Paragraphe 2 : Une réconciliation
définitive est-elle possible ?
Nous
venons de voir que les politiques du pardon et de la justice butent très
souvent contre la mémoire des victimes qui peuvent ne pas oublier.
Dès lors se pose la question de savoir si le pardon et la justice
peuvent contribuer de manière durable à la paix dans une
société post conflit.
A. Passéisme et présentisme dans la
réconciliation au Rwanda
Aujourd'hui,
le visage qu'offre le Rwanda est de loin différent des images de
violence de 1994. Le pays s'est peu à peu relevé des cendres du
génocide. Le système judiciaire tatillon au lendemain des
événements atroces s'est reconstruit remarquablement. De plus,
les « gacacas » ont permis de réécrire dans
les détails l'histoire du génocide à travers les acteurs.
Le
retour vers le passé se fait à deux niveaux distincts qui ne
sont jamais neutres: celui des individus et celui des institutions. Dans le
premier cas, des associations créées248(*) travaillent pour
perpétuer la mémoire positive du génocide249(*). Certaines essayent de
recenser les noms de l'ensemble des rescapés et victimes. En plus, elles
ont permis d'avancer vers la création des sépultures symboliques
aux tutsi enterrés dans des fausses collectives. Des fonds d'aides
privés existent par ailleurs pour soutenir les familles des disparus,
notamment dans les domaines de la santé, de l'éducation, et de la
réhabilitation sociale. Bon nombre travaillent sur des domaines
précis. C'est la raison pour laquelle il existe des associations qui
prennent en charge les femmes violées et mutilées, les enfants
des tutsi assassinés, les rescapés traumatisés, etc.
Dans le second cas, le pouvoir central essaye de faire en sorte que les
Rwandais s'identifient au génocide non en tant que membre d'une
composante ethnique, mais en tant que citoyen du pays. Les manuels scolaires
essayent de transmettre la version officielle de l'histoire de ce
génocide, tout en sensibilisant les jeunes générations sur
les dangers du crime passé250(*). Le Fonds d'Assistance aux rescapés du
génocide et d'autres mesures officielles sont prises dans le même
sens251(*). Comme
l'écrit Valérie Rosoux, la mémoire « ne se
réfère jamais au passé de manière neutre et tout
à fait objective. En effet, ce ne sont pas les choses elles-mêmes
qui entrent dans la mémoire mais leurs images...elle reconstruit et
réorganise le passé »252(*).
Chaque
année, une semaine est consacrée aux célébrations
des morts pour affirmer que le courant négationniste est anhistorique.
En effet, certains pensent encore aujourd'hui que le génocide n'a pas eu
lieu au Rwanda. Les défenseurs de cette thèse avancent
plutôt l'hypothèse d'une violence mineure exagérée
par les médias, ou pire encore celle des tutsi eux-mêmes
génocidaires. Pour appuyer cette dernière thèse, l'on
mentionne des actions menées par le FPR en RDC, en soutien à la
rébellion de Laurent Nkunda Batoiré, un tutsi congolais ; et
l'implication des milices du FPR dans le bombardement de l'avion
présidentiel en avril 1994, point déclencheur des tueries.
Il
est aussi éclairant de signaler l'important travail effectué par
le TPIR pour arrêter et juger certaines grandes figures du
génocide. La relative collaboration apaisée avec les
autorités rwandaises traduit une volonté générale
de tourner la page pour rebâtir la nation Rwandaise expurgée de la
haine réciproque et de la désignation mutuelle de l'autre comme
ennemi.
Toutefois,
malgré tout ceci, la reconstruction du présent demeure
parsemée de défis liés à ce passé trop
présent. La question des libérations des génocidaires
repentis sans réparations constitue l'un de ces défis. Faute de
preuves, les « gacacas » et les tribunaux ordinaires
étaient très souvent appelés à libérer les
prévenus253(*).
Dans la mesure où ces personnes devaient cohabiter avec leurs victimes,
il demeure impossible d'imaginer une situation dans laquelle la page du
passé pourrait se retourner devant une impression d'injustice. Le
sentiment d'incomplétude du processus se trouve amplifié par la
non prise en compte des dommages contre les biens, ainsi que nous l'avons
relevé.
La
question des mémoriaux divise encore les Rwandais aujourd'hui. Une
quantité raisonnable des hutu qui soutiennent toujours la famille
Habyarimana en exil sont opposés à la décision du
président Rwandais de transformer l'ancienne résidence du
président défunt en musée. La famille de ce dernier a
d'ailleurs vivement réagi en publiant un communiqué dans lequel
elle fustigeait cette décision. De manière plus
générale, nous avons montré que les musés peuvent
attiser des foyers de violence latentes dans les mémoires individuelles.
Le musée de Gisozi de Kigali par exemple expose 260000 corps. A
l'intérieur, on y trouve des crânes humains, des ossements, des
vidéos qui montrent des tueurs en action, des blessés qui
demandent grâce à leurs bourreaux, etc.
Devant
cette irruption permanente du passé dans les consciences individuelles
et collectives, il devient impératif que la construction du
présent s'émancipe du poids de la mémoire négative
pour puiser dans l'histoire non les réminiscences des
événements douloureux, mais plutôt le ferment de
l'unité et de la réconciliation qui reste une possibilité,
bien que difficilement réalisable dans la totalité. Le cas
Rwandais permet de voir que malgré la priorisation par le pouvoir
central des poursuites contre les génocidaires254(*), l'unité nationale
commande la prise des mesures plus conciliatrices qui, à défaut
de réconcilier totalement, permettent une sociabilité commune
durable entre tutsi et hutu. L'expérience sud africaine quant à
elle, centrée sur les victimes255(*), va devoir se solder par la rupture avec le
passé et la projection vers le futur.
* 248 C'est le cas d'Ibuka
ou de l'association des veuves du génocide.
* 249 Ricoeur lit le devoir
de mémoire à celui de justice, notamment par le souvenir.
In : La mémoire, l'histoire, l'oubli, op.cit ;
p.227.
* 250 Sur le lien entre
mémoire et pardon, lire Rainer Rochlitz, « Mémoire et
pardon », Critique, n°646, mars 2001.
* 251 Voir supra.
* 252 Valérie
Barbara Rosoux, « Rwanda. La mémoire du
génocide », op.cit ; p. 732.
* 253 Cette situation s'est
aussi posée au niveau du TPIR. Le procureur dudit tribunal s'est par
exemple retrouvé contraint de ne pas poursuivre les membres de l'Akazu,
un cercle d'initiés qui détenaient les rênes du pouvoir
hutu en avril 1994. De même peut-on noter l'impasse sur les crimes de
guerre commis par l'APR, la branche armée du FPR.
* 254 Sur les victimes
a contrario, lire le philosophe et sociologue Jean-Michel Chaumont,
La concurrence des victimes. Génocide, identité
reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997, pp 335-342.
* 255 Voir Stephane
Leman-Langlois, «Mobilizing victimization: the construction of a
victim-centered Approach in the South African Truth and reconciliation
Commission», Criminilogie, 33 (1), 2000, pp. 145-166.
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