B. L'Afrique du Sud entre assomption du passé et
projection de l'avenir
L'Afrique
du Sud a ouvertement pris le chemin de l'assomption de son passé.
Plutôt que de se préoccuper à sanctionner les
méfaits de ce dernier, le choix effectué a été de
récompenser les faits du présent. Pour cela la stratégie a
consisté en une paix politique mise en scène pour influencer les
mémoires. L'élection a légitimé le processus sud
africain tandis que la constitution l'a institutionnalisé256(*).
Avec
la mise sur pied de la CVR, le travail historique a permis d'accorder la
majorité des noirs et blancs sur le sens à donner aux
événements qui ont marqué l'histoire du pays pendant des
décennies. Le fait pour les persécuteurs de demander l'amnistie
revenait pour eux à reconnaître, du moins formellement, leur
responsabilité dans les violences et injustices du passé. Tout de
même, l'on s'accorde à dire que la Commission n'a pas fait -sans
doute volontairement-, tout le travail qui devait mettre en évidence le
caractère systémique de l'apartheid qui a privé les noirs
de l'éducation, des conditions de vie décentes, et a
déstructuré l'ensemble de la société. Aussi reste
suspendue la question des réparations promises au terme du travail du
Comité y compétent de la CVR.
L'on
pourrait emprunter, en outre, la catégorisation de Barbara Cassin pour
comprendre la situation de ce pays. L'auteur distingue en effet deux types de
politiques de mémoires : une politique passive et une politique
active257(*). Dans le
premier cas, la gestion des archives participe de l'apaisement au temps. Le
temps de latence, précisément, favorise la transition d'un
passé trop récent, violent, chargé d'affect, vers un
passé apaisé. Dans le deuxième cas, il s'agit de conduire
des politiques d'amnésie ou d'anamnèse. En grec ancien, ces deux
termes traduisent en effet une même réalité258(*). Selon Barbara Cassin, alors
que l'amnésie est liée aux crimes qu'on ne peut ni punir ni
pardonner selon l'expression de Hannah Arendt, l'anamnèse est un
impératif de `'full disclosure''. Ici, le crime doit être
pleinement divulgué.
La
version réécrite de l'histoire de l'apartheid est compilée
dans les rapports de la CVR. Ceci va en droite ligne de la logique de
l'anamnèse, dans la mesure où les archives ont été
détruites par les blancs. Ceci justifie amplement le choix de poser,
entre autres conditions de l'amnistie, la révélation
complète du crime. La pratique grecque constitue donc le parfait exemple
du contraire de ce qui s'est passé en Afrique du Sud. Mais le but
n'était pas seulement de dire. Il fallait aussi faire comprendre,
transmettre. C'est pourquoi l'écriture de ce rapport est
formalisée dans un style simple. Cette option facilite la lecture des
Sud africains de niveau moyen. En plus, ce rapport est traduit dans l'ensemble
des langues officielles du pays. Toutefois, son coût mentionné
supra ne permet pas sa diffusion dans l'ensemble des couches sociales. Ce qui
voudrait dire que bon nombre de citoyens, en dehors des auditions ultra
médiatisées de la Commission, ne disposent pas du document qui
constitue le fondement de la renaissance morale du pays.
Les résultats de cette remarquable expérience qui portent en elle
des béquilles compréhensibles sont nets. Après
l'adhésion d'une grande majorité des Sud africains au projet de
réconciliation, la question des indemnisations non versées ou
partiellement demeure l'une des préoccupations restées sans
solutions. Sa capacité de production d'une résurgence de
bellicosité est néanmoins nulle. Toutefois, cette question peut
alimenter des frustrations perpétuelles et un sentiment
d'inachevé chez les bénéficiaires insatisfaits.
Malgré tout, les défis qui interpellent ce pays dans sa marche
vers la conquête de son statut de puissance émergente ont
commandé que tous les acteurs dominants du champ politique s'accordent
sur le minimum de conditions à même de permettre la gestion
harmonieuse du passé pour l'émergence consensuelle du futur. La
nouvelle Afrique du Sud réinventée culturellement fera donc face,
désormais, aux défis sociaux, démographiques,
économiques, juridiques et politiques259(*).
Les
processus décrits ici et là peuvent se résumer dans les
schémas suivants :
* 256 Pour aller plus loin,
lire Wilson, Robert, The politics of truth and reconciliation in South
Africa: legitimizing the post Apartheid State, Cambridge, Cambridge
University Press, 2001.
* 257 Barbara Cassin,
« Oter à la haine son éternité. L'Afrique du Sud
comme modèle », consulté en ligne,
http://docs.google.com/gview, le 08 octobre 2009.
* 258 Mê
mnêsikakein qui veut dire `'tu ne rappelleras pas les malheurs, ou
les maux des événements du passé''. La première
personne qui enfreignait ce principe était simplement mise à
mort. C'était le décret de 403.
* 259 Lire Sean Jacobs,
« Sur l'Afrique du Sud post-Apartheid et le devenir de la
« nation arc-en-ciel », Politique africaine,
n°103, octobre 2000, p.7. Pour aller plus loin : R Alence,
« South Africa after apartheid :the first decade »,
Journal of Democracy, vol 5, n°3, 2004 ; A. Handley,
«The new South Africa, a decade later», Current History, vol
103, n°673, 2004; P. Bond, Elite transition: From Apartheid to Neo
liberalism in South Africa, Pietermaritzburg, University of Kwazulu Natal
Press, 2005; V. Padayachee, «The South African economy
1994-2004», Social research, vol 73, n°3, 2005.
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