Paragraphe 1 : L'impact des violences rwandaises sur les
mémoires individuelles et collectives
Il
n'est pas inutile d'examiner cette situation au plan des mémoires
individuelles et de la mémoire collective et instruite tutsi.
A. La mémoire individuelle : un foyer de la
survalorisation du passé présent
La
mémoire individuelle ici traduit le rattachement intime de la victime
à la violence qu'elle a endurée. Les évènements de
1994 ont créé chez bon nombre de tutsi des traumatismes qui
hantent leur existence plusieurs années après leur
accomplissement. Ces traumatismes constituent des psychoses dont seuls des
spécialistes de la psycho pathologie et des psychologues peuvent mieux
rendre compte. Or le travail de réconciliation au Rwanda a davantage mis
l'accent sur la répression des génocidaires. Le relatif
délaissement des victimes quant aux guérisons individuelles est
patent. Ceci a pour conséquence de créer une mémoire
passéiste201(*).
La mémoire passéiste202(*) est contre présentiste et produit une
déconnection de l'individu avec le temps présent. C'est
« une mauvaise mémoire, une mémoire en trompe
l'oeil, [qui] nous colle au présent et éloigne le trop proche
pour nous donner l'illusion de la perspective. »203(*). Le passé
présent ne permet pas à certains tutsi de regarder de l'avant, de
s'assumer dans la nouvelle société post génocide. Et
Frédéric Mutagwera d'écrire, « la conscience
égarée, à la recherche de repères, se tourne alors
vers le monde extérieur. »204(*) Or aucun processus de
réconciliation authentique ne peut s'appuyer uniquement vers
l'extérieur. Le fait pour nombre de victimes du génocide de
perdre confiance en leurs propres institutions judiciaires, lors même que
le discours dominant était celui de la justice, a un impact
négatif sur leur rapport aux hutu. Comme le précise Jean
François Dupaquier, « le sentiment de non-justice favorise
le discours négationniste, renforce l'espoir des architectes du
génocide, en même temps qu'il pousse les rescapés à
imaginer la vengeance individuelle...comme issue. »205(*).
Dans
les représentations individuelles, il est primordial de rendre justice,
pour permettre aux proches des tutsi assassinés ainsi qu'à ceux
des hutu modérés de pouvoir pardonner. Cette perspective est
pourtant polémique dans la galaxie du pardon politique. Certains auteurs
estiment que celui-ci ne peut être formulé que par les
victimes : « Les victimes sont mortes, souvent. Les crimes
semblent inexpiables puisqu'ils sont imputables à des hommes qui
agissent en tant qu'agent de l'Etat. Qui devrait alors demander le pardon, et
qui pourrait l'octroyer ? Victimes directes et indirectes, coupables et
indifférents vivent dans des motifs distincts, et ne sont que rarement
en mesure de délibérer ensemble sur la
justice ».206(*) La légitimité des ayant droits des
victimes décédées étant à caution, il serait
donc question que se soient les survivants qui accordent le pardon. Or il
s'agirait d'un processus incomplet. Les effets des violences subies par des
tutsi et des hutu modérés, pris individuellement, ont un impact
sur d'autres membres survivants de leurs familles. Si rien n'est fait dans le
sens de tenir compte de leurs souffrances, aucune coexistence pacifique de long
terme n'est envisageable. Jacques Derrida ne partage pas cet avis. Pour lui,
« le pardon ne semble pas être demandé ou
accordé que « seul-à-seul », en
face-à-face, sans médiation entre celui qui a commis le mal...et
celui ou celle qui l'a subi, et qui est seul à pouvoir
l'entendre... »207(*).
Au
cours des audiences des « gacacas », les rapports
exploités font en effet état de ce qu'il arrivait que des
témoins affirment que des prévenus n'avaient pas tout dit. Une
antipathie se développe immédiatement face à ce
déni d'histoire entre le bourreau et le représentant moral et
familial de la victime qui personnalise ainsi la violence endurée par
son proche208(*). Ce
processus d'appropriation de la souffrance est d'autant plus marquant que leurs
acteurs estiment que le système « gacaca » faisait
la part belle aux accusés, alors que le génocide a causé
une « effrayante blessure morale...D'où une sorte de
paralysie mentale devant des crimes tellement énormes, au sens
étymologique tellement inouïs, que la référence
à des situations passées, à une jurisprudence rwandaise,
était impossible »209(*). Cette blessure morale a indéniablement un
impact sur la mémoire collective tutsi.
* 201 Henri Rousso, La
hantise du passé, Paris, Textuel, 1998.
* 202 Celle-ci est
différente de la mémoire heureuse et apaisée dont parle
François Dosse, « Paul Ricoeur : entre mémoire,
histoire et oubli », Cahiers français, n°303,
juillet-août 2001, p.16.
* 203 Abderrahmane N'Gaide,
« Se réconcilier, juger ou pardonner ?... »,
op.cit ; p. 42.
* 204
Frédéric Mutagwera, « Détentions et poursuites
judiciaires au Rwanda », in : La justice internationale face
au drame rwandais, op.cit ; p.17.
* 205 Jean François
Dupaquier (sous dir), La justice internationale face au drame
rwandais, op.cit ; p. 10.
* 206 Sandrine Lefranc,
op.cit ; p. 18.
* 207 Op. cit ; p. 17.
* 208 Voir
Valérie-Barbara Rosoux, « Rwanda : la mémoire du
génocide », Etudes, juin 1999, pp. 731-734.
* 209
Frédéric Mutagwera, op.cit ; p. 17.
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