls puisque, par hypothèse l'accusation a déjà
rapporté la preuve de sa culpabilité. En effet, il est une autre
règle d'administration de la preuve selon laquelle ce qui n'est pas
contesté est considéré comme
établi148.
155. Dès lors que les éléments produits
par l'accusation ont une force probante suffisante (selon l'appréciation
de la CourEDH) pour renverser la charge de la preuve, le silence peut faire
office d'aveu tacite sans que le juge ne viole la présomption
d'innocence. En effet, l'accusé qui refuse de déposer à
décharge ne laisse alors subsister que des éléments
à charge.
c-Le silence transformé en aveu tacite par une
déduction de Ç bon sensÈ
156. En effet, en l'absence de contradiction des
éléments produits par l'accusation, les
149
seuls éléments soumis à
l'appréciation du juge seront des éléments à charge
. La CourEDH peut donc autoriser le juge à conclure, dans une telle
hypothèse, <<par un simple raisonnement de bon sens, [que
l'accusé] n'avait aucune explication à donner et qu'il
était coupable >>150.
147 L.-E. Pettit, Droit au silence,
précité.
148 De môme, si l'accusé fournit des explications
(mais alors il ne conserve pas le silence) que le juge estime, cette fois-ci
discrétionnairement, insuffisantes, alors l'exercice du contradictoire
aura été vain et la culpabilité sera établie.
149 On notera que dans l'esprit de la CourEDH, les seuls
éléments susceptibles de renverser la charge de la preuve lorsque
le requérant conserve le silence sont des preuves accablantes qui ne
laissent subsister aucun doute dans l'esprit du juge. L'adage in dubio pro
reo dispara»t dans le mécanisme du droit de se taire: ce n'est
plus le doute mais la présomption d'innocence qui profite à
l'accusé.
150 Cf., par exemple, l'arrôt Condron, § 61,
précité.
Une simple déduction logique permet effectivement de
parvenir à une décision de condamnation. Le raisonnement de la
Cour peut se résumer au schéma suivant: la présomption
d'innocence impose à l'accusation de prouver la culpabilité de
l'accusé et interdit au juge de déduire cette culpabilité
de son silence. Si l'on symbolise par des chiffres les éléments
à charge, la règle se traduit par l'équation suivante : 0
(éléments produits par l'accusation) + 0 (silence de
l'accusé) = 0 (culpabilité). De même, si l'accusation est
parvenue à réunir des éléments suffisamment
probants pour renverser la charge de la preuve, on obtient alors
l'équation suivante: 1 (élément probant) + 0 (silence
persistant) = 1 (culpabilité). Effectivement, dans cette dernière
hypothèse, le simple bon sens permet au juge national de rendre une
décision de condamnation en conformité avec la présomption
d'innocence. Cependant, nonobstant la formulation de la Cour, il serait plus
exact de considérer que dans ce cas précis le juge ne tire pas de
conclusions défavorables du silence mais des éléments
à charge produits par l'accusation. La seule occasion de «tirer des
conclusions défavorables du silence», au sens oü le juge
déduirait la culpabilité de l'accusé de son seul silence,
correspond à l'hypothèse oü l'accusation n'a pas
réussi à renverser la charge de la preuve; de telles conclusions
sont alors interdites par la présomption d'innocence et les
règles classiques d'administration de la preuve.
157. En dernier lieu, il convient de mentionner des
difficultés particulières qui surgissent lorsque l'accusé
n'est pas jugé par un magistrat professionnel mais par un jury.
3) Les conditions particulières à la
procédure de jugement par un jury
158. La Cour décide sur le fond que la
«jurisprudence Murray» est transposable au jury. Ce dernier est donc
soumis aux mêmes conditions de respect de la présomption
d'innocence qu'un magistrat professionnel. Par conséquent, la Cour
rejette l'argument du gouvernement dans l'arrêt Condron, qui consistait
à soutenir que le jury devrait, certes, être informé des
risques d'iniquité encourus en cas de conclusions défavorables
tirées du seul silence de l'accusé mais que, souverain, il
pourrait malgré tout déduire la culpabilité de ce seul
élément.
159. Les particularités de cette institution appellent
également des exigences de forme. En effet, le jury ne motive pas ses
décisions, ce qui ne met pas la CourEDH en mesure de
contrôler l'impact que le silence a exercé sur
les jurés et restreint la faculté de l'accusé de
contredire, en appel, sa déclaration de culpabilité 151 . Par
conséquent, c'est au juge national qu'il incombe de s'adresser au jury,
afin de l'informer que ses membres sont soumis aux mêmes obligations que
le magistrat professionnel et que la procédure serait entachée
d'iniquité s'ils fondaient leur décision sur le seul choix de
l'accusé de conserver le silence. Plus précisément,
Çla formule doit refléter l'équilibre que dans son
arrêt John Murray la Cour a cherché à ménager entre
le droit de garder le silence et les circonstances dans lesquelles des
conclusions en défaveur d'un prévenu peuvent être
tirées de son silence È152.
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