Paragraphe 2. Les violences faites dans le système
Apartheid : un facteur de complexification de la sociabilité
commune
La
ségrégation avait plusieurs visages en Afrique du Sud. Elle a
été systématisée par la minorité blanche
dont les planificateurs et exécutants bénéficieront
néanmoins des mesures de clémence décidées et
constitutionnalisées dans la période post apartheid. Pour les
besoins d'authenticité et de préservation de l'esprit et de la
lettre du texte, nous préférons rapporter les versions anglaises
tirées du rapport de la CVR.
A. La culture d'une mémoire officielle à
visée consensuelle en Afrique du Sud
Le
système en vigueur en Afrique du Sud, avant l'arrivée des
noirs au pouvoir, est caractérisé par la brutalité et la
répression. Pour soutenir la balkanisation qui était l'une des
matrices de ce phénomène, un arsenal législatif est
voté par le parlement217(*) ; ce qui constitue le fondement de la
légalité des exactions. Malgré les conséquences de
l'application de ces lois, Nelson Mandela conduira les leaders de l'ANC vers
une autre voie que celle que certains auraient pronostiquée : la
réconciliation. Pour cela ; il fallait que les différentes
communautés réécrivent ensemble leur histoire. L'ampleur
de la difficulté de cette tâche est relevée dans le rapport
de la CVR en ces termes : « The road to reconciliation
requires more than forgiveness and respectful remembrance. It is, in this
respect, worth remembering the difficult history of reconciliation between
Afrikaners and white English-speaking South Africans after the devastating
Anglo-Boer/South African War. Despite coexistence and participation with
English-speaking South Africans in the political system that followed the war,
it took many decades to rebuild relationships and redistribute resources.
Reconciliation requires not only individual justice, but also social
justice »218(*). Ce paragraphe souligne le caractère
insuffisant du pardon dans le processus de réconciliation. Pour les
commissionnaires sud africains, il fallait plus que ce dernier. Ainsi, la
justice individuelle devait être couplée avec la justice sociale
pour densifier les ressources de la réconciliation. La grande
majorité de noirs ont accepté de pratiquer la philosophie de
l'Ubuntu219(*).
De plus, le rapport revalorise le concept d'égalité dans la
nouvelle société. Le système politique est
`'déracialisé'', en même temps qu'est rappelé
l'avènement d'une coopération inter personnelle :
« The survival of our people in this country depends on our
co-operation with each other. My plea to you is, help people throw their
weapons away. No person's life is a waste. Every person's life is too
precious »220(*). De manière Claire, la CVR a noté que
la sociabilité commune ne peut pas être possible si les victimes
n'ont pas le sentiment que leurs bourreaux d'hier ont été punis.
C'est en réalité l'appel au réalisme du processus de
réconciliation, dans la mesure où tout en prônant de
tourner la page du passé, il est recommandé ardemment qu'une
justice restauratrice soit appliquée. C'est le gage de l'adaptation des
mémoires au temps présent. Cette vision est formulée en
ces termes: « Restorative justice demands that the
accountability of perpetrators be extended to making a contribution to the
restoration of the well-being of their victims. The fact that people are given
their freedom without taking responsibility for some form of restitution
remains a major problem with the amnesty process. Only if the emerging truth
unleashes a social dynamic that includes redressing the suffering of victims
will it meet the ideal of restorative justice »221(*).
L'ampleur
du travail effectué par la CVR traduit l'importance et la
difficulté du rapprochement des ennemis d'hier. En guise d'illustration,
21707 dossiers ont été étudiés dans la
période comprise entre le 1er mars 1960 et le 10 mai 1994.
L'on doit ainsi à la Commission d'avoir « pris en
considération toutes les victimes : celles qui ont succombé
sous l'apartheid mais aussi les 5000 personnes hâtivement
exécutées par les mouvements de résistance (dans les camps
de guérilla, dans les townships, lors des confrontations au
Kwazulu-Natal) et bien sûr les victimes des
attentats »222(*). Ce sentiment n'est pas partagé par tous. En
effet, vu l'ampleur et la durée de l'apartheid, il n'a pas
été matériellement possible de considérer
l'entièreté des cas: «In essence, therefore, the
Commission was restricted to examining only a fraction of the totality of human
rights violations that emanated from the policy of apartheid - namely, those
that resulted in physical or mental harm or death and were incurred in the
course of the political conflicts of the mandate period»223(*). Le panorama des violences
rappelées par le Rapport de la Commission est le suivant :
« These include bannings and banishment; judicial executions,
public order policing, the use of auxiliary forces, torture and deaths in
custody. The various methods of torture are discussed, amongst others, beating,
the imaginary chair, electric shocking and the incidence of sexual torture
»224(*). La
description des violences sexuelles endurées est faite avec une froideur
qui a justement pour but de créer le choc nécessaire qui
permettra aux négationnistes de se rendre compte de
l'authenticité des faits imputés aux tortionnaires du
système racial : « Cases of sexual torture included
forcing detainees (both male and female) to undress; the deliberate targeting
of genitals or breasts during torture; the threat of and, in some instances,
actual rape of detainees (male and female); the insertion of objects such as
batons or pistols into bodily orifices and placing detainees overnight in cells
with common-law prisoners known to rape newcomer »225(*). Puisque le processus de
réconciliation doit être total, même les abus de l'ANC sont
mis en évidence, ce qui n'était pas du goût des dirigeants
de ce parti, de surcroît au pouvoir pendant les travaux de la Commission,
et même après, ainsi que rappelé supra. La formulation de
la responsabilité de l'ANC et des autres mouvements noirs est ainsi
déclinée : « Nonetheless, the Commission drew
a distinction between a 'just war' and 'just means' and has found that, in
terms of international conventions, both the ANC, its organs the National
Executive Council (NEC), the National Working Committee (NWC), the
Revolutionary Council (RC), the Secretariat and its armed wing Umkhonto weSizwe
(MK), and the PAC and its armed formations Poqo and the Azanian People's
Liberation Army (APLA), committed gross violations of human rights in the
course of their political activities and armed struggles, acts for which they
are morally and politically accountable »226(*). Il est question que le
consensus recherché soit d'orientation équilibriste. Imputer
l'ensemble de la responsabilité à la minorité blanche ne
l'aurait pas amené à adhérer au projet de
réconciliation. Au début des travaux de la Commission, les
blancs étaient très réticents à son encontre. Mais
ils se sont progressivement rangés derrière sa cause, surtout
lorsque la responsabilité des mouvements de résistance a
été nettement emphasée. S'il fallait rendre une justice
punitive, tous étaient désormais de potentiels justiciables. Mais
cela traduit-il à suffisance la pratique d'absolution du
mal ?
* 217 Pour en avoir une
idée, signalons le `'population registration Act'' de 1950. Cette loi
donnait la catégorisation humaine ci-après: A White
person is one who is in appearance obviously white - and not generally accepted
as Coloured - or who is generally accepted as White - and is not obviously
Non-White, provided that a person shall not be classified as a White person if
one of his natural parents has been classified as a Coloured person or a Bantu
... A Bantu is a person who is, or is generally accepted as, a member of any
aboriginal race or tribe of Africa ... a Coloured is a person who is not a
white person or a Bantu. Il y avait le `'Group areas Act'' de 1950, le
`'Prohibition of Mix Mariage Act'' de 1950, `'Immorality amendment Act'' de
1950, `'Suppression of Communism Act'' de 1950, `'Separate Amenities Act'' de
1953, `'Bantou education Act'' de 1953, `'Extension of University Education
Act'' de 1959, etc.
* 218 Vol 1, chapitre 5,
paragraphe 52.
* 219 C. Marx, « Ubu
and Ubuntu : on the dialectics of apartheid and nation
building », Politikon, 29 (1), 2002, pp. 49-69.
* 220 Vol 1, chapitre 5,
paragraphe 88 du rapport.
* 221 Vol 1, chapitre 5,
paragraphe 100.
* 222 Antjie Krog, La
douleur des mots, op.cit ; p. 401.
* 223 Introduction au
rapport de la CVR, 19e alinéa.
* 224 Rapport de la CVR,
vol 2, chapitre 3, paragraphe 1.
* 225 Vol 2, chapitre 3,
paragraphe 115. Pour Derrida, un tel panorama de violence contredit même
l'idée de pardon. Il écrira : « Quand le crime
est trop grave, quand il franchit la ligne du mal radical, voire de l'humain,
quand il devient monstrueux, il ne peut plus être question de pardonner,
le pardon devant rester, si je puis dire, entre hommes, à la mesure de
l'humain ». In Jacques Derrida, L'impardonnable et
l'imprescriptible, op.cit ; p. 24.
* 226 Volume 2, chapitre 4,
Paragraphes 2 et ss.
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