Section 2 : Les institutions : des interactions
orientées vers l'externalisation et l'internalisation des
séquences du temps pacificateur
L'observation du fonctionnement des institutions pendant la période sous
revue nous permet d'avancer qu'il y a eu une diversité des rapports
entre celles du dedans et du dehors, allant parfois de la collaboration au
déclassement. Il sied d'examiner ces interactions au niveau des
`'institutions'' du pardon et celles de la justice respectivement.
Paragraphe 1 : Les institutions du pardon et les acteurs
internationaux : des priorités distinctes
L'analyse
aura plus de saillance si elle s'attache à révéler les
échanges entre les ordres de juridiction aux plans traditionnel et
moderne d'une part ; et si elle rend mieux compte de la
prépondérance de l'endogénéité dans les
interactions inter institutionnelles d'autre part.
A. Justice traditionnelle et justice moderne : des
rapports ambivalents
La
phase juridictionnelle des « gacacas » a
débuté le 10 mars 2005. Celle-ci faisait suite à une
première phase expérimentale dans un certain nombre de zones du
pays. Le travail accompli en amont174(*) déterminait en réalité l'issue
des procès qui intervenaient en aval175(*). Ainsi, seules 118 juridictions pilotes de secteur
et 118 juridictions pilotes d'Appel ont entamé le jugement176(*). Les lenteurs du processus
étaient d'ordre structurel et pratique. L'impréparation des
acteurs au plan local et les longues distances entre les lieux de
résidence des acteurs et ceux de déroulement des audiences en
sont quelques explications.
Devant
l'incapacité de la justice classique à connaître de
l'ensemble du contentieux du génocide, le Rwanda a aménagé
un mécanisme original. Les « gacacas »
s'appuyèrent sur un socle préexistant dans les
sociétés traditionnelles. Le système de règlement
des conflits, semblable à la palabre, mettait en scène des
punitions symboliques. La communauté solidaire garante de son harmonie
groupale entendait réprimer non pas seulement l'individu auteur du fait
réprouvé, mais aussi l'ensemble de sa famille qui aura
manqué à sa mission d'agent socialisateur et imprimeur de
l'identité du groupe. La spécificité que l'on peut
dégager de ce système tient à son caractère
communautaire. L'individualisation des incriminations n'existe pas, de
même que la professionnalisation stricte. Mis à part quelques
initiés, choisis par la communauté pour leur probité ou
leur respectabilité pour différentes raisons, tout le monde
était acteur du processus judiciaire traditionnel.
C'est
ainsi que la loi portant création et organisation des
« gacacas » va puiser dans ce répertoire socio
anthropologique pour imaginer une synthèse non plus seulement
adossée sur les rites et pratiques traditionnelles, mais aussi sur les
aspects du droit moderne. Une catégorisation des infractions
liées au génocide fait l'objet d'un encadrement normatif
applicable à la fois par les tribunaux ordinaires et les juridictions
« gacacas ». D'où cette appréciation positive
d'Amnesty International : « Le système de justice
populaire des juridictions « gagacas » pourrait offrir la
possibilité aux survivants du génocide, aux prévenus et
aux témoins de présenter leurs arguments dans le cadre d'un
mécanisme judiciaire ouvert, à caractère participatif. Il
pourrait permettre d'accomplir un grand pas vers la réconciliation
nationale et la résolution de la crise du système carcéral
rwandais ».
Néanmoins,
là s'arrête l'appréciation. Amnesty International passe par
la suite au crible le système « gacacas ». Ses
représentants auraient sillonné l'ensemble du pays,
assisté aux audiences, et échangé avec des juges
traditionnels. Leur constat est cinglant : « Le
caractère extra judiciaire du système gagacas et la
préparation insuffisante de sa mise en oeuvre, conjuguée à
l'intolérance du gouvernement actuel à l'égard de toute
forme d'opposition et à sa réticence à revoir sa propre
politique pourtant déplorable en matière de droit humains,
risquent de pervertir ce nouveau mécanisme. Il est par conséquent
impératif que le gouvernement rwandais ainsi que la communauté
internationale prennent des mesures afin que le système gacacas soit
conforme aux garanties minimale d'équité prévues par les
normes internationales ».
Les
institutions internationales, à travers leurs représentants sur
le terrain, épinglent le caractère inopérant des
« gacacas » en matière de respect des standards
universels. ASF identifiera la violation des règles relatives à
l'équité des procès. Le principe de présomption
d'innocence est suppléé par la présomption de
culpabilité. Selon son rapport de mars-septembre 2005, ASF
relève que les parties au procès ont progressivement
développé des frustrations et insatisfactions. Pour cause, la
justice « gacaca » serait favorable aux accusés.
Aucune réparation n'est envisageable en dehors des crimes contre les
biens. Bien plus, les décisions rendues souffrent de déficit
d'exécution, tant les « gacacas » ne disposent pas
de compétence en la matière. Les institutions internationales
reprochent en plus la tenue des procès collectifs et sommaires,
où aucune différence n'est faite sur le degré
d'implication des différentes parties. Toute chose qui est de nature
à créer un sentiment d'injustice et des abus
préjudiciables à la légitimité des
« gacacas ».
De
notre point de vue, ceci constitue un dépassement de la vision
interactionniste. En posant que l'interaction ne fait pas l'objet d'un
jugement, mais d'une adaptation, d'un réinvestissement, le terrain
rwandais illustre bien le contraire. L'appréciation du dehors semble
bien être un « jugement » de l'action des
« gacacas » qui interagissent avec la société
et les tribunaux ordinaires.
Aussi,
ASF souligne-t-il la non prise en compte de l'article 14 alinéa 3 du
Pacte international sur les droits civils et politiques177(*) par les juges
« gacacas ». La pratique systématique des
Inyangamugayo consistait à demander aux parties civiles et aux
accusés de prêter serment, tout en acceptant de ne pas nier les
faits à eux reprochés. Tout en appréciant
l'aménagement de l'infraction de viol, les institutions internationales
ont largement reconnu que la résolution du contentieux du
génocide par les « gacacas » avait substantiellement
été améliorée. Elles ont préconisé
une meilleure prise en compte des victimes, l'application restrictive des
mesures privatives de liberté et l'application des standards
internationaux en matière de procès équitable. Pour sa
part, l'Afrique du Sud va opter pour une démarche plutôt
orientée vers l'interne. La logique de `'path dependancy'' n'y
est donc pas d'actualité, de même que le caractère ultra
judiciaire du processus de consolidation de la réconciliation.
* 174 Voir supra
* 175 En
réalité le système en vigueur était celui du double
degré de juridiction. Les affaires sont supposées
réexaminées dans les gacacas d'Appel, mais ceux-ci s'en tenaient
presque exclusivement aux qualifications faites dans les gacacas de premier
ressort.
* 176 Au départ de
cette phase pilote, 1545 gacacas de secteur et autant en Appel étaient
concernés.
* 177 Cette disposition
énonce que toute personne accusée d'une infraction ne peut pas
être forcée de témoigner contre elle-même, ni de
s'avouer coupable.
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