E.
Les acteurs passifs : les bourreaux
Au
Rwanda, il est à la fois facile et difficile de dire avec certitude qui
est bourreau et qui ne l'est pas. Facile, cette entreprise l'est dans la mesure
où les hutu majoritaires sont ceux qui ont tué en masse les tutsi
et les hutu modérés. Les bourreaux sont donc les premiers
suppléés dans leur tâche par les interahamwé et les
Impuzamugambi issus de la coalition pour la défense de la
République110(*).
Les médias sont aussi des bourreaux, à l'instar de Radio
Télévision Mille collines111(*) qui, le 10 mai 1994, lançait :
« Prenez vos machettes, prenez vos lances, faites vous
épauler par les soldats (...) combattez les avec vos lances, vos
bâtons, (...) transpercez les ces cafards »112(*). Il en va de même du
Journal Kangura qui publia les 10 commandements des Bahutus,
véritables appels aux meurtres113(*). Ces commandements sont les suivants :
-
tout Hutu doit savoir que la femme tutsi, où qu'elle soit, travaille
à la solde de son ethnie tutsi. Par conséquent, est traître
tout hutu qui épouse une tutsi, qui d'une tutsi sa secrétaire ou
sa protégée ;
-
tout hutu doit savoir que nos filles sont plus dignes et plus conscientes
dans leur rôle de femme, d'épouse ou de mère de famille. Ne
sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires et plus
honnêtes ?
-
filles hutu, soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères et vos
fils à la maison ;
-
tout hutu doit savoir que tout tutsi est malhonnête dans les affaires. Il
ne vise que la suprématie de son ethnie ;
-
les postes stratégiques tant politiques, administratifs,
économiques, militaires et de sécurité doivent être
confiés aux hutu.
-
le secteur de l'enseignement doit être majoritairement hutu.
-
les FAR doivent être exclusivement hutu.
-
les hutu doivent cesser d'avoir pitié des tutsi.
-
les hutu, où qu'ils soient, doivent être unis solidaires et
préoccupés du sort de leurs frères hutu.
-
la révolution sociale de 1959, le référendum de 1961,
l'idéologie hutu, doivent être enseignés à tout hutu
et à tous les niveaux.
Difficile,
la désignation des bourreaux au Rwanda tient du fait que la survenue des
événements de 1994 reste sujette à débat
aujourd'hui, quant au rôle de certains acteurs internes et externes. Au
plan interne, le FPR de l'actuel Président Kagame est parfois
indexé comme ayant soit préparé, soit planifié le
génocide. En soutien à cette hypothèse, une
éventuelle responsabilité de ses éléments (tutsi
réfugiés en Ouganda avant les Accords d'Arusha) dans l'attentat
contre l'avion du Président rwandais abattu. Ce qui est du reste
considéré comme le début du génocide. Le but
visé aurait été de sacrifier au besoin des
`'frères'' tutsi, pour légitimer leurs actions militaires contre
les FAR et conquérir le pouvoir en fin de compte.
Au
plan externe, certains pays comme la France sont apparus comme ayant eu tous
les éléments disponibles ayant pu permettre d'éviter le
génocide. En soutien à cette hypothèse, des rapports des
Commissions françaises et ceux des ONG114(*). Au cas où cela est
avéré, peut-on pour autant raisonnablement étendre le
statut de bourreau à la France ? Le fait pour elle d'avoir
uniquement évacué ses ressortissants, ainsi que des proches de la
famille du Président assassiné l'incrimine-t-il pour
autant ? Vaste questionnement dont nous n'avons pas la prétention
d'apporter des réponses ici.
En
Afrique du Sud a contrario, la détermination des bourreaux est
plus aisée. Il s'agit clairement des Africaners (Boers), blancs, dont
les leaders ont planifié la ségrégation raciale115(*). Parmi ces leaders, le haut
du pavé est occupé par JG Strydom, Nicolas Havenga, DF Malan, EG
Jansen, et Charles Swart. En 1950, le `'Group areas Act'' institue un
classement de la population par catégorie raciale. Cette loi a pour
conséquence la création des zones de résidences
distinctes, la création des réserves pour noirs, et
l'interdiction de l'accès à 87% du territoire, zone
réservée aux blancs. En 1951, une loi oblige les noirs à
détenir un passeport intérieur. Une année plus tard, le
`'Separate Amenities Act'' consacre la séparation des lieux publics
entre blancs et noirs, pendant que le `'Bantou Education Act'' limite
l'éducation des noirs au strict niveau requis pour exercer une
profession. Lorsque, en 1983, une nouvelle constitution est adoptée, un
parlement comprenant trois chambres est mis sur pied. Le droit de vote est
étendu aux métis et aux indiens, mais pas aux noirs.
Il
est néanmoins usuel d'avoir des difficultés à dire
jusqu'où les bourreaux ont réellement causé du tort. Dans
ce cas, la détermination des victimes n'est pas à l'abri de la
politisation, ou de la manipulation de l'histoire. Ceci revient à
soutenir que l'ambiguïté qu'il y a dans ce processus tient aux
interactions troubles que l'on peut observer entre ceux qui sont
supposés avoir subi ces violences et ceux qui les ont
perpétrées. En Afrique du Sud, le problème ne se pose pas
de la même manière qu'au Rwanda. Si dans le premier cas il est
presque impossible de prouver que des noirs ont contribué de
manière décisive à l'apartheid, dans le second par contre
des études -certes polémiques- ont envisagé
l'hypothèse des tutsi génocidaires, notamment à travers le
FPR et des hutu non génocidaires ayant aidé, au péril de
leur vie, des tutsi en dangers de mort.
De
toutes les manières, les coupables doivent être disposés
à reconnaître leurs torts. Cette exigence est nécessaire
pour faciliter le travail de deuil des victimes. Comme le dit Abderrahmane
N'Gaide, « les bourreaux doivent répondre de leurs crimes,
expliquer comment ils ont fait mourir leurs semblables, raconter la souffrance
de ces hommes »116(*). Pour l'auteur, les bourreaux portent en eux les
marques indélébiles du crime et doivent être
châtiés en tant que tel. Or pour aboutir à une
réconciliation véritable, il faut toujours allier la logique de
la justice à celle de la renonciation à la vengeance. D'autres
acteurs sont identifiables dans la chaîne du pardon.
* 110 De manière
fondamentale, l'on peut regrouper dans la catégorie''bourreau'' les bras
armés (FAR et milices), l'administration (préfets, bourgmestres,
conseillers communaux) et les exécutants divers.
* 111 Cette radio fut
lancée le 8 juillet 1993.
* 112 Danielle Helbig,
Jacqueline Martin, Michel Majoros, Rwanda, documents sur le
génocide, Bruxelles. Éd. Luc Pire, 1997, p. 41.
* 113 Pour une étude
complète sur la question, lire Jean Pierre Chrétien,
« Presse libre et propagande raciste au Rwanda »,
Politique africaine, n° 42, juin 1991. Voir aussi :
Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995
* 114 Lire David
Ambrosetti, La France au Rwanda. Un discours de légitimation
morale, Paris, Karthala, 2001. Bernard Lugan, François
Mitterand, l'armée française et le Rwanda, Paris, Ed du
Rocher, 2005. François-Xavier Vershave, Complicité de
génocide ? La politique de la France au Rwanda, Paris,
Découverte, 1994. Toutefois, la réouverture en décembre
2009 des relations diplomatiques entre les deux pays pourrait laisser poindre
à l'horizon plus de convivialité entre les deux Etats, ainsi
qu'un consensus sur la vérité historique.
* 115 En effet, le terme
Apartheid dérive de cette langue et veut dire développement
séparé.
* 116 Abderrahamane N'Gaide,
« Se réconcilier, juger ou pardonner ? Les Mauritaniens
face à leur histoire », Bulletin du Codesria,
n°3 et 4, 2006, p.41.
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