Section 2 : Le refus d'oublier comme limite de la
portée du pardon et de la justice : de la centralité du
facteur temps
Malgré
toutes les initiatives prises, il peut toujours arriver que les victimes ne
parviennent pas à oublier. Ceci peut être le produit d'un travail
des acteurs, ou alors tout simplement l'expression de la fatalité, le
signe des limites intrinsèques du pardon et de la justice en
période post conflits.
Paragraphe 1 : Les mécanismes de consolidation de
la mémoire victimaire
Deux
éléments peuvent illustrer cette pratique : il s'agit de
l'instrumentalisation et des mémoriaux.
A. L'instrumentalisation de la mémoire : une
difficile parlementarisation de la coexistence entre d'anciens ennemis
La
mémoire d'une violence de grande ampleur est un puissant moteur de
bellicosité. En d'autres termes, nonobstant l'ensemble des mesures qui
ont été prises par les catégories dirigeantes pour
réconcilier, il existe toujours des `'têtes
brûlées''237(*) qui rament à contre courant. Les
`'têtes brûlées'' n'ont très souvent rien à
perdre dans la manipulation en vue de la routinisation de la haine238(*). Elles relèvent de
l'affirmation extrémiste d'une cause. Dans le cas du Rwanda comme celui
de l'Afrique du Sud, les autorités gouvernementales ont
prôné des stratégies différentes dans le rapport
à la mémoire.
Au
Rwanda, tout en travaillant de manière sérieuse sur l'acceptation
mutuelle entre tutsi et hutu au plan interne, les dirigeants sortis de la
guerre civile de 1994 ont stratégiquement mis sur pied une version de
l'histoire à présenter au monde extérieur. En interne, il
s'agit de cultiver une mémoire positive239(*) tandis qu'à
l'externe, l'élite politique est plus préoccupée par la
négativation de la mémoire. Le but est de présenter les
événements de 1994 comme le point culminant d'une politique
irresponsable et immorale : celle de la France. En soutien à cette
politique publique de la mémoire, la création d'une Commission
dite indépendante, spécialement chargée d'enquêter
sur la responsabilité de la France dans le génocide. Il y a de
notre point de vue instrumentalisation de la mémoire à des fins
de légitimation d'un pouvoir dans cet acte. Ce qui aura pour
conséquence le fait que, du côté de la France, des
Commissions parlementaires tablent sur la question, et que la version
hexagonale de l'histoire du génocide soit écrite240(*). Une conflictualité
mémorielle s'installe par le haut, au grand dam des souffrances dont
l'ampleur est relevée par le bas241(*).
En
Afrique du Sud, les vertus de la tolérance entre blancs et noirs ont
pris corps, à telle enseigne que tout discours visant à
décrédibiliser le projet de réconciliation est
délégitimé de facto. Ici, l'instrumentalisation
de la mémoire de l'apartheid va dans le sens de rallier la
majorité noire. La mise en scène du rapprochement entre De Klerck
et Mandela, les appels à l'unité nationale, sont autant de signes
soigneusement préparés pour éviter que les dominés
d'hier n'aient l'idée de se venger. Et qui d'autre que celui qui est la
conscience morale de la lutte contre l'apartheid pouvait incarner et porter ce
discours fédérateur ? En acceptant d'abord de pardonner
à tous ceux qui lui ont fait du mal, Mandela donne un signe fort
à l'ensemble de sa communauté raciale. Ses prises de parole et
actions permettent de construire un rapport positif à la mémoire
chez les noirs. Au plan international, la `'nobélisation'' collective
des deux hommes cités traduit l'acceptation par la communauté
internationale du symbolisme sud africain notamment caractérisé
par le consensus interne autour de l'unité nationale et la
réconciliation.
L'instrumentalisation
négative de la mémoire est le foyer de l'intolérance et du
rejet perpétuel de l'autre. Or « la tolérance rend
possible l'existence des différences ; les différences
rendent nécessaires l'exercice de la
tolérance »242(*). Si cela avait été fait en Afrique du
Sud, il n'est pas exclu que l'élimination totale de la race blanche dans
ce pays en eût été la résultante. Ainsi, la
perspective de la réconciliation devrait être questionnée
dans le long terme. C'est pourquoi une justice sévère n'est pas
la solution appropriée. Comme le dit Botcharova,
« Passé les premiers instants de triomphe, [la victime]
prend soudainement conscience que, si la justice est accomplie, la souffrance
est toujours là, que la hantise qui l'étouffe face à la
perte qu'elle a subie n'a pas disparu et que la colère qui brûle
au fonds d'elle-même n'est pas éteinte. Après un sentiment
immédiat de soulagement vient souvent la déception et une
impression de vide ; la vie paraît encore plus dépourvue de
sens une fois la vengeance accomplie et l'ennemi
abattu »243(*). La dimension instrumentale de la mémoire
s'applique en outre aux édifices.
* 237 Voir supra
* 238 Voir Marie-Claire
Lavabre, « Usage et mésusage de la notion de
mémoire », Critique internationale, n°1, avril
2000.
* 239 L'un des leviers de
cette politique est la consécration d'une journée nationale pour
se souvenir du génocide.
* 240 Malgré le fait
que l'an 2009 ne rentre pas dans le cadre de notre délimitation
temporelle, notons néanmoins qu'en Août de cette année, des
officiers Français ayant servi au Rwanda entre 1990 et 1994 ont
particulièrement reçu des promotions. C'est un signe fort
à l'endroit des autorités rwandaises, notamment sur la
mémoire française des mois terribles au Rwanda.
* 241 L'on peut avoir un
autre aperçu du processus victimaire à travers Pascal Bruckner,
« L'innocence du bourreau. L'identité victimaire dans la
propagande Serbe », Esprit, n° 204,
Août-Septembre 1994, pp. 150-172. Cité par V Rosoux, op.
cit ; p.735.
* 242 Michel Walzer,
Traité sur la tolérance, Paris, Nouveaux Horizons,
Gallimard, 1998, p. 10.
* 243 Woodstock Colloquim,
Forgiveness in Conflicts resolution, op. cit ; p. 44
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