J. La mémoire collective tutsi : une
prégnance des formes socialisées du passé
A
la différence de la mémoire individuelle, la mémoire
collective210(*) est un
trait caractéristique de l'identité tutsi. Il est quelque peu
malaisé d'étudier cette collectivisation de la mémoire,
notamment dans la mesure où les tutsi sont aussi différents les
uns que les autres. Il devient par conséquent difficile de
dégager la saillance de ce qui constitue leur patrimoine mémoriel
commun. Les tutsi vivant en exil en Ouganda n'auront jamais le même
rapport aux hutu que ceux qui sont restés au pays, d'ailleurs
considérés comme des félons211(*). De même certains ont
réussi à pardonner à leurs bourreaux d'hier.
Devant
ces multiples éléments qui relativisent l'affirmation de
l'existence de la mémoire collective tutsi, quelques arguments militent
en faveur de l'existence des sous-mémoires collectives à
l'intérieur du magma mémoriel hétérogène
tutsi. Sa diaspora a effectivement pu tisser un lien vivificateur entre les
unités qui la composent. Ce lien renforcé par l'effet du temps a
été entretenu à la faveur de la conscience commune en une
exclusion de la terre de leurs ancêtres, et derechef à leur
dépersonnalisation par le pouvoir central hutu. L'on trouve par ailleurs
les traces d'une sous-mémoire collective tutsi chez les survivants qui
vivaient au Rwanda pendant les évènements de 1994. Pour preuve,
ceux-ci ont créé une association dite des `'rescapés du
génocide''.
Dans
tous les cas, l'édification d'une mémoire collective n'est pas
une mauvaise chose en soi. Par contre, ce qui est en jeu, c'est d'éviter
que la mémoire ne soit négative. Le devenir revient
généralement à ne se remémorer que des souvenirs
douloureux. Or, « des souvenirs dangereux ou
déformés contribuent à alimenter le cycle de la vengeance,
notamment dans des conflits ethniques...Une mémoire puissante et bien
souvent déformante est à l'origine de bien d'affrontements
contemporains »212(*). Comme on peut le constater, une telle
mémoire, lorsque sujette à une agrégation des
pensées vengeresses, peut provoquer la résurgence des tensions,
voire une violence larvée entre d'anciens groupes ennemis.
Abderarrahmane N'Gaide ne dit pas autre chose lorsqu'il écrit :
« Le meurtre d'hier a été vécu comme
fête, cette dimension reste insupportable. Elle dépasse
l'entendement humain et s'enfonce dans le mensonge ; ce qui alimente les
sillons du génocide... »213(*).
Pour
éviter la dissémination de cette haine, le gouvernement du Rwanda
a mis sur pied un dispositif institutionnel réactif et proactif. Sur le
plan judiciaire, la loi condamne avec une sévérité
inégalée l'infraction dite `'d'incitation au génocide et
au divisionnisme ethnique''. Il s'agit là d'un garde-fou juridique qui a
une fonction dissuasive et interpellatrice. Par ailleurs, la création de
la Commission nationale de lutte contre le génocide est un tournant
majeur dans le combat institutionnel contre le négationnisme214(*). Cette structure est
chargée de contribuer à la recherche sur le génocide et
à la promotion de la culture de la paix. Pour combattre la transmission
de la haine entre générations de tutsi, les catégories
dirigeantes actuelles ont d'abord établi que justice sera faite pour
ceux qui ont subi directement ou indirectement les effets du génocide,
tant sur le plan matériel, humain, que sur le plan psycho social.
Ensuite il s'est agit d'amener les citoyens vers la culture de la
tolérance. Une semaine du génocide est instaurée
officiellement, non pour se tourner vers le passé pour y puiser la
source du rejet de l'autre, mais au contraire pour y transcender la douleur du
tort en vue de construire l'avenir215(*). Selon Walzer, on peut tolérer à un
individu ou à un groupe216(*). Mais pour se faire, le tutsi doit
reconsidérer son voisin hutu comme un être humain. La
réhumanisation de l'ennemi permet de l'accepter comme soi-même,
d'intégrer dans sa propre conscience que ce dernier est capable de se
repentir. Mais en clair, il ne s'agit pas de tolérer le génocide,
loin s'en faut. Le régime de tolérance dont l'avènement
est souhaité concerne la sociabilité des deux groupes
après le génocide. Comme le souligne la philosophe politiste
Julie Saada-Gendron, « il faut mettre en place des régimes
de tolérance tels qu'ils renforcent les différents groupes et
qu'ils portent même les individus à fortement s'identifier
à un ou plusieurs d'entre eux »216(*). Cette tolérance
sera le leitmotiv prôné par l'élite politique ANC qui va
fortement imprimer l'orientation sud africaine.
* 210 Sur la mémoire
collective, lire Maurice Halbawachs, La mémoire collective,
Paris, Albin Michel, 1997, p. 48. L'auteur identifie ses
éléments. Il s'agit des formes socialisées de la
présence du passé et de la transmission (traditions, souvenirs,
notions, enseignement, symboles). Voir aussi Pierre Nora, « La
mémoire collective », .Histoire, n°2, juin 1979,
pp. 9-32. Celui-ci définit la mémoire collective de la
manière suivante : « En première
approximation, la mémoire collective est le souvenir ou l'ensemble de
souvenirs, conscients ou non, d'une expérience vécue et/ou
mythifiée par une collectivité vivante de l'identité de
laquelle le passé fait partie intégrante ».
* 211 Forcés de
vivre en exil, pour certains pendant plusieurs générations, ils
ont été socialisés dans la posture de victimisation et
donc, de contre pardon.
* 212 Bole, Christiansen,
Hennemeyer, Le pardon en politique internationale..., op. cit ;p.
14.
* 213 Op.cti ; p.
40.
* 214 Loi n°09/2007 du
16 février 2007 portant attribution et fonctionnement de la Commission
nationale de lutte contre le génocide. Son avènement,
postérieur à notre période d'étude, mérite
d'être signalé. Cette loi a prévu, en son article 4, les
attributions ainsi énumérées : organiser une
réflexion permanente sur le génocide, ses conséquences et
les moyens de l'éradiquer, mettre en place un centre de recherche et de
documentation sur le génocide, plaider la cause des rescapés du
génocide à l'extérieur comme à l'intérieur
du pays, arrêter les stratégies de lutte contre le génocide
et l'idéologie génocidaire, mobiliser les aides en faveur des
rescapés du génocide et continuer les plaidoyers pour les
dommages et intérêts, arrêter les stratégies contre
le révisionnisme, le négationnisme, et la banalisation du
génocide, arrêter les stratégies de lutte contre le
traumatisme, et les maladies qui découlent du génocide,
entretenir des relations avec d'autres institutions nationales et
internationales qui partagent les mêmes missions.
* 215 Jacques Derrida
penserait autrement de la finalité de telles mesures. Dans son ouvrage
déjà cité, il écrit en page 23 que le pardon est
impossible et il ne le faut pas. Jankélévitch pour sa part, tout
en affirmant que le pardon est mort dans les camps de mort, estime qu'il est
néanmoins possible dans un cas : lorsque demandé et non
imposé. Toutefois, il demeure improbable selon la gravité du
crime.
* 216 Julie Saada-Gendrom,
La tolérance. Textes choisis, Paris, Flammarion, 1999, p.
187.
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