Paragraphe 2 : Des interactions variables entre acteurs
de la justice : entre dynamiques internes et externes
Il
est question de revenir sur quelques uns des acteurs déjà
présentés en première partie, et d'en scruter les horizons
dans la politique de paix au double plan interne et externe.
A.
Echanges entre acteurs internes de la justice : logique
d'interdépendance
Au
Rwanda, il est un lieu commun de reconnaître que la réconciliation
ne pouvait pas être décisive si les victimes ne réalisaient
pas, alors qu'ils sont les acteurs actifs du pardon, que la prise en compte de
leurs douleurs était une priorité des gouvernants. Comme le
souligne l'Association ASF, « La justice du génocide... ne
pourra contribuer à la perspective d'une réconciliation que dans
la mesure où elle reconnaîtra les victimes, condamnera les
coupables et réhabilitera les innocents. Le respect des principes du
droit à un procès équitable en est la
condition »169(*).
Pour
cela, les gardiens de la loi que sont les magistrats ont dû jouer un
rôle incomparable. Dans un premier temps, il était question pour
le nombre limité de magistrats de se regrouper, pour échanger
leurs points de vue sur des orientations collectives à donner à
la réforme du secteur judiciaire. Des consultations ont ainsi eu lieu
à l'intérieur du corps, pour recueillir le maximum d'informations
nécessaires susceptibles d'adapter la réforme de ce secteur
à l'objectif de réconciliation. Les avocats devaient aussi faire
face à ces défis. Leur nombre insuffisant et l'absence d'un
barreau limitaient leur capacité à garantir les droits aux
procès équitables aux nombreux accusés. Ce n'est qu'en
1997 que le barreau sera remis en place dans ce pays.
Le
rythme des jugements rendus est drastiquement lent. Le problème
d'infrastructures et de déficit de personnel mis en évidence
supra entraîne inexorablement la surpopulation des prisons. D'où
le travail des membres des Comités de conciliateur, en relation avec les
greffes des tribunaux. Le problème pointé du doigt est
très souvent la légitimité des décisions rendues.
En effet, plusieurs témoignages recueillis sur l'ensemble du territoire
par ASF tendent à renseigner sur le manque de confiance des citoyens
vis-à-vis des acteurs de la justice. Deux principales raisons justifient
ce phénomène :
-
L'influence de l'exécutif sur le judiciaire
Les
relations d'assujettissement observables entre l'élite bureaucratique et
les personnels judiciaires tendent à consacrer la non
indépendance, gage d'une légitimité postérieure des
jugements. Dans un tel contexte, des suspicions sont dégagées de
la compétence du PR en matière de nomination et de
révocation des membres de la CS, et enfin de son influence
supposée sur le fonctionnement du Conseil Supérieur de la
magistrature.
-
L'absence de jugement des principaux coupables
Effectivement,
l'amnésie juridique quant à la réalité des faits
massifs commis en 1994 est de nature à perpétuer le climat de
méfiance et de rancoeur. Les manoeuvres politiciennes, tendant à
la sélection des bourreaux et à l'inféodation des acteurs
du judiciaire, ont une finalité contre productive dans la
réconciliation. Et Sandrine Lefranc de souligner :
« Ces concessions peuvent avoir une traduction directe dans les
politiques de justice : ne pas intenter de poursuite judiciaire, ou
seulement des poursuites sélectives à leur encontre. Mais cette
« impunité » elle-même est susceptible d'avoir
des effets en retour : en atteignant le principe démocratique
d'égalité devant la loi, elle peut miner la
légitimité de la démocratie nouvelle en renforçant
l'animosité des partisans des poursuites
judiciaires »170(*).
En
Afrique du Sud, les acteurs de la justice doivent surtout intérioriser
l'application d'une nouvelle législation, plus attentive au respect de
la digité humaine en général, et non plus seulement celle
des blancs. Pendant la période de l'Apartheid, le système
judiciaire n'est pas unifié. Comme conséquence, il existe une
duplication dans l'administration du droit par les acteurs de la justice. Le
répertoire normatif pro ségrégationniste ayant
été ravalé au rang de calendes grecques, les acteurs de
la justice doivent en outre intégrer l'universalisation de l'application
des lois ; elle-même conforme à la réforme de la carte
administrative du pays.
Ici,
l'octroi de l'amnistie fait l'objet d'une insertion constitutionnelle.
L'orientation officielle est alors de décider d'octroyer des amnisties
aux violateurs des doits de l'homme pendant l'apartheid, à des
conditions précises toutefois. Un consensus suffisamment fort a
été façonné sur cette orientation pragmatique de
politique juridique. Et Desmond Tutu d'écrire : « Au
lieu du bain de sang que beaucoup craignaient et que bien d'autres avaient
prédit, voilà que les Sud Africains, noirs et blancs
réunis, étaient en train de réussir un changement et une
passation de pouvoir relativement pacifique »171(*).
On
peut donc dire que la politique a limité la marge de manoeuvre des
acteurs de la justice, comme prix à payer dans la réconciliation.
En confiant l'écriture officielle de l'histoire de l'apartheid à
une Commission, les entrepreneurs politiques de ce pays ont
stratégiquement déclassé une autorité pourtant
compétente en la matière. Cette décote n'était
cependant pas totale. Par conséquent, l'office des acteurs,
professionnels de la justice, sera mis en évidence dans la composition
des membres de cette Commission. L'on y trouvera dès lors des magistrats
et avocats, preuve de leur participation féconde dans le travail de
catharsis collective.
B.
Rapports entre les acteurs externes : logiques solitaire et
collaborative
En
Afrique du Sud, il n'existe pas à proprement parler une coordination des
actions de la communauté internationale. Quelques initiatives sont
prises au niveau de la justice des Etats, notamment par des avocats
américains défendant les victimes collectives. Dans ce cas, une
équipe d'experts américains s'est rassemblée autour du
procès contre les firmes multinationales. Elle a essayé de
formuler un acte d'accusation solide, tenant notamment compte à la fois
du droit sud africain et du droit américain. La société
civile aura néanmoins joué un rôle tout aussi essentiel. De
concert avec les organisations internes du pays, un dispositif externe de
soutien des politiques de réconciliation fut mis en place. Il convient
néanmoins de relever la synergie entre les actions menées
dès la revendication de la cessation des discriminations par des
organisations de défense des droits de l'homme. Des organisations de
lutte contre le racisme aux Etats-Unis d'Amérique font entendre leurs
voix, et influencent symboliquement l'agenda interne et les négociations
en cours sur le décloisonnement de la société post
apartheid. Les individus et ONG mondiales vont d'ailleurs faire de Durban le
cadre de discussion et d'échange mondial pour juguler le fléau du
racisme et des discriminations y relatives. Le Sommet mondial de Durban
constituera dès lors l'arène de foisonnement des interactions des
acteurs internationaux qui diffusent, à partir de l'Afrique du Sud, les
idées d'égalité des races et de justice pour tous.
Au
Rwanda par contre, des ONG travaillent ardemment sur le terrain de la
réconciliation par la justice. C'est le cas d'ASF qui s'investit dans la
reconstitution de la chaîne des personnels judiciaires
décimée en 1994. ASF disposait des équipes sur le terrain,
tout en créant au plan international un consensus humanitaire sur la
nécessité d'agir au Rwanda. Ainsi, un appel à
manifestation d'intérêt fut lancé à l'ensemble des
avocats du monde désireux de participer au programme `'justice pour tous
au Rwanda''. Après quelques hésitations, des centaines d'avocats
d'Afrique et d'ailleurs vont entrer en contact avec ASF pour offrir leurs
services auprès du barreau rwandais172(*). Les experts de cette OING leur font rapidement un
breafing sur l'état de la législation au Rwanda, les
procédures devant les juridictions, et les spécificités
des cas qu'ils ont à défendre. Un manuel confectionné
à cet effet leur était remis. Dans le même ordre
d'idées, Human Right Watch et Amnesty International envoient des experts
pour évaluer la situation au Rwanda, relativement à
l'implémentation des réformes judiciaires et l'activité
des gacacas. Nos recherches nous permettent de souligner l'intense
collaboration entre les agents de ces structures internationales sur le
terrain. C'est ainsi que, par exemple, elles sortiront un Rapport
conjoint173(*)
fustigeant la manière dont la justice transitionnelle fonctionne au
Rwanda. Le rapport en appelait au renforcement des capacités des
Inyangamugayos et au respect des règles d'un procès
équitable. Il nous revient à présent d'examiner les
interactions inter institutionnelles.
* 169 Rapport de
mars-septembre 2005 sur le monitoring des juridictions gacacas. Phase de
jugement. Consulté en ligne dans :
info@asf.be, le 23 septembre 2009.
* 170 Op.cit ; p.12.
* 171 Desmond Tutu, Il n'
y a pas d'avenir sans pardon, op. cit ; p. 18.
* 172 Cette opération
draina 4 avocats Camerounais.
* 173 Voir supra.
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