Paragraphe 2 : les acteurs collectifs et les
personnalités majeures : des positionnements
asymétriques
Il sied d'examiner la place qu'ont occupée la société et
certaines institutions, ainsi que de mettre en lumière l'office des
figures majeures des processus dans les deux pays.
A.
Les acteurs sociaux et moraux : pluralité et
spécificité des rôles
La
société désincarnée, que ce soit en Afrique du Sud
ou au Rwanda, a subi directement les affres de l'apartheid et du
génocide. Dans un cas, le cloisonnement racial a eu pour corollaire le
cloisonnement social. L'écart entre blancs et noirs en matière
d'égalité des chances dans l'accès à
l'éducation, consécutif au Bantou Education Act, a
été un crime contre la société. La
nouvelle catégorie `'crime contre la
société'' dont nous voulons proposer l'avènement
ici, renseigne mieux les terrains sous étude et resserre le niveau
d'interpellation direct, l'humanité étant
précisément une immensité. Celle-ci pourrait forger une
nouvelle qualification des atteintes graves, conscientes et planifiées,
exercées à l'encontre des personnes vivant dans un milieu
précis du globe, provenant de l'intérieur du milieu ou non, et
ayant pour effet de dénier l'inscription de la sociabilité
commune des habitants du milieu dans le temps long.
La philosophie publique du pardon dont parlent Bole et ses
collègues117(*)
valide donc la société comme acteur. Dans l'autre cas,
l'ethnicisation du politique s'est faite en créant des clivages au sein
de l'espace social. Pendant un temps, l'identification citoyenne a
été biaisée tout en imprimant des identités
ethniques dans le référentiel global-national.
L'altérité négative qui s'en suivit déstructura les
liens sociaux entre hutu et tutsi englués dans le rejet mutuel de
l'autre. Il est éclairant à ce titre de rappeler cette
interrogation de Anne Cécile Robert ; laquelle semble confirmer
cette situation intriquée: « Comment faire vivre ensemble
les victimes et les bourreaux, quand ceux-ci sont des voisins, des parents, qui
ont fait preuve d'une incroyable ingéniosité dans la mise en
oeuvre des atrocités ? »118(*). Nous dirons donc
avec Bole et alie que « la société est un
agent potentiel du pardon ; elle peut, à travers des structures,
ses lois et sa culture, s'engager dans une démarche de
pardon »119(*). Dans les deux pays, les lois votées par les
parlements avaient pour finalité d'apporter une réponse
adéquate aux liens sociaux distendus. Que ce soit pour rendre justice ou
pour aménager les institutions chargées de reconstuire la
coexistence ente différents groupes, le bénéficiaire est
la société. Au Rwanda, des associations ont été
créées, à l'instar d'IBUKA (souviens-toi). L'association
AVEGA a développé un Projet de confection de petits paniers
utilisés dans la décoration et exportés plus
spécialement sur le marché américain. Elle est
constituée de femmes de veuves et d'autres dont les maris sont
incarcérés pour génocide. A côté de celles-ci
l'on retrouvera des institutions comme la Commission nationale de
l'unité et de réconciliation120(*), l'office de l'ombudsman et la Commission nationale
de lutte contre le génocide. En Afrique du Sud, l'arsenal juridique
ségrégationniste est modifié, l'appareil administratif de
l'Etat est unifié, un acte fondamental définit les nouvelles
valeurs sociales.
Les Eglises peuvent aussi être considérées comme des
acteurs du pardon, dans la mesure où leur rôle aura
constitué à dépolitiser cette valeur121(*). Il convient dès lors
de prendre au sérieux le travail des ministres du culte. Desmond Tutu en
Afrique du Sud en est l'illustration, avec l'Eglise de Nyamata au
Rwanda122(*). Le
procès de Monseigneur Augustin Misago, Evêque de Gikongoro (Sud)
pour complicité de génocide des tutsi à Cyanika jette
pourtant un voile noir sur la place de ces forces morales pendant le
génocide.
* 117 Op.cit ;
p.26.
* 118 Op.cit ; p.
76.
* 119 Bole, Christiansen,
Hennemeyer, Le pardon en politique internationale..., op.cit ; p
80.
* 120 Celle-ci fut
créée par la loi n°03/99 du 12/03/1999.
* 121 L'importance de la
place des Eglises dans la société rwandaise est bien lointaine.
Dès le mouvement de `'tutsification du Rwanda'' analysé par
Bernard Lugan, l'Eglise catholique a affirmé sa préférence
en soutenant les tutsi. Les premières traces de ce choix peuvent
être vues à travers une lettre de Monseigneur Classe en 1927, dans
laquelle le prélat préconise à l'administration coloniale
qu'il soit confié aux tutsi les fonctions officielles. Des jeunes tutsi
sont très tôt formés dans des écoles missionnaires
pour devenir la future élite locale. En conséquence, un ethno
nationalisme hutu est né. In : Bernard Lugan, Rwanda. Le
génocide, l'Eglise et la démocratie, Paris, ed du Rocher,
2004, pp 40 et ss.
* 122 Pendant le
génocide, les tutsi qui s'y sont réfugiés ont
trouvé la mort et y ont été ensevelis. Aujourd'hui
l'impact des balles et le sang sur les murs encore présents participent
de la perpétuation de la mémoire de ces événements.
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