K. L'entretien institutionnel de la mémoire et ses
effets indirects : le cas des mémoriaux au Rwanda
La
prise en compte publique des morts des guerres du passé, des
héros ayant particulièrement marqué la construction d'une
nation, des martyrs politiques ; amène généralement
les Etats à créer des édifices en leur honneur. Ceux-ci
ont le but légitime de perpétuer la mémoire et sont
largement acceptés par la communauté. Le problème peut
néanmoins se poser dans le cas des mémoriaux des
événements tels que le génocide. Ceux-ci peuvent en
même temps jouer un rôle d'aseptisation des mémoires et de
reproduction des souvenirs dangereux. Valérie Rosoux ne dit pas autre
chose en écrivant : « Nous avons
déjà observé que l'utilisation de la mémoire du
génocide pouvait conduire au désir d'oubli. Nous constatons
à présent que cette même utilisation de la mémoire
peut au contraire susciter une obsession
mémorielle »244(*).
Dans
le premier cas, le mémorial sert de pont entre les vivants et les morts.
Aucune nation ne se construit sans une conscience historique
élevée. Ce lien est canalisateur des consciences enfouies dans
l'éternité. Le trait d'union entre les générations
futures et passées peut également s'établir à
travers le mémorial. Ainsi présentés, ces bâtiments
publics ou privés participent de la pérennisation de la
pensée et/ou de l'oeuvre des personnages et des personnalités mis
en exergue. La construction des mémoriaux au Rwanda fait l'objet d'une
option inscrite dans l'agenda public. Après le génocide, le
pouvoir central a voulu réhabiliter la mémoire des tutsi morts,
ce d'autant plus que l'actuel Chef de l'Etat est l'un des leurs. En
conséquence, la loi portant création du Comité national de
lutte contre le génocide réaffirme, en son article 4, la
décision de développer des stratégies nationales en vue de
perpétuer la mémoire du génocide. C'est dans ce contexte
que des musées et des mémoriaux vont voir le jour. Les victimes
et rescapés du génocide étant soutenus tant à
l'extérieur qu'à l'intérieur du Rwanda, aucune opposition
n'est faite sur leurs initiatives privées en matière de
création des musées et autres édifices de la
mémoire245(*).
C'est la raison pour laquelle l'on peut retrouver des Rwandais de
l'intérieur, tutsi, mais aussi ceux de la diaspora,
propriétaires de ces enseignes.
Dans
le second cas par contre, le mémorial peut avoir exactement à
produire l'effet contraire à celui souhaité. Au Rwanda, ces
institutions exposent très souvent des corps des hutu
modérés, mais surtout des tutsi tués pendant le
génocide. En fait de corps il s'agit des squelettes humains recouverts
de vêtements de leurs propriétaires avérés ou non.
La mine desdits squelettes est de nature à produire un effet
d'émoi et de révolte naturelle à ceux qui les regardent.
La douleur que ces morts ont endurée est comme vivante, présente,
et transmissible. Dans le cas où l'on n'est pas suffisamment une
`'tête froide'',246(*) il peut arriver que les souvenirs enfouis dans la
mémoire resurgissent de manière négative. Etant
donné que les musées et mémoriaux sont très souvent
implantés dans des lieux où les massacres ont eu lieu (Eglises,
écoles, gymnases, etc), les proches des victimes se rendent en
priorité là où pourraient se retrouver les membres de
leurs familles. Il est fort à craindre que la vue de ces corps puisse
éventuellement créer une révolte interne qui alimenterait
l'esprit de vengeance.
Dans
tous les cas, il convient de dire avec Bertrand Jordane que,
« alors qu'un génocide a déchiré la
société rwandaise dans son ensemble, la question du rapport
à l'histoire et de la mémoire est plus que jamais l'enjeu
essentiel de la survie de cette société à travers chacun
des individus qui la composent »247(*). Le rapport des Rwandais de
tous bords à ces bâtiments du souvenir est en partie lié
à leur propre histoire. Cependant, dans la reconstruction morale du
pays, ce qui compte, c'est d'accepter l'autre et d'en faire un membre de la
communauté désensauvagée. Dans les deux pays, la question
de la solidité de la réconciliation soulève
irréfutablement celle de sa pérennité.
* 244 Valérie Rosoux,
op.cit ; p. 735.
* 245 Pour en savoir plus,
lire Pierre Nora, Les lieux de mémoire, tome 3, vol.1, Paris,
Gallimard, 1993.
* 246 Ce concept
emprunté à un psychologue a été défini
supra.
* 247 Bertrand Jordane,
Rwanda. Le piège de l'histoire. L'opposition démocratique
avant le génocide (1990-1994), op. cit ; p. 261.
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