Section 2 : Le pardon comme catégorie
politiquement construite : variété et
« januosité » d'un processus
Les « gacacas » constituent un projet des
acteurs internes néanmoins implémenté au niveau du bas,
tandis que la CVR renseigne plus sur l'existence d'un mouvement
d'émanation exogène127(*) toutefois impulsé à partir du haut.
Paragraphe 1 : La construction d'une `'justice-pardon''
par le bas : les « gacacas » au Rwanda
Le
Rwanda a mis sur pied un mécanisme complexe de mise en scène de
la justice, qui allie tradition et quelques bribes de modernité. Il
s'agira successivement d'examiner la mise en place et la mise en oeuvre de ces
tribunaux.
A.
La mise en scène d'une forme originale de justice transitionnelle128(*)
Après
la mort des tutsi pendant le génocide, les nouvelles autorités
rwandaises qui contrôlent le pays vont faire de l'impératif de
justice une urgence. Devant l'incapacité de la justice classique
à connaître de l'ensemble des cas129(*) pour des raisons
évoquées, la décision est prise de s'appuyer sur un mode
local préexistant de règlement des conflits. En effet, le
modus operandi des « gacacas » s'est toujours
appuyé sur des `'inyangamugayo'' choisis pour leur vertu,
probité, leur âge élevé, leur sagesse dans la prise
des justes décisions, leur générosité, et leur
influence économique dans la communauté. Ce système
était en vigueur au Rwanda avant la colonisation et l'adoption du droit
moderne comme régulateur judiciaire. Les sanctions variaient en fonction
de la nature de la faute commise. Il n'y avait pas de prison et l'ensemble de
la famille du coupable (requise pour la réparation du tort) était
sanctionné avec ce dernier dans un mécanisme de collectivisation
de la punition130(*).
L'ordre
dirigeant rwandais rejette l'option de création d'une CVR et opte
plutôt pour un modèle qui privilégie la lutte contre
l'impunité. Ce choix est considéré par Peter Uvin comme
une révolution sans précédent au plan
`'légal-social'' à la fois dans sa taille et son
étendue131(*). Le
26 janvier 2000, une loi organique modifiée en 2004 créé
les gacacas132(*).En
2001, des élections permettent d'avoir 255000 juges
« gacacas » qui seront par la suite formés en mai
2002. Les « gacacas » sont organisés autour de
quatre niveaux133(*) :
-
la cellule ;
-
le secteur ;
-
le district ou la ville ;
-
la province ou kigali.
Chacun
de ces trois niveaux est constitué de trois organes :
L'Assemblée générale qui est composée de tous les
habitants de la cellule âgés au moins de 18 ans révolus. Au
niveau supérieur, l'Assemblée générale regroupe les
délégués des niveaux inférieurs. Environ 50
personnes constituent l'effectif requis pour son fonctionnement. En plus de
l'Assemblée générale, il existe un siège de la
juridiction « gacaca » comprenant 19 membres choisis par
l'Assemblée générale. Le Comité de coordination
enfin élit en son sein 5 membres chargés de coordonner l'ensemble
du travail : un Président, deux vice-Présidents, et deux
secrétaires sachant lire et écrire convenablement le
Kinyarwanda134(*).
Au
niveau de la cellule, le but est de collecter toutes les informations utiles
pour la constitution du récit historique du génocide dans la
circonscription de ladite cellule. L'objectif à terme est de renseigner
les échelons supérieurs grâce à des
éléments de terrain dont la précision détermine
très souvent le travail de ces échelons. Concrètement,
trois étapes interviennent : la reconstitution des faits, la
catégorisation et le jugement proprement dit. Ce jugement est
décidé après six réunions ainsi
réparties135(*) :
-
la 1ère réunion décide du lieu, du jour et de l'heure des
réunions suivantes, complète le siège s'il y a lieu et les
nouveaux membres prêtent serment devant l'Assemblée
Générale ;
-
la 2ème réunion établit la liste de ceux qui habitaient la
Cellule pendant le génocide;
-
la 3ème réunion établit la liste des personnes
tuées dans la Cellule ;
-
la 4ème réunion dresse la liste des personnes tuées en
dehors de la Cellule ;
-
la 5ème réunion fait la liste des victimes du Génocide et
leurs biens endommagés ;
-
la 6ème réunion établit la liste des accusés de
Génocide.
Une réunion est par la suite organisée (sorte de 7e du
genre). Pendant celle-ci, les dossiers individuels des accusés sont
établis. En s'appuyant sur les informations recueillies lors des
précédentes réunions, les accusés sont
classés dans une catégorie précise selon
l'énumération de la loi de 1996136(*). Quel bilan peut-on dresser des
« gacacas » aujourd'hui ?
* 127 Nous faisons
allusions à l'antériorité des CVR en Amérique du
Sud, notamment au Chili, en Argentine, etc.
* 128 Sur la question des
justices transitionnelles en général, lire utilement Pierre
Hazan, « Mesurer l'impact des politiques de châtiment et de
pardon : plaidoyer pour l'évaluation de la justice
transitionnelle, Revue Internationale de la Croix Rouge, vol 88,
n°861, mars 2006, pp. 343-365. L'auteur les considère comme moyen
de défense d'un socle civilisationnel et fragile espoir d'un monde
meilleur.
* 129 Voir supra.
Néanmoins, les capacités de la justice classique sont
considérablement améliorées sur le plan des effectifs des
personnels, de leur formation, et des infrastructures. La population
carcérale est demeurée un problème crucial. Ainsi, 120000
personnes étaient détenues pour crimes de génocide et
crime contre l'humanité. En 1997, le Rwanda a dépensé,
selon les sources du ministère de la justice, 982000000000 Francs
rwandais pour l'achat des vivres des détenus ; ce qui
représentait les 2/3 du budget de ce ministère. Le CICR a
dû compléter car cette somme était insuffisante. En 1999,
le montant fut ramené à 1500000000 F rw, soit plus de la
moitié du budget alloué au ministère de la justice,
à savoir 3800000000 Frw.
* 130 Sur des
thématiques similaires, C. Ntampaka, « Le retour à la
tradition dans le jugement du génocide rwandais: le
gacaca, justice participative », Bulletin de
l'Académie royale des sciences d'Outre-me, n° 48,
2002, pp. 419-455. Cet auteur est un juriste.
* 131 Peter Uvin,
«Case study, the gacaca Tribunals in Rwanda», Journal of
International Criminal Justice, Vol 3, n°4, 2005, pp. 896-919.
* 132 Voir la loi n°
40/2000 modifiée par la loi n° 16/ 2004.
* 133 Voir la loi n°
16/2004 en ses articles 4 et suivants.
* 134 Article 5 et suivants
de la loi n° 16/2004 du 19/05/2004.
* 135 Consultez à
cet égard le site officiel du département des juridictions
gacacas de la Cour Suprême, et le document intitulé : Les
juridictions gacacas comme solution alternative au règlement du
contentieux du génocide.
www.inkiko-gacaca.gov.rw.
* 136 Voir infra.
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