B. Justice et mémoire : signifiants et
signifiés de l'amnistie
La
possibilité pour la Commission d'amnistier est largement reconnue comme
la plus grande innovation de l'expérience sud africaine. Cette question
n'a pas été évidente à régler. Les acteurs
avaient des points de vue différents quant aux conditions de cette
dernière, étant entendue qu'aucune amnistie
générale ne devait prévaloir : « After
the conclusion of the Record of Understanding, the focus shifted to the
question of how a future democratic government would deal with amnesties for
political offences and especially for the security forces. Two matters were
settled relatively early. It was agreed, in the first place, that actions taken
in terms of apartheid law would not merely for that reason be regarded as
illegal and that there would be no Nuremberg-type trials for the many human
rights violations legally committed in the course of implementing apartheid
»227(*). Dans
le mouvement général de sortie de l'apartheid, la constitution
intérimaire elle-même avait recommandé l'octroie des
amnisties conditionnelles.228(*) En 1994, le projet de loi sur l'unité
nationale et la réconciliation insère la clause amnistiante tout
en prenant le soin d'affirmer le droit aux victimes de raconter leur souffrance
et leur combat229(*).
La
question de l'amnistie est importante à étudier dans la mesure
où les violateurs des droits humains qui en ont
bénéficié sont appelés à côtoyer leurs
victimes. Dans le contexte de l'Afrique du Sud, la parade trouvée au
plan de la rhétorique juridico politique a été d'amener
les demandeurs d'amnistie à raconter dans un premier temps leurs
forfaits, avant d'espérer avoir une suite favorable à leur
demande230(*). Il est
éclairant de réfléchir à partir de l'analyse de la
question par l'avocat et Professeur de droit Robert Badinter :
« Je ne crois pas, pour ma part, qu'il puisse y avoir paix
véritable dans une société sans justice. Le travail de
deuil nécessaire ne peut s'accomplir pour les victimes et leurs
familles, et dans le corps social tout entier, que par l'établissement
de la vérité et la justice. Celle-ci n'exclut jamais le pardon.
Encore ne peut-on pardonner qu'en connaissance de cause. La
vérité d'abord, la justice ou l'amnistie
ensuite »231(*). Badinter note par ailleurs :
« Tourner la page de l'histoire pour en ouvrir une nouvelle,
toute blanche celle-là, paraît plus propice à
l'avènement de la démocratie (...) que d'exercer la justice
contre les criminels d'hier. La paix civile s'acquiert au prix du silence et de
l'amnistie »232(*).
L'amnistie
conditionnelle sud africaine, sans être tout à fait un
système parfait233(*), a néanmoins permis de revenir sur les
circonstances des violences des demandeurs. En cela, elle n'a pas
favorisé l'amnésie historique. Elle avait simplement pour
fonction de prioriser l'avenir tout en sanctionnant symboliquement le
passé. Des demandes ont été rejetées par la
Commission, et d'autres acceptées ; ce qui voudrait dire que le
critère des amnisties sélectives a été
observé dans la pratique. Ceux des demandeurs qui voyaient leurs
requêtes non validées étaient directement traduits devant
les tribunaux classiques pour répondre de leurs actes.
Ce
sentiment d'opérationnalité des amnisties n'est pas
partagé de tous. Parlant de l'Argentine et du Chili, Sandrine Lefranc
commente : « Les lois d'amnistie qui ont été
adoptées n'ont pas seulement mis fin à l'exercice de la
justice ; elles ont aussi rendu impossible l'établissement des
faits au cas par cas qui incombe aux instances
judiciaires »234(*). Benjamin Sora dira pour sa part :
« Ce qui est refoulé n'est pas éliminé et
trouve toujours à s'exprimer par des voies détournées.
L'amnistie qui veut masquer, évacuer, prépare d'autres conflits,
d'autres régressions »235(*). Dans ces deux cas, il semble que la
procédure amnistiante était décidée de
manière collective. Le cas de l'Afrique du Sud est différent non
seulement à cause de l'existence des demandes remplies dans des
formulaires individualisés, mais aussi par la condition même de
dire la vérité avant d'en bénéficier ou
non236(*). En ce sens,
on peut dire que la Commission sud africaine a essayé de trouver un
compromis entre tourner cette `' page de l'histoire'' et mettre des garde-fous
afin que `'tout'' ne soit pas oublié.
* 227 Rapport de la
Commission, Historical and legislative origins, alinéa 18.
* 228 Voir supra.
* 229 Il fut signé
le 19juillet 1995 et rentra en vigueur le 1er décembre de la
même année.
* 230 Pour aller plus loin,
consulter Stephane Leman-Langlois, « La mémoire et la paix, la
notion de « justice post conflictuelle » dans la Commission
vérité et réconciliation en Afrique du Sud »,
Déviance et société, 27 (1), 2003, pp.145-166.
* 231 Préface,
in : William Bourdon, Emmanuelle Duverger, La cour pénale
internationale. Le statut de Rome, p. 9.
* 232 Ibid.
* 233 Le rapport
intérimaire du Comité Amnistie le note implicitement dans ses
points 16 à 22.
* 234 Sandrine Lefranc,
Les politiques du pardon, op.cit ; p. 10.
* 235 Benjamin Stora,
La gangrène de l'oubli, Paris, La Découverte, 1998, p.
283. Cité par Valérie Rosoux, op.cit ; p. 737.
* 236 Lire Stéphane
Lemon-Langlois, « La vérité réparatrice dans la
Commission vérité et réconciliation d'Afrique du
Sud », Les cahiers de la justice, Paris, Dalloz, n°1,
2006, pp. 209-218. G. Gilligan et J. Pratt, Truth and justice :
official Inquiry. Discourse, Knowledge, Londres, Willan, pp. 222-242.
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