CHAPITRE 4 : APORIES DU PARDON ET DE LA JUSTICE :
L'INTENSITE DE LA SOUFFRANCE ET LA MEMOIRE DES VICTIMES
« On
ne peut pas bâtir une nation sur des amertumes et sur des
ressentiments »195(*)
Nous
suivions un fil d'Ariane constitué certes d'aspérités
depuis le premier chapitre de ce travail, mais voici qu'une difficulté
majeure survient de plus grande: comment valider le pardon et la justice comme
dispositifs crédibles de sortie de crise en Afrique, face notamment
à la question de la mémoire196(*) ? Si la justice punitive n'est pas efficace
dans la réconciliation, la justice réparatrice
résiste-t-elle à l'irrésistibilité du retour vers
le passé ? Le pardon est-il suffisant pour emporter la
rancoeur ? Autant de questions qui nous interpellent et dont Christine
Martin reconnaît le caractère difficile : «
Réécrire l'histoire et réinterpréter les faits
qui ont marqué son évolution sont des tâches essentielles,
des défis passionnants, mais complexes »197(*). La complexité tient
aussi au fait que les ressorts de la mémoire sont inscrits dans
l'individualité. En d'autres termes, nonobstant des efforts construits
inter acteurs, inter institutions, et inter acteurs-institutions, la
décision de tourner la page, de « réécrire son
histoire » est une entreprise en définitive
privée. Et que dire du conflit des mémoires ? Lorsque
jouxtent côte-à-côte deux récits distincts l'un de
l'autre, pour un même événement, l'écriture d'une
histoire officielle s'impose. Ceci s'est fait dans les deux pays par la
recherche des consensus entre acteurs (interactionnisme symbolique) et le
développement des interrelations construites autour de
l'altérité positive (constructivisme). C'est toute la
problématique de la sincérité du pardon et de la
portée de la justice rétributive qui se pose à nous.
Dès cet instant, certains auteurs en viennent à parler du pardon
sur fond d'impardonnable198(*), du fait notamment des violences infligées,
ce qui érige une barrière particulièrement difficile
à franchir par le pardon et la justice : l'oubli199(*).
Section 1 : La violence et les traumatismes :
faits générateurs de l'impardonnable ?
Le
kaléidoscope de la violence politique en Afrique du Sud est
inépuisable. Il ne l'est pas moins au Rwanda où les deux groupes
parlent la même langue, ont la même couleur de peau et le
même répertoire socio anthropologique. En Afrique du Sud, le
différentiel racial a été source de
dénégation de droits pendant une période suffisamment
longue. D'où la profondeur des blessures qui, substantiellement, ont
semblé être relativement guéries plus rapidement qu'au
Rwanda200(*).
* 195 Abderrahmane
N'Gaide, « Se réconcilier, juger ou pardonner ? Les
Mauritaniens face à leur histoire », Bulletin du
Codesria, n° 3 et 4, 2006, p. 42.
* 196 Celle-ci est
définie par Valérie Rosoux de deux manières :
« Dans le premier cas, la mémoire constitue une trace du
passé...on parle à cet égard de poids du passé.
Dans le second cas, la mémoire n'est plus une trace, mais une
évocation du passé », in :
« Rwanda : la mémoire du
génocide », Etudes, n°3906, juin 1999 p.
735
* 197 Christine Martin,
« Après l'Apartheid, réécrire
l'histoire », Manière de voir, Juillet-Août
1998, p. 37.
* 198 Voir Jacques Derrida,
Pardonner : l'impardonnable et l'imprescriptible, Paris, l'Herne,
2005. L'auteur soutient que le pardon est lié à un passé
qui ne passe pas. Il est irréductible au don que l'on accorde plus
couramment au présent. Il va plus loin en écrivant que don et
pardon sont liés. Le pardon apparaît donc comme une forme de don.
Mais le problème c'est que le don n'est pas neutre. D'où sa
conception que l'on pardonne pour affirmer sa puissance. Dès lors, il
faut même demander pardon pour avoir pardonné. Pp. 8-9.
* 199 Pour Ricoeur,
« l'oubli revêt une signification positive dans la mesure
où l'ayant-été prévaut sur le n'être-plus
dans la signification attachée à l'idée du passé.
L'ayant-été fait de l'oubli la ressource immémoriale
offerte au travail du souvenir », in La mémoire,
l'histoire, l'oubli, op.cit ; p.106.
* 200 Les options de
`'justice-pardon'' et de `'pardon-justice'' peuvent expliquer cette
différence.
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