B. L'internalisation des interactions entre institutions en
Afrique du Sud
De
manière originale, la CVR en Afrique du Sud va afficher sa
spécificité par rapport à la Commission chilienne dont
elle s'en était pourtant inspirée. Celle-ci est observable au
moins à trois niveaux : Au Chili l'option fut faite pour une
justice rétributive. En Afrique du Sud par contre, elle est
réparatrice178(*). Ici, les victimes ont une place centrale dans
l'édifice de la réconciliation179(*), alors que ce sont les bourreaux à punir qui
l'avaient dans le cas latino américain. Enfin, l'amnistie n'est pas
décrétée par le pouvoir central de manière
collective. Elle est octroyée individuellement à ce qui en font
la demande et de manière conditionnelle.
L'originalité
de l'initiative sud africaine est aussi rattachable à son niveau de
neutralité. Les rapports de l'élite ANC avec cette structure
pourtant donnée proche d'elle n'ont pas été lisses. Par
exemple, quelques mois avant la sortie officielle du rapport, l'ANC tente de
faire supprimer des passages négatifs qui mettent en évidence sa
responsabilité dans les violences, en vain. Le traitement des violations
des droits de l'homme se faisant de la même manière, 60% des
activistes de ce parti durent formuler des demandes d'amnistie au même
titre que 18% des éléments des forces de sécurité,
auteurs des répressions policières.
La
CVR a été un espace d'auto légitimation des actions par
des acteurs et de délégitimation de celles des adversaires. Les
blancs y étaient en majorité hostiles et justifiaient leurs
forfaits par l'iniquité générale du système. Le
Rapport de la Commission est d'ailleurs évocateur sur ce point :
« La communauté blanche a souvent paru
indifférente, sinon explicitement hostile au travail de la
commission... »180(*). Appelés à y témoigner,
certains hauts responsables de IKP ont décliné l'invitation. La
justification donnée par les mis en cause de l'ANC est la `'guerre
juste'' menée en réaction aux abus qu'ils subissaient de la part
de la minorité blanche. Quant aux forces de sécurité,
elles affirmaient leur impuissance devant les ordres de la hiérarchie et
la nature des lois lors même qu'ils étaient personnellement
opposés aux violences. Quelquefois, ils exprimaient des remords plats,
sans véritablement y croire, avec le seul but de
bénéficier de l'amnistie.
La
relation que le peuple entretient avec la Commission est un peu plus
chaleureuse. Considérée à bien des égards comme le
tribunal des larmes, la Commission a, selon l'historien politique Stephen
Ellis « exhumé les corps des victimes des escadrons de la
mort, enterré dans des tombes anonymes. Elle a captivé
l'imagination de millions de citoyens, par exemple lors de la
télédiffusion du témoignage public de Winnie
Madikizela-Mandela »181(*). L'institution qu'est la CVR va ainsi davantage
interagir avec d'autres institutions comme la famille, les corporations
professionnelles à l'instar des forces de sécurité, les
partis politiques. L'enjeu consiste pour chacune de ces composantes à
faire triompher « son » sens de la vérité.
Les institutions du dehors s'effacent un temps soit peu devant les dynamiques
internes suffisamment complexes pour laisser s'imposer le pardon et la
réconciliation comme figures dominantes. Il s'opère de ce point
de vue une déjuridicisation du processus de sortie de l'ère
apartheid de manière générale. Ceci ne revient pas
à invalider l'existence d'une justice dans le pays. Il s'agit
plutôt d'une relative mise en hibernation de son côté
punitif à des fins de compromis politique. Cette expérience
informe le caractère emblématique de la trajectoire sud africaine
et invite l'ensemble des chercheurs, politistes, et autres, à la
réinventer comme possible modèle exportable dans d'autres pays
africains. Il ne s'agira pas d'une transposition, mais bien d'une appropriation
des leviers et de l'idée. A l'observation du cas rwandais, il est
structurant de noter une certaine coopération entre le dedans et le
dehors en matière d'institutions judiciaires. Toutefois, cette
coopération comporte en elle-même des phases de défi.
* 178 Lire Mahmoud
Mamdani, « Reconciliation without justice », South
Africa Review of Books, nov-dec 1996.
* 179 Voir la sociologue
Laeticia Bucaille, « Vérité et réconciliation en
Afrique du Sud. Une mutation politique et sociale », Politique
étrangère, Eté 2007/2, pp. 313-325.
* 180 Voir le Rapport de la
CVR, vol 6, p. 4.
* 181 Stephen Ellis,
« Vérité sans réconciliation en Afrique du
Sud », Critique internationale, n°5, 1999, p127.
|