II- LE PROBLÈME DES PRÉJUDICES FUTURS
A/ Aspects juridiques 1°) Cas de
préjudices différés
155. Au moment de la survenue d'un dommage environnemental,
il peut arriver que certains préjudices ne soient pas
décelés sur le champ, pas même avant plusieurs
années. Que faut-il en faire? Les préjudices
différés ou préjudices futurs soulèvent par
conséquent des problèmes de preuves. La Directive 2004/35
prévoit par exemple qu'elle ne s'applique pas comme beaucoup d'autres
lois, par rétroaction, aux dommages survenus avant son entrée en
vigueur (article 18). Combien de temps cependant après la survenue du
dommage principal pourrait-on accepter les
74 Ce fonds (FIPOL 1) a notamment permis
l'indemnisation des victimes de la catastrophe de «Tanio { hauteur de 33
409 217 d'euros environ pour les dépenses de nettoyage, 370 326 d'euros
environ pour les frais liés au tourisme, 7930 d'euros environ pour les
frais liés { la pêche et 75 429 euros environ pour les autres
préjudices. V. DELEBECQUE (Ph.), op. cit., p.127.
conséquences d'une pollution née d'un dommage
collatéral? En droit commun de la responsabilité le
préjudice futur est admis mais assortie de conditions.
L'éventualité doit être très plausible,
conçue à partir de faits connus.
2°) Le facteur temporel
156. De même, la Directive 2004/35
prévoit qu'elle ne s'applique pas aux dommages qui surviendraient plus
de trente ans après son entrée en vigueur. Si cette prescription
trentenaire est justifiée en droit commun de la réparation civile
et appliquée avec succès aux dommages ordinaires, il reste
qu'elle suscite des inquiétudes en matière environnementale. Car,
certaines atteintes environnementales très graves mais suffisamment
subtiles et sournoises risquent d'être découvertes longtemps
après, simplement du fait que la logistique scientifique et les experts
qualifiés ne sont pas encore à la portée de certains pays
pauvres qui pourraient subir par négligence le déversement de
déchets hautement toxiques mais autrement présentées par
leurs producteurs de pays développés pourtant conscients des
enjeux sanitaires. La prescription trentenaire s'avère donc courte parce
que la détection de certaines pollutions et déchets dangereux
requièrent une grande connaissance en biologie, chimie, microbiologie,
chimie-nucléaire et autres sciences. Mais tout dépend de la
manière d'interpréter la prescription. Si la computation des
délais se fait comme en matière pénale { partir du jour
où l'on est informé ou que l'on a découvert le
phénomène incriminé et { même d'agir, dans ce cas
l'application de la prescription serait plus équitable.
F/ Règlement du contentieux nés des
préjudices futurs ou différés
1°) Qui doit supporter la
réparation
157. Dans le dommage environnemental, ce sont les
responsables dommageurs qui doivent supporter la totalité des
conséquences pécuniaires nés de leurs fautes. Mais, alors
que les juges ont conçu et peaufiné le concept du
préjudice écologique plus favorable aux victimes, ils sont en
revanche prudents pour l'admission des risques futurs ou simplement
éventuels par ce que la base d'appréciation fait défaut.
Faut-il accepter un préjudice qui peut survenir ou qui pourrait ne pas
l'être ? Dans ces circonstances lorsqu'au moment du verdict un risque a
été sous-estimé, mais survient après, c'est
l'État qui va devoir supporter les effets de ce préjudices futurs
où les victimes laissées { leur propre sort. Car si rien
n'interdit aux victimes d'attraire les responsables de nouveau devant les
tribunaux il risque de ce heurter { l'éternelle exigence de la justice :
la production de la preuve.
2°) Le problème de la preuve
158. C'est certainement l'un des écueils du monde
judiciaire, l'exigence de la preuve. Pour être indemnisé, la
victime d'une pollution différée quelconque devra faire la preuve
non seulement qu'elle a subi un dommage mais encore que ce préjudice
n'avait pas été réparé ou indemnisé. C'est
une question, de bonne foi quoiqu'elle soit laissée {
l'appréciation du juge qui apprécie au cas par cas. Le
préjudice éventuel ou futur n'a pas les faveurs des juridictions
même dans dommage moins rigide comme l'environnement.
159. Selon une sagesse africaine «deux
précautions valent mieux qu'une~. A supposé qu'il y ait encore
quelques doutes sur la dégradation accrue de l'environnement et les
graves dangers qui menacent l'humanité dans un futur proche si des
actions concrètes ne sont pas menées aujourd'hui pour y faire
face, cette alerte constitue moins un inconvénient qu'un atout
supplémentaire pour persévérer dans le changement de
comportement et mieux préserver l'environnement; car si à terme
rien ne se produit, les inconvénients liées aux mauvaises
prévisions n'auraient rien de comparables aux conséquences de la
négligence qu'engendreraient ces catastrophes. Comme le dit Michel
PRIEUR75, le principe de précaution est une «nouvelle
forme de prévention imaginée pour protéger contre les
risques encore inconnus ou incertains. (...) Autrement dit, face {
l'incertitude ou { la controverse scientifique actuelle, il vaut mieux prendre
des mesures de protection sévères à titre de
précaution que de ne rien faire>>. Ce principe est consacré
par le Traité d'Amsterdam (article 174-2), la Convention de Rio
(principe 15), la Convention de Bamako sur l'interdiction d'importer en Afrique
des déchets dangereux (article 3). Au demeurant, ces alertes
répétées sur la mauvaise santé de l'environnement
ne font que rappeler { chaque être humain que l'état de nature
dont il croit s'en être évincé, l'interpelle constamment
à la méditation sur ses réelles origines.
160. Les grandes catastrophes et accidents industrielles
et nucléaires, ont fait prendre conscience à la communauté
internationale des conséquences transfrontières de ces
désastres d'envergure. Les États les plus nationalistes, se sont
peu à peu rendu compte qu'en matière environnementale, les
frontières nées de la balkanisation de la terre en continents et
États ne sont que fictives car très fragiles. Le dommage
environnemental montre également qu'aucun État, aucune personne
ne peut mieux protéger sa personne, ses biens et les siens que si elle
s'intéresse { son voisin, à son sort, et si elle collabore avec
celui-ci pour le bien de l'humanité. A tout moment une catastrophe
humaine perpétrée à des centaines, des milliers de
kilomètres peut occasionner dans d'autres États riverains et
même lointains, les mêmes dégâts humains et
matériels que dans l'État générateur du dommage.
Finalement l'on peut quelle que soit la manière dont elle est
menée, la réparation environnementale ne peut être efficace
et satisfaisante que si les dommageurs s'impliquent franchement dans la
réparation de leurs erreurs et si les victimes de leur côté
se préoccupent plus de la protection de l'environnement que par des
billets de banques.
75 PRIEUR (Michel), Droit de l'environnement, D. 2004;
cité par DUPUY (Pierre-Marie), «La responsabilité
internationale en matière d'environnement, Cours n° 8,
Master DICE, p. 3
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