6. L'essence: ce qu'il y a à-dire
L'explication d'un concept, le sens d'une chose, passent chez
Heidegger par son essence. Si l'on veut comprendre l'agir, il faut apprendre
à dire quelle est son essence, puis comprendre le sens de cette essence,
enfin ramener ces deux éclaircissements l'un à l'autre pour
finalement dire l'agir. Pourquoi comprendre par l'essence? Pourquoi penser
l'agir est-ce découvrir son essence? Pourquoi penser est-
1 e
Cf. § 15 : « cette appellation surgie du
XVIIIsiècle pour le mot «objet» doit exprimer le concept
métaphysique de la réalité du réel. » Nous
aurons l'occasion de revenir sur cette question de l'existentia plus
tard dans notre commentaire.
2 Cette note de 1949 n'est pas donnée dans
Q. III. Elle est pourtant essentielle, car elle est une manière
pour Heidegger de dater pour la première fois le Tournant dont on ne
sait jamais au juste quand il a commencé. Il donne une date bien plus
tardive que ce que les commentateurs situent généralement au
début des années 30. Une autre note du §3 dit ceci au sujet
du verbe ereignen : « Nur ein Wink in der Sprache der Metaphyisk.
Denn «Ereignis» seit 1936 das Leitwort meines Denkens.»
3 Dans la conférence Qu'est-ce que la
métaphysique?, Heidegger part depuis l'intérieur même
de la métaphysique pour en découvrir finalement les limites. Ce
point de départ n'est pas répréhensible, car « pour
toute compréhension de l'étant dans son être, l'Etre lui
-même est déjà éclairci et advient en sa
vérité. »
ce déployer une chose en son essence? Heidegger ne
sÕadonne-t-il pas sans justification à une tradition, à
des préjugés justement métaphysiques, qui depuis la nuit
des temps attribuent à chaque chose son essence? Heidegger entend-il le
mot « essence » de la façon habituelle, essentia, ou
bien le Wesen a-t-il pris un sens nouveau?
Ce qui intéresse Heidegger n'est pas l'agir en tant que
tel, mais son essence (l'accomplir, p. 67), ou bien un agir en particulier, le
plus haut, le plus simple (la pensée, p. 68). Lorsqu'il écrit
«l'agir est probablement... » la thématisation de
l'agir reste vague. Ce ne peut être le sujet d'une proposition que dans
une mesure spécifiquement liée à l'enquête
menée. «La pensée n'est pas d'abord promue au rang
d'action...» laisse également entendre que ce qui importe encore,
c'est ce cas particulier d'agir. Heidegger ne cherche pas à
déterminer l'action ou bien l'agir, mais la pensée comme un cas
d'agir.
Pourquoi expliquer une chose par son essence? n'est pas une
question pertinente. Mieux vaudrait demander pourquoi s'intéresser
à la chose dont l'essence est essence? Pourquoi s'intéresser
à l'agir dont l'accomplir est essence? Pourquoi s'intéresser
à l'agir dont la pensée est le plus simple et le plus haut?
Une chose n'est pas expliquée par son essence, elle
est son essence. On ne peut dire d'elle que son essence. C'est
à cause de l'essence du langage que l'essence est en la chose ce qui est
essentiel. Heidegger ne remonte pas à l'essence pour comprendre la
chose, mais part de cette essence pour la nommer. Le rapport entre chose et
essence se trouve comme renversé par rapport à ce que nous
connaissions de lÕessentia. L'essence donne lieu au nom qui
ouvre à la chose son être. Le dernier vers du poème de
Stephan George1, que nous aurons souvent l'occasion de rappeler, dit
ceci :
« Aucune chose ne soit, là où le mot
faillit. »
Si lÕon veut, l'essence est le contenu du langage, elle
est ce que le mot dit. La différence entre essentia, d'une
part, et le Wesen qu'indique le déploiement chez Heidegger,
d'autre part, est la même que celle qui sépare
lÕexistentia de lÕek-sistence. Ainsi le pendant
de l'essence chez Heidegger n'est pas l'existence, où sont
opposées la réalité et l'idéalité d'une
chose. Le déploiement d'une essence ne suppose pas
l'élévation dÕun plan à un autre, de l'étant
à lÕEtre par exemple ; «lÕEtre et le plan sont la
même chose.» L'essence nÕa pas de «contraire»
logique et lÕek-sistence n'entretient pas avec elle la même
relation que lÕexistentia à lÕessentia.
Elles ne sont pas deux pôles alternatifs mais «vont dans le
même sens », c'est-à-dire que, du fait que la pensée
soit remise dans son élément, lÕEtre, elles profitent
ensemble de ce que le langage soit la maison de lÕEtre. Elles ne sont
ensemble que lorsqu'il s'agit de l'homme, car « l'homme seul ek -siste
». C'est pourquoi l'essence de l'homme importe plus que les autres :
l'essence de l'homme est lÕek -sistence. Dans l'engagement de
lÕEtre qu'est cette ek-sistence, la vérité de
lÕEtre est portée au langage. Ce dire est remis à la garde
(Halten : garder) de lÕhomme qui est le Berger de lÕEtre
: Der Mensch ist der Hirt des Seins.2 Son essence est
portée au langage, est déployée dans lÕeksistence :
portée au langage, la chose est. L'homme est pour
autant qu'il est à l'écoute
1Le Mot, cité dans Acheminement
vers la parole, p. 146. 2Lettre sur l'humanisme,
§21.
destin 1
du de la vérité de l'Etre. Son essence est
d'être (dans le sens très particulier que
nous venons de décrire). Elle se distingue radicalement
des autres essences dont Heidegger parle finalement assez peu, au point qu'on
puisse demander si les autres objets du monde, manufacturés ou naturels,
ont même une essence. S'ils n'ont évidemment pas l'ek-sistence,
que leur reste-t-il d'insaisissable et qui mérite un déploiement?
Ne sont-ils pas bornés à l'être que leur conserve le
langage? Heidegger va plus loin encore en disant au §30 :
«Peut-être le «est» ne peut-il se dire en rigueur que de
l'Etre, de sorte que tout étant n'«est» pas, ne peut jamais
proprement «être». » Nous n'irons pas trop loin sur cette
piste, respectant en cela la distance que le «peut- être » nous
invite à conserver. L'absence de monde permet-elle encore une
essence, ou bien fait-elle basculer ces objets dans les rapports traditionnels
d'essentia et d'existentia, d'actus et de
potentia, donnant ainsi en partie raison à la
métaphysique? Parler « d'objets environnants» c'est
déjà les priver de toute essentialité, c'est les placer
sur un plan qui n'est pas celui de l'Etre - qui n' est pas. C'est en
fait ne pas les situer du tout, une sorte d'abandon indifférent qui
vagabonde à la lisière du nihilisme, et contre lequel il faudra
se prémunir à l'avenir.
Si nous voulons penser l'agir, ce n'est pas l'agir que nous
devons penser, mais son cas le plus haut et le plus simple (c'est quasiment la
décomposition méthodique cartésienne) et son essence.
Décrire une chose telle que l'agir, c'est parler. Or, « le
langage est la maison de l 'Etre ». Dire quelque chose, c'est
dire son essence; cela relève de l'essence du langage plutôt
que de ce celle de ce « quelque chose ». Nous n'allons pas rentrer
immédiatement dans le vif de ce sujet, mais simplement conclure que ce
n'est pas un préjugé métaphysique que d'expliquer par
l'essence une chose qui ne se laisse dire qu'ainsi. A moins de
bavarder, l'on ne dit que l'essence.
7. L'histoire de l'Etre n'est jamais révolue
(1)
L'histoire de l'Etre «n'est jamais révolue, mais
toujours en attente. » Un léger paradoxe entache cette proposition
car l'attente est attente de quelque chose d'autre
2
qu'elle -même , quelque chose de non historique:
l'histoire attend de n'être plus historique, mais elle ne sera jamais
révolue. C'est une attente vaine, et ne peut à ce titre
être une véritable attente. L'histoire n'attend rien puisqu'elle
n'est jamais révolue, rien ne peut advenir à l'existence
proprement dite d'une histoire de l'Etre. Elle n'attend rien mais elle est
attente au sens où la vérité de l'Etre attend son
déploiement, sa venue à la parole. L'histoire de l'Etre n'est pas
événementielle, jonchée d'auteurs, de dates et de
lieux3 ; le dire de la vérité de l'Etre peut, en
revanche, être sujet à l'impatience dont une histoire pourrait
rappeler les signes. Ce serait une histoire de la pensée.
Pourquoi une histoire de l'Etre n'est-elle jamais
révolue? Parce qu'Il ne se laisse pas dire. Il y aura toujours l'Etre
à penser, la pensée aura toujours une chose à dire. Jamais
l'histoire ne touchera à sa fin, comme Hegel a pu le dire, bien que dans
un
1 Le mot Geschick: destin, comporte
l'idée d'un envoi (Schicken : envoyer). Le jeu sur les mots
donne ainsi « Das Sein als Geschick das Wahrheit schicktÉ
», traduit par « ce qui destine », ce qui envoie, ce qui
donne.
2 Par exemple, on attend un train, on attend une
action de soi-même ou d'un autre, un mot, etc. On ne s'attend pas
soi-même sans que cette attente ne soit en fait un agir sur
soi-même. L'attente n'est alors plus attente.
3 «Il n'y a pas une pensée
«systématique» à laquelle s'adjoindrait, à titre
d'illustration, une historiographie des opinions passées. »
(Lettre sur l'humanisme, §3 1).
sens fort différent. L'histoire de lÕEtre attend
d'être plus historique qu'elle ne l'est, c'est-à-dire n'être
plus celle de son oubli. Car son historialité est histoire de sa venue
avant que d'être celle de son oubli. La venue au langage de lÕEtre
n'est pas un terme. Une telle histoire serait aussi difficile à dire que
lÕEtre lui-même et c'est pourquoi Heidegger fait une histoire de
la pensée en ce qu'elle est déterminée par cette histoire
de lÕEtre. Suivant le même mouvement, elle y adhère, en
quelque sorte, et parler d'elle, c'est esquisser l'histoire de lÕEtre.
On ne peut pas faire l'histoire de lÕEtre, mais celle de son engagement
(c'est-à-dire la pensée).
Une histoire sans fin, dirons-nous, dont un bilan peut
être événementiel, mais dont le contenu ne se laisse jamais
ramener à quoique ce soit - pas même à lÕEtre.
Parler de « fin de la philosophie » comme Heidegger
le fait dans une conférence prononcée à Paris en
19641 ne signifie en aucun cas que tout a été dit, ou
bien que la philosophie est une science qui nÕa rien à dire, mais
que la pensée est enfin préparée à revêtire
sa forme nue, transformée et non terminée.
8. La pensée est historique (31, 32 et
39)
LÕhistoire (Geschichte) de lÕEtre vient
au langage. «C'est pourquoi la pensée qui pense en direction de la
vérité de lÕEtre est, en tant que pensée,
historique (geschichtlich). »2 Nous l'avons
déjà vu, la métaphysique participe aussi de l'histoire de
la vérité lÕEtre. Lorsqu'elle se qualifie elle-même,
depuis l'intérieur de son système, comme historique, avec
notamment «la détermination de l'histoire comme
développement de lÕÒEsprit» » chez Hegel
(§31), elle n'est pas dans l'erreur (pas plus qu'elle ne sÕen
défait, d'ailleurs). Il nÕen reste pas moins que l'histoire dont
il s'agit n'est pas celle qu'appréhende la métaphysique. Demander
en quel sens la pensée est historique, c'est interroger l'essence de
l'histoire, essence que ne pense pas la métaphysique.
Heidegger établit un parallèle entre l'histoire
pour le Dasein en tant qu'il eksiste (§32) et l'histoire de la
vérité de lÕEtre (§31) : ce n'est pas au cours du
temps temporel que survient ce qui en l'être-là est historique,
dans ses affaires quotidiennes que se succèdent les
événements de son histoire, mais c'est l'être-là qui
s'expérimente purement comme historique. L'historicité de l'homme
et celle de lÕEtre occupent un même lieu dans ce que nomme le mot
« destin ». L'histoire n'est jamais celle de l'étant.
Aussi, la pensée n'est historique que lorsqu'elle porte au langage la
vérité de lÕEtre, ou bien qu'elle indique quelque chose de
cette vérité (son cèlement). La pensée est le
mémorial-pensé-dans-l'Etre. N'est proprement historique
que ce qui, dans lÕEtre, a été porté au langage et
conservé par lui.3 Ce qui est dit et ce qu'il y a à
dire, voilà le lieu où a lieu l'histoire,
c'est-à-dire en fait l'éclaircie de la vérité de
lÕEtre en tant que la pensée pense vers son dire. Ce site porte
et supporte un nom: la Mémoire. Or la pensée est toujours en
approche de ce lieu qu'elle n'atteint jamais - c'est la première
condition de cette histoire (si nous pouvons user du terme « condition
» sans y voir une cause, mais plutôt ce de et dans quoi l'histoire
est histoire). La seconde serait que lÕEtre destine.
1La fin de la philosophie et la tâche de la
pensée, Q.IV.
2Lettre sur l'humanisme, §31.
3 On dit par exemple «une date historique »
pour signifier l'importance de cette date. De même, n'est historique que
ce qui est en vue de la vérité de lÕEtre.
La pensée est historique car un penseur ne sera jamais
qu'en chemin vers le dire du cèlement de la vérité. Elle
est historique en tant qu'elle est dans le destin de la vérité de
l'Etre. Elle l'est autant que lorsqu'il est dit que l'homme, dans son
eksistence historique, est enjoint par l'Etre à son destin. Le
revendiquer est l'histoire même. Doit-on conclure à un certain
relativisme de la part de Heidegger ? Non, car le relativisme s'en tient aux
dissensions philosophiques et dresse le bilan de leur succession: rien de
définitif n'en sort clairement, donc les opinions ne valent qu'à
hauteur de ce que le penseur lui-même leur confère. Nulle
vérité générale ne peut être
concédée, et si les systèmes se suivent sans se
ressembler, leur histoire ne s'inscrit pas dans la pensée d'un
Transcendant. «Qui considère une pareille multiplicité se
voit menacé - nécessairement - par le spectre affreux du
relativisme. Pourquoi? Parce que faire «historiquement» le compte et
la balance des interprétations, c'est avoir déjà
abandonné le dialogue par questions avec le penseur, et
vraisemblablement ne s'y être jamais engagé. »1 Au
contraire, Heidegger ramène l'histoire de la pensée à
autre chose que d'in-(dé)-terminables disputes. «Dans le champ de
la pensée essentielle toute réfutation est un non -sens. La lutte
entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose
même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au
même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans
le destin de l'Etre. »2 La conservation de ces efforts n'est
pas une histoire de la pensée, mais la pensée même qui
révèle et conserve le pensé comme
ce-qui-est-à-penser (en tant qu'elle conserve dans sa maison l'Etre). La
maison de l'Etre conse rve cette histoire, son dire est le mémorial
-pensé - le mot la mémoire de l'Etre. Dire quelque chose, c'est
la conserver. C'est d'ailleurs pourquoi notre travail est un
«mémoire» que nous avons intitulé «Mémoire
de la Lettre sur l'humanisme ». Le dire est dans l'histoire de
son destin. L'histoire de l'Etre, de la pensée et de l'homme sont une
seule et même chose : la venue d'un destin.
9. La simplicité de ce qui est à-dire
(1, 94 et 98)
Revenons un moment sur ce qui peut encore paraître
confus dans le tout début de notre Lettre, et qui mérite
un éclaircissement. «L'essence de l'agir, c'est l'accomplir ».
L'accomplir n'a pas d'essence, c'est une essence. Quel statut pour une essence
: on peut la dire, mais peut-on la penser dans la mesure où la
pensée accomplit une chose dans la plénitude de son essence? Peut
-on accomplir l'accomplir? Non il ne peut être étant accomplir.
3
accompli. L'agir peut être accompli en On ne peut
déployer en son essence le déploiement d'une
essence. L'accomplir est accomplir ou bien ne l'est pas. De même la
pensée peut-elle être pensée ? Déployer l'essence de
la pensée, c'est avoir déjà pensé: on ne pense pas
la pensée, on pense et la pensée se révèle dans son
essence.
Le déploiement de l'essence est l'essence de quelque
chose : l'agir. Laissons- nous étonner par cette proposition. L'essence
d'une chose est le déploiement d'une chose en son essence. Accomplir une
chose, l'agir. Accomplir serait «déployer l'agir (l'essence) dans
la plénitude de l'accomplir (son essence) ». Est-ce que l'agir peut
ne pas être accompli? L'agir peut-il n'être pas
déployé dans son essence? Oui si l'on ne
1 Essais et Conférences,
Alèthéia, p. 316.
2Lettre sur l'humanisme, §31.
3 L'infinitif est le temps de ce qui n'a pas encore
été déployé. Une exception: l'Etre qui ne se
décline pas. «Il est », mais le sujet de la copule est Etre.
L'Etre est.
pense pas l'agir de façon assez décisive. Pour
que l'agir soit déployé dans son essence, il faut que la
pensée accomplisse cet accomplir.
Il y a un bond à sauter, ce que Heidegger fait
immédiatement, et pas seulement à titre d'exemple. C'est un tour
de force que l'auteur nous fait faire avec lui tout de go. Ce n'est pas un
sophisme ni un truisme, mais une manière de retomber sur ses pieds
quelques mètres plus avant. Nous ne parlons pour l'instant que des six
premières lignes. Nous comprenons ce que peut être le
déploiement d'une essence précisément en prenant l'essence
de l'agir comme accomplir. C'est pourquoi Heidegger commence sa Lettre
par cet exemple crucial qui présente l'accomplir comme
lui-même accompli. Déployer l'agir dans la plénitude de
l'accomplir, c'est avoir déjà accompli, pensé. Cet exemple
prodigieux est choisi à bon escient puisqu'il indique en même
temps ce qu'est la simplicité et comment l'on s'y place.
Nous sommes mis devant la simplicité même. Elle
est certainement ce qu'il y a de plus difficile à expliquer dans cette
pensée parce qu'elle ne se pense pas vraiment: la simplicité est
le «mode» sur lequel la pensée pense. La pensée ne
pense que lorsqu'elle est simple. L'anecdote relatée plus tard au sujet
de Héraclite raconte le choc entre la simplicité de la
pensée et ce que l'on s'attend habituellement lorsqu'on parle de «
philosophie» - «l'inhabituel, accessible aux seuls initiés.
» 1 Nous verrons d'ailleurs, dans le paragraphe sur « la diffusion de
la pensée », que le rapport entre, d'une part, ce qui est public
et, d'autre part, les moyens de la propagation de la pensée, s'est
inversé depuis que le travail des copistes scolastiques s'est
isolé de la place publique à tous. C'est cela qui rend
inaccessible la pensée et voile sa simplicité.
La langue de Heidegger peut être parfois redondante,
mais cela s'explique toujours par la simplicité de ce qui est
à-penser. « Les penseurs essentiels disent constamment le
même. Ce qui ne veut pas dire: l'identique. (É) Se réfugier
dans l'identique n'est pas dangereux. Mais se risquer dans la dissension pour
dire le même, voilà le danger. »2 Ne pas
s'entendre sur ce qui est simple, c'est annihiler cette simplicité - la
pensée se disperse et ne pense plus. « Dans le champ de la
pensée essentielle toute réfutation est un non-sens. La lutte
entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose
même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au
même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans
le destin de l'Etre. »3
Bergson dit d'ailleurs quelque chose qui va dans ce sens:
« Un philosophe digne de ce nom n'a jamais dit qu'une seule chose.
»4
Heidegger met ici le doigt sur ce qu'il sait être le
plus dur à penser, la simplicité du déploiement d'une
chose en son essence. Il est vrai que si la simplicité est
plénitude, la plénitude simple, elles supposent
déjà un long parcours depuis le « chaos » 5 jusqu'au
terme de ce déploiement. Le non-déploiement est compliqué
dans le sens où il ne se pense pas. Il n'a pas pour
élément l'Etre, et le préalable au dire de l'agir est le
bond de la pensée dans son élément. La question est bien
de savoir comment passer de la non-pensée à la pensée ? Du
complexe à la simplicité ?
1Lettre sur l'humanisme,
§94. 2Lettre sur l'humanisme,
§98. 3Lettre sur l'humanisme, §31.
4 Bergson, L'intuition philosophique, 1911,
OEuvres, p.1 350.
5 Le mot est impropre, mais c'est à
défaut d'indication de Heidegger que nous l'insérons ici avec la
plus grande prudence. Le « conflit » pourra plus tard éclairer
le sens de ce mot.
C'est le travail sur la langue qui donne sens à ce qui
est dit, ce qui est ainsi révélé et conservé. La
simplicité tient évidemment à la sobriété de
la langue, mais surtout à la richesse des mots que leur
économie prodigue. Heidegger cite avec joie cette sentence de
Parménide : «Il est en effet être. » 1 Cette parole
recèle de mystères et, si elle est une pensée, elle
demeure encore à-penser. La simplicité est ce qui reste à
penser. Elle également la manière do nt la pensée pense.
2
est Le déploiement de
l'essence ne compose pas, mais s'effectue dans la
simplicité. Autrement dit, le langage n'est langage que lorsqu'il est
simple.
«C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de
penser quelque chose de simple, que la pensée par représentation
reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de
difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher à un
sens particulièrement profond ni de former des concepts
compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de
recul qui fait accéder la pensée à une expérience
qui rende vaine l'opinion habituelle de la philosophie. »3
L'accomplir est déjà accompli. Il ne se
décline pas au fil d'une longue argumentation, il est le dire simple de
ce qu'il est. Désormais, nous savons ce qu'est l'accomplir,
mais ne saisissons pas au juste ce qui vient de se passer, sinon que nous avons
atteint un degré de simplicité qui restera présent dans
toute la suite du texte.
Nous pourrions parler d'un humaniste notoire et de son rapport
au simple qui est ce sur quoi se fonde son dire: François
Pétrarque (1304-1374) apporte en le dépassant une solution au
problème séculaire de la conciliation du monde antique et de la
culture païenne avec le monde chrétien et la foi ;
l'identité fondamentale des âmes humaines -
découverte qu'il proclame avec force - lui est occasion constante
à des retours au passé, à des rencontres, à des
rapprochements, à des affirmations de vérités semblables,
à des époques et sous des cieux divers. La simplicité de
ce qu'il y a à dire est ici au service de l'humanisme car c'est elle qui
permet les recoupements d'enseignements différents, ce sur quoi se fonde
en fait l'éducation.
Ce qui est différent peut être au fond le
Même; l'acharnement à toujours distinguer ce que des mots
différents désignent est la marque traditionnelle de
l'inauthenticité. Il ne faut pas parler de modes distincts de l'Etre
comme chez Aristote, mais dire simplement que les moyens d'aborder les mots de
l'Etre sont nombreux. Les chemins de sa vérité ne sont pas
l'unique car ils cheminent au travers d'une épaisse forêt. Ainsi
le ciel, la terre, les divins et les mortels constituent-ils la quadrature
(Geviert) de l'Etre. La cohésion des Quatre se donne comme
«monde ». Il ne s'agit pas pour nous d'éclairer le sens de
cette quadrature qui, si elle est lisible dans la Lettre sur l'humanisme,
n'y est pas thématisée. Retenons ceci seulement:
«l'unité de l'éclaircir n'est ni humaine ou divine, ni
terrestre ou céleste, mais celle de l'intervalle à partir duquel
les uns et les autres parviennent à ce qui leur est propre. «Chacun
des quatre reflète à sa manière l'essence des autres. A sa
manière, chacun est ainsi renvoyé
1Lettre sur l'humanisme, §30.
2 Observons que Heidegger institue ici d'une
curieuse façon la raison pour laquelle l'histoire de l'Etre « n'est
jamais révolue, mais toujours en attente. » (§1). En effet, si
le dire de la vérité de l'Etre reste aussi mystérieux que
la vérité, et si la pensée pense ce qui se retire, alors
il y aura toujours quelque chose à dire. Or l'inflation à
l'infini des mystères peut égarer la pensée qui perd le
fil du mystère originel de la vérité de l'Etre. Mais
à vrai dire, jamais la pensée ne se défait-elle de son
essence qui est de penser en direction de l'Etre. De fait, le mystère
reste l'Unique mystère, il n'est pas entériné par la
parole qui porte au langage.
3Lettre sur l'humanisme, §44.
1
par spécularité à son propre au sein de
la simplicité des quatre» »2 La simplicité
est le Même de ce qui est différent. La simplicité
nécessairement une pluralité -elle les rassemble. Il ne devrait
pas être proprement parlé d'une chose simple, mais de ses sens
rassemblés. Nous retrouverons ceci plus tard, lorsque nous verrons
que le destin de la vérité de l'Etre et de la pensée est
(le) simple - la même vue du Même, l'aube de la fureur et de la
grâce. Il sera ainsi découvert que ce qui unit et donne site
à la simplicité, ce n'est rien d'autre que l'Amour.
10. L'Histoire de l'Etre détermine toute situation
humaine (1)
Heidegger en dit beaucoup d'un coup lorsqu'il écrit que
« l'Histoire de l'Etre détermine condition et humaine
3
supporte et toute situation . »4 Il faut
peut-être
commencer par expliquer ce qu'est une «situation »,
et la dégager du sens phénoménologique et notamment
sartrien qui lui a été donné - comme il a
été fait de l'histoire dans le paragraphe
précédent. L'analytique du Dasein effectuée dans
Sein und Zeit n'a plus la même résonance dans notre
Lettre sur l'humanisme, mais nous l'invoquons pour ce qu'elle
prépare du terrain de la Kehre. Nous emploierons pour ce faire
le §60 de Sein und Zeit - nous répèterons ce qui
sera dit mot pour mot dans un paragraphe encore à venir sur «La
poésie et la mort» tant est essentielle l'idée de «
situation » chez Heidegger.
Au §60 de Sein und Zeit, le thème de
l'être-résolu introduit d'emblée une nouvelle critique de
l'action. Il s'agit de savoir si l'être-résolu devançant
(Vorlaufen: marcher au-devant de) la mort n'a pas une primauté,
en tant que la possibilité existentiale la plus totale et la plus
certaine, sur la possibilité facticielle de la décision. La
relation entre la mort et l'agir est loin d'être évidente, et
Heidegger demande: « Qu'est-ce que la mort doit avoir de commun avec la
«situation concrète» de l'agir ? »5
Précisément la « situation », au sens
de Sein und Zeit, n'est pas un cadre préétabli ni un
ensemble coordonné de circonstances, mais bien plutôt le
là, à la fois spatial et temporel, où les
événements prennent sens, mais seulement à partir de
l'êtrerésolu. Il n'y a de situation que pour un Dasein
résolu. La situation n'est pas le contenu des
événements, mais la façon dont ils peuvent être
compris. Elle appartient au possible. La situation, toujours
déterminée, relève d'une vérité existentiale
qui est elle-même une pure forme.
L'être-résolu modifie la compréhension
du monde, et ses possibilités sont autrement rapportées les
unes aux autres et au Dasein. Qu'il y ait une possibilité
suprême, celle de mourir, crée une autre perspective sur les
possibilités et une autre organisation de celles-ci. Le Dasein
devient capable de relations authentiques à autrui et aux «
événements »6.
1 «Das Ding », in Vortrge und Aufstze,
GA, Bd. 7, p. 175.
2 Didier Franck, De l'alèthéia
à l 'Ereignis, in Heidegger, l'énigme de l'être, p.
126.
3 En français dans le texte.
4Lettre sur l'humanisme, § 1.
5 Sein und Zeit , p. 302.
6 La « situation» de Sein und Zeit
prépare l'Ereignis du Tournant, événement
appropriant, Copropriation, avènement. Heidegger nomme l'Ereignis
le mot-clef de sa pensée depuis 1936 dans une note du §3 de la
lettre Über den Humanismus sur le mot ereignen :
«Nur ein Wink in der Sprache der Metaphysik. Denn «Ereignis»
seit 1936 das Leitwort meines Denkens. » Jean Beaufret souligne les
difficultés de traduction d'un tel mot dans
Se placer dans une situation, c'est agir, c'est-à-dire
être résolu: «en tant que résolu, le Dasein
agit déjà (É) et se rend lui-même possible son
existence de fait »1. Cette auto -possibilisation de la
situation concrète est une constante d'un projet existentiel. Toute
décision facticielle authentique garde cependant le caractère
d'ouverture (Erschlossenheit) que lui donne la résolution
(Entschlossenheit). Une décision résolue ne se «
raidit » pas sur la situation, mais reste libre pour être prise
autrement. Ce retrait possible ne conduit pas à l'irrésolution,
mais au contraire à la répétition possible de
soi-même 2 . Le Dasein garde ouverte une constante
liberté de décision, qui puise sa certitude dans la certitude de
la mort, c'est-à-dire dans la possibilité que le soi-même
se retire.
Dans la mesure où « l'être-résolu
n'est pas mais se temporalise »3, ce n'est pas
l'être-résolu qui rend possible la temporalité, mais
celui-ci qui présuppose une structure originaire de la
temporalité. La situation est donc essentiellement temporelle,
mais pas au sens de la concrétion de la quotidienneté. La
Lettre sur l'hum anisme emploie le mot situation sur la base de ce que
Sein und Zeit avait préparé de son terrain, mais c'est
à la lumière de l'Ereignis qu'il faut comprendre ce que
dit proprement Heidegger.
Que l'histoire de l'Etre détermine maintenant toute
situation humaine, que la vérité existentiale y fasse
office de loi, est-ce relever une sorte de déterminisme - dont la
pensée heideggérienne aurait pu être affectée
à tort? Que signifie la phrase de Heidegger? Que l'homme, en tant qu'il
ek-siste, n'est en situation et dans une condition que lorsque son essence est
en relation avec l'Etre, relation qu'est la revendication de son essence par
l'Etre. La «détermination» ne consiste qu'en cela: que l'ad
-venir soit venue de l'Etre depuis l'Etre. La force tranquille de l'Etre ne
contraint nullement l'homme; l'Etre ne détermine pas comme s'il
créait l'homme, puisqu'il ne détermine que sa condition et sa
situation. Ce qui, en lui, est historique et s'historialise dans la
pensée, cela seul est déterminé. Ceci touche à
l'essence de l'homme en tant seulement qu'il est celui qui dit ce qu'il y a
à dire - que l'agir (le plus haut et le plus simple), et la situation en
laquelle l'homme est placé par l'appel de l'Etre, ne sont à
chaque fois qu'un. L'homme n'est pas forcé de dire l'à-dire:
« Et on ne peut tout de même pas l'imposer de force, mais, pour
engager un débat, encore faut - il s'y préparer. C'est vers ce
seul but qu'est en route la présente recherche. »4 L'homme est
invité à être déterminé, c'est autre chose:
il peut librement choisir son destin - qui est unique.
une note aux Essais et Conférences , et retient
de ses différents sens « une naissance ou une éclosion et
une apparition, c'est une éclaircie, une clarté ou une
fulguration, par laquelle l'être accède à ce qu'il a en
propre. Que ce soit l'être propre qui s'y révèle distingue
l'Ereignis, qui est «avènement» et l'histoire de
l'être, des simples événements de l'«histoire»
ordinaire. » La traduction de «vom Sein ereignet » par «
advenue par l'Etre » nous paraît tout à fait recevable tant
que le substantif de « ad-venir» est
l'événement-qui-est-venu-vers-le-site où l'on saisit du
regard (er-ugen), où l'en prend pour soi des yeux (une piste,
toutefois, pourrait nous intéresser : celle du mot « advention
»). L'événement est cette prise, et nous l'entendrons
toujours dans son sens le plus riche, jamais seulement comme le corps d'une
date.
1 Sein undZeit,p.300.
2 Sein undZeit, p. 308.
3 Sein undZeit, p. 328.
4Lettre sur l'humanisme, §47 citant
Sein und Zeit, p. 437.
II. L 'Etre, élément de la
pensée 11. Le rapport toujours particulier à
l'élément
Ce qui advient d'une chose ne se laisse décrire que par
le rapport qu'elle entretient avec son essence: de même pour la
pensée et sa relation à son élément. Poser la
question de l'humanisme, c'est questionner une forme donnée que veut se
donner la pensée, donc examiner le rapport qu'elle entretient avec son
élément. A la limite, l'humanisme importe peu.
L'intérêt consiste en ce que tout « Éisme»
dénote quelque chose de l'état de la pensée en son rapport
avec son élément.
L'examen que nous avons mené jusqu'à
présent montre que la philosophie se détourne de
l'élément de la pensée qui est lÕEtre. Le rapport
à l'élément est donc un non-rapport ou, pour parler plus
exactement, le cèlement du rapport. Cette relation est essentielle car
c'est elle qui détermine ce que la pensée sera ou ne sera pas en
mesure de dire, dans quel pos-sible elle s'inscrit, ce dont
elle sera capable (cf. §3 de lÕintroduction de Etre et
Temps, et la question de la capacité même de la
science à remettre ses concepts fondamentaux en question). La
capacité indique ici: la possibilité de contenir en soi (comme un
récipient). Que peut contenir l'humanisme? est donc la première
question que pose la réflexion portant sur l'élément de la
pensée.
Celle portant sur son fondement est une toute autre
chose (cf. §La science ne se pense pas) car elle n'indique pas
nécessairement ce en quoi la discipline visée participe du destin
de la vérité de lÕEtre - ce n'est le cas que lorsque le
fondement est expressément désigné comme la
vérité de lÕEtre, c'est-à-dire que la pensée
est placée dans l'élément de lÕEtre. Or le
fondement de l'humanisme ne touche à la vérité de
lÕEtre que négativement, à savoir dans la mesure où
sa relation à lÕEtre n'est pas celui de la chose à son
élément. C'est une relation dÕun tout autre genre qui ne
peut pas penser ni son fondement ni l'élément de la
pensée.
Cependant, les philosophes ont une tâche: «montrer
toujours à nouveau lÕEtre comme digne -d'être-pensé,
et ce de sorte que ce digne-d'être-pensé demeure dans l'horizon
des hommes. » 1 Le penseur qui s'avance sur le chemin du mot «
Etre» dit au moins une chose - son retrait. La métaphysique
dévoile le cèlement de la vérité de lÕEtre.
Elle donne toujours une indication sur la vérité de
lÕEtre, mais ce qui est fascinant, ce sont les mille et unes
manières dont la pensée s'écarte de son
élément, modes spécifiques à chaque philosophie et
qui indique toujours quelque chose d'original au sujet de la
vérité de lÕEtre. Ses disciplines se ramènent
toutes au même destin - l'oubli - mais se perdent chacune sur les
sentiers de la forêt qui enceint la clairière de la
vérité de lÕEtre2. Que découvre-t-on
d'original, de particulier, sur le sentier de l'humanisme (que d'autres
recherches métaphysiques n'auraient indiqué)?
1La thèse de Kant sur l 'Etre, in
Q.II, p. 379.
2 « Ce qui est Waldlichtung, la clairière en
forêt, est éprouvé par contraste avec l'épaisseur
dense de la forêt, que l'allemand plus ancien nomme Dickung.
», Heidegger, Lafin de la philosophie, Q. IV, p. 295. «Pas
de clarté hors de la clairière de l'Ouvert. Même l'obscur a
besoin d'elle. Comment pourrions-nous autrement entrer dans l'obscur de la
nuit, y errer au travers?»
12. La pensée ne peut pas: l'Etre peut la
pensée
Pourquoi l'élément de la pensée est -il
l'Etre plutôt qu'autre chose? Heidegger se justifie-t-il à cet
égard? Nous pouvons examiner le problème autrement en
commençant par dire que Heidegger a fait une expérience de l'Etre
et que, voyant l'aspect fondamentalement différent et novateur de cette
expérience, il a choisi de l'appeler «pensée»
plutôt que philosophie, métaphysique, ou tout simplement
ontologie.
1
Le terme de « ontologie fondamentale »,
utilisé autrefois , recouvre une résonance peut-être trop
scientifique, et c'est pourquoi Heidegger n'écrit pas ici que la
pensée authentique est une ontologie fondamentale, mais qu'elle est
simplement pensée. Dans la conférence Qu'est-ce que
la métaphysique?, Heidegger écrit que la dénomination
« ontologie fondamentale (É) se révèle aussitôt
périlleuse, comme toute autre dénomination en ce cas. Du point de
vue de la métaphysique, elle dit sans doute une chose exacte; mais c'est
précisément pour cela qu'elle induit en erreur; car il s'agit
d'obtenir le passage de la métaphysique à la pensée qui
pense véritablement la vérité de l'Etre. Aussi longtemps
que cette pensée elle-même se caractérise comme ontologie
fondamentale, elle se fait, par cette appellation, obstacle à
elle-même sur son propre chemin et l'obscurcit. »2
La pensée dont il est question se distingue
radicalement de ce que l'on entend usuellement par ce mot (produire des
idées) et si Heidegger n'a pas fait de néologisme pour la
désigner, c'est en raison caractère essentiel de
expérience. 3
du cette La pensée
de l'Etre n'est pas antithétique à la
pensée telle qu'on la trouve dans la métaphysique, mais lui est
essentielle. Elle ne porte pas sur « un autre objet », un autre
monde.
Heidegger ne se demande pas ce qu'il pourrait penser de plus
originel pour ensuite choisir l'Etre parmi les choses que son intellect lui
permet de penser. Il ne peut donc y avoir de justification car il n'y a pas de
choix. Le choix ne s'effectue que dans l'objet qu'une science se propose de
connaître. «Ce rapport caractéristique avec le monde, qui est
un rapport tendant vers l'existant lui-même, a comme support et comme
guide une attitud e que l'existance humaine choisit
librement. » 4 Dans la métaphysique dépassée de
Heidegger, c'est un destin qui conduit à l'Etre, la liberté se
résumant à une écoute attentive de cet appel. Le fantasme
cartésien de la philosophie comme science se trouve ici
diamétralement nié, son impulsion fondamentalement nouvelle. Pour
Heidegger la philosophie n'est pas une science, ne découle pas d'un
choix, n'est pas le fruit d'une liberté au sens habituel du mot.
Il y a un élément, l'Etre; il permet quelque
chose, la pensée de l'Etre. Elle est à ce point fondamentale
qu'elle sera la pensée même. Demander maintenant pourquoi la
pensée de l'Etre apparaît aussi fondamentale aux yeux de Heidegger
serait d'une irrévérence inutile - une question chargée
d'une mauvaise foi à laquelle rien ne pourra jamais répondre. Ce
qui importe de dire, c'est que Heidegger n'impose pas arbitrairement un
élément à la pensée sans le justifier, mais que
c'est l'Etre qui peut la
1 L'analytique de Sein und Zeit.
2 Questions I, Qu'est-ce que la
métaphysique ?, p. 42.
3 Heidegger revient à l'essentiel, il ne
s'élance pas dans le nouveau. Remarquer que les néologismes sont
en vérité des appels réactionnaires à la langue; on
pourrait volontiers parler chez Heidegger de « rétrologismes
», le grec et le vieil allemand recelant ces richesses
réactivées par l'effort de la pensée authentique.
4Question I, Qu'est-ce que la métaphysique
?, p. 49.
pensée. Il est ce à partir de quoi la
pensée pense et s'imaginer autre chose comme élément de la
pensée, c'est s'interdire la lecture de Heidegger. Ce qu'il dit est dans
son élément, l'Etre, et poser la question d'un autre
élément c'est abandonner déjà celui de la
pensée.
Heidegger ne demande pas quelle est l'essence de la
pensée dans l'espoir de l'y conduire : c'est l'Etre, et non le penseur,
qui l'amène (qui l'ad -vient) à son essence qui est «
pensée de l'Etre ». Heidegger ne découvre pas au terme d'une
enquête et suivant différentes pistes la vérité sur
l'essence de la pensée: il se situe dès l'abord sur le terrain de
l'Etre. Il n'en a pas fait le choix - le poisson ne se demande pas s'il
préfère vivre dans l'eau ou bien en terrain sec...
S'il n'existait pas d'eau, il n'y aurait pas de poisson. Mais,
plus important, s'il existait de l'eau mais qu'aucun poisson ne s'y trouvait
jamais, il n'y aurait pas de poissons non plus (ils ne seraient pas des
poissons). L'eau peut le poisson. L'air ne le peut pas ; le poisson ne peut pas
l'eau.
Une pensée qui n'est pas une pensée de l'Etre ne
l'est que par homonymie. Le rapport qu'une chose entretient avec son essence
déployée n'est à vrai dire pas « pensable» en ce
sens qu'elles se tiennent chacune dans un élément
différent. La pensée de l'Etre et la pensée de
l'étant (ou bien de l'être de l'étant) trouvent leur union
- cela complique encore le problème - dans le langage. L'homonymie
exclue
1
cependant très clairement la synonymie . Ainsi, l'Etre
peut, a pouvoir sur la pensée. Mais attention : seulement sur son
essence, sur la p ensée déployée en son essence. L'Etre ne
peut que ce qui pense l'Etre, tout comme l'étant ce qui pense
l'être de l'étant. L'Etre ne va pas « chercher » la
pensée dans l'étant toutes les fois qu'il le peut, il ne
peut la pensée que pour autant que c'est par lui qu'elle advient
(à son essence). L'Etre peut la pensée en ce qu'elle lui
appartient, mais aussi en ce qu'il lui offre un contenu : il est ce qu'elle
écoute. C'est donc dans la forme et le fond que l'Etre est
cequi-a-pouvoir. Il lui donne sa forme est 2
ess entielle, telle qu'elle , et son contenu. Le
vocabulaire que nous utilisons là est assez impropre
à la pensée de Heidegger, mais il vise à la
conceptualisation du mot « pouvoir » plus qu'à la
compréhension de l'Etre ou de la pensée. Le pouvoir, en effet,
est introduit d'une manière extrêmement fine, assez complexe.
Ce-qui-a-pouvoir ne peut pas donner lieu, ni ne peut
être le lieu: il est le lieu-donné. Le lieu est
l'appartenance à... et l'écoute de l'Etre. L'Etre ne peut pas
faire appartenir ou faire écouter la pensée, il
peut la pensée.
Le pouvoir dont il est question renvoie à la
dualité entre agir et accomplir que nous avons examinée
précédemment. Le pouvoir n'est pas la production d'un effet sur
une chose, mais le déploiement d'une chose en son essence: il fait
être. La pensée est lorsqu'elle est « pue » par
l'Etre. A défaut de ce pouvoir, nous ne pouvons pas dire que la
pensée est mais, à la rigueur, qu' «il y a
de la pensée ». L'Etre n'a pas le pouvoir de..., il
est le pouvoir; en tant qu'élément, il n'a pas
d'élément, l'Etre est. A ce titre, le pouvoir qu'il exerce sur la
pensée n'est pas autre chose que l'immanence de son
1 A l'époque de Sein und Zeit ,
Heidegger joue sur une polysémie du mot « être » pour le
Dasein, faisant ainsi de lui l'étant exemplaire à partir
duquel l'analytique pourra s'orienter vers la question de l'être comme
tel. La polysémie vient de ce que « comprendre l'être »
pour l-être-au-monde signifie simultanément comprendre son
être dans un «monde » où il rencontre des étants
qui ont, et des étants qui n'ont pas son mode d'être. Ce jeu est
abandonné par Heidegger à partir de la Kehre au profit
d'une clarté simple de l'essence de l'homme et de l'Etre.
2 Nous demanderons si le rapport d'une chose à
son essence ne relève pas de l'éthique en ce sens que l'essence
serait la représentation de la chose telle qu'elle « devrait
être ».
être, et nous comprenons mieux comment l'agir peut
être accomplir. Le pouvoir sur ce qui est est. LÕEtre ne
fait, en sÕengageant, que déployer, qu'accomplir, il est
pure activité (si l'agir est, bien entendu,
considéré comme une activité). L'engagement de
lÕEtre est pure activité, la pensée en tant
qu'engagement cet agir même.
« Toute efficience repose dans lÕEtre et de
là va à l'étant. »1 LÕEtre remet
à la pensée sa relation à l'essence de l'homme afin que
soit portée au langage l'essence de cette relation. LÕEtre
s'offre et la pensée se laisse revendiquer. Ce n'est pas la
pensée qui fait lÕEtre ni lÕEtre la pensée.
LÕEtre est. Il y a de la pensée. Peut-on comparer
l'activité de la pensée en tant qu'elle pense (qu'elle
déploie une chose en son essence) à celle de lÕEtre en
tant qu'il s'engage? Cet engagement est-il un agir de lÕEtre ? Non, nous
ne pouvons pas dire que lÕEtre agi t dans ce geste qu'il «fait
», sans quoi il penserait - et lÕEtre n'est pas la pensée.
La pensée, en déployant la relation en son essence, rend hommage
à lÕEtre du don qu'il lui a fait. Elle présente seulement
à lÕEtre: il est immuable, il nÕy a rien en lui qui soit
déployé par cette présentation car
2
lÕEtre nÕa pas d'essence autre que ce don
même . Mais si «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert
est lÕEtre même »3, l'essence de lÕEtre est
lÕEtre même. Le « es gibt » das Sein comporte
une ambivalence qui, d'une part lui confère une essence (et donc quelque
chose qui se déploie), et d'autre part un état
d'immutabilité. Or si l'essence de lÕEtre est lÕEtre, que
l'essence de ce dernier est lÕEtre, etc., nous observons une possible
régression à lÕinfinie qui nous invite à
préférer comprendre le « il y a» tel quel.
LÕEtre est plénitude) 4
(c'est déjà une . Seule la vérité de
lÕEtre peut
être porté au langage et sÕy
déceler, non pas lÕEtre même. De même l'essence de
l'homme n'est pas affectée (déployée, par exemple) ni par
la remise par lÕEtre de cette relation à la pensée, ni par
sa présentation par la pensée à lÕEtre. Dans
l'engagement, la seule «chose» qui soit en son essence
déployée, c'est-à-dire accomplie, c'est la relation
de lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle ne l'est pas
«grâce» à l'efficience de lÕEtre, mais seulement
rendue possible par lui (cf. §3). En lÕEtre repose l'efficience,
mais il n'est pas cause efficiente5, il n'est pas efficient.
L'efficience va à l'étant et c'est là que des choses
peuvent être efficientes. LÕEtre rend - à ce qui
l'est - (le) possible. Il donne le possible.
Heidegger n'écrit pas : lÕEtre s'engage dans la
pensée pour lui-même, mais «penser est l'engagement par
lÕEtre pour lÕEtre. » Nous ne dirons pas non plus que la
seule manière dont lÕEtre peut s'engager est la
pensée, car l'engagement est la pensée. Ce n'est pas une voie
parmi tant d'autres, un possible «choisi », mais la chose même.
«LÕEtre peut la pensée» (§3) n'explique
pas sur quelles terres s'étendent les pouvoirs de lÕEtre («
lÕEtre peut penser », par exemple) mais ce qu'est le
possible. Le « faire- être » qu'est ce pouvoir n'est
cependant pas un faire mais un laisser-être : la traduction de Sein
lassen au §3 le montre assez pour éclairer l'erreur
dÕun lecteur mal averti.
1 Lettre sur l'humanisme, §1.
2Lettre sur l'humanisme, §29 et
30. 3Lettre sur l'humanisme, §29 et 30.
4 Heidegger évitera provisoirement cette
expression à cause de son sens ordinaire qui le représente trop
aisément comme un étant. Mais nous lÕutilisons ici dans
son sens heideggérien.
5 Dans l'ontologie heideggérienne, l'efficience
n'est pas cause comme c'est le cas chez Aristote, puis dans la scolastique.
LÕEtre n'est pas la cause première dans l'ordre du monde. Si
l'homme pense, par exemple, cÕest parce que l'efficience est dans
l'étant; que cette pensée se présente ensuite comme
extatique n'indique en rien le retour de l'efficience sur sa « terre
natale ».
Nous ne pouvons pas poser la question: «pourquoi l'Etre
s'engage-t-il? », car il y faudrait une cause, ce qui dans l'ordre de
l'Etre n'a pas lieu d'être. Cela reviendrait à poser la question :
pourquoi y a-t-il de la pensée? C'est une question fondamentale, certes,
mais ne portant plus sur l'offrande de l'Etre. La question est posée
dans un sens usuel, et l'on ne peut pas répondre que c'est en l'honneur
de la vérité de l'Etre sans passer par un certain nombre de
détours encore à venir.
La pensée n'est pas l'agir de l'Etre; mais l'engagement
de l'Etre est un agir. L'engagement par l'Etre montre qu'il en est l'
« auteur » d'une certaine manière. Peut- on alors dire que
c'est « au nom de» l'Etre et d'autre part «pour servir»
l'Etre que la pensée pense ? Il ne faut pas confondre en la
pensée de « son engagement dans l'action pour et par l'étant
au sens du réel de la situation présente » (engagement
duquel sort un effet) et son «engagement par et pour la
vérité de l'Etre » lequel ne peut avoir aucune
conséquence (sinon le fait - qui n'est pas une conséquence, mais
la pensée même - que la relation de l'Etre à l'essence de
l'homme soit déployée en son essence). Ce qui va à
l'étant n'est pas l'Etre mais quelque chose : son accomplissement.
Celui-ci permet comme une réaction en chaîne d'autres
déploiements en amont desquels se tient fièrement l'Etre dont la
vérité, peu à peu, vient au langage. Le plus les essences
se déploient dans leur plénitude, le plus l'Etre est chez lui.
Pourquoi? Parce qu'ainsi «la pensée travaille à construire
la maison de l'Etre. » 1 Il s'agit presque d'une avalanche, et c'est dans
cette mesure seulement que la pensée est pour l'Etre : en
déployant les choses en leur essence, il se trouve que l'Etre vient au
langa ge.
13. Pos-sible etpotentia
Heidegger rappelle à nouveau la distance qu'il est bon
de prendre par rapport à la tradition logique et métaphysique. La
distinction qu'elle opère entre actus et potentia est
la même que celle dont nous avons déjà parlé entre
essentia et existentia . En effet, il est à chaque
fois question de l'appréciation de la réalité d'une chose,
et de la puissance à l'acte le mouvement s'effectue pareillement.
L'essentia recouvre tous les possibles en puissance dans la chose, et
l'existentia tout ce qui a été actualisé. Ce qui
n'est plus possible, parce qu'il a basculé d'un coup dans le
réel, est le négatif de ce qui n'a pas été
réalisé; cet ou bien... ou bien... ne laisse rien entre deux, et
l'on peut diviser très clairement le monde en ce
-qui-a-déjà-été-réalisé d'une part,
et ce -qui-peutêtre-réalisé d'autre part. Ce dualisme
systématique est la signature caractéristique de la
métaphysique. Le possible chez Heidegger revêt un aspect bien
différent puisqu'il n'est pas l'attribut d'une chose en att ente, non
plus ce qui dans l'essence peut être déployé. Il
n'établit pas la distinction entre deux états d'une chose, la
faisant passer d'un plan, qui est celui de l'étant, à un autre,
celui de l'être -de-l'étant (ou bien même de l'Etre). Il
n'est pas une fiction qui permet d'anticiper tel ou tel
événement, «mais l'Etre lui-même qui, désirant,
a pouvoir sur la pensée ». Il n'y a pas d'impossible ou de
non-possible, de possibilisé ni même de possibilité. Il n'y
a que le possible. Il ne se conjugue qu'au présent du désir et du
pouvoir. Mais avant d'aller plus loin, nous allons nous pencher sur
lapotentia au sens métaphysique.
Heidegger pense en tout premier lieu à
Aristote, chez qui tout être est fait de puissance et
d'acte, de matière et de forme. Il subordonne le problème de
l'être à celui
1 Lettre sur l'humanisme, §83.
des choses qui sont. L'universel est le particulier en
puissance. Nous sommes contraints par l'expérience même de
reconnaître deux façons pour l'être de signifier: il y a
l'être en puissance et l'être en acte, et dès lors on
comprendra que l'être en acte vient de ce qui n'était pas
en acte, mais était déjà en puissance.
L'expérience du mouvement contraint la philosophie à ouvrir le
langage sur l'être à la pluralité des significations
(être en puissance et être en acte, être par soi et
être par accident, être selon les différentes
catégories), pluralité qui reflète elle-même la
scission qu'opère le mouvement dans l'être. Le mouvement, dira
Aristote, est «extatique», ce qui veut dire qu'il fait sortir
l'être de soi-même en l'empêchant de n'être qu'essence,
en le contraignant à être aussi ses accidents, cet
«aussi» n'exprimant pas ici une surabondance, mais une profusion
parasitaire, donc une déficience ontologique. La pluralité majeur
aristotélicienne. 1
des sens de l'être est le trait de la pen sée
Pour Avicenne2, la notion
d'être se dédouble en être nécessaire et être
possible. Possible est chaque essence, ce quelque chose qu'elle est, mais qui
n'existera jamais si quelque cause ne la rend nécessaire. L'exister est
alors un accident se surajoutant à l'essence, mais un accident
«nécessaire», dès lors que la cause totale en
étant donnée, cette cause rend nécessaire cette existence.
L'univers avicennien ne comporte pas ce que nous appelons la
«contingence», dès lors que le possible est fait existant. Si
quelque possible est actualisé dans l'être, c'est que son
existence est rendue nécessaire en raison de sa cause, laquelle à
son tour est nécessitée par sa propre cause. La Création
est une nécessité intradivine qui conduit de l'ætre pur au
premier être fait existant. Elle consiste dans l'acte même de la
pensée divine se pensant elle -même. Cet effet initial,
nécessaire et unique, de l'énergie créatrice identique
à la pensée divine, assure la médiation de l'Un au
Multiple, en posant soi-même le principe auquel il satisfait: «De
l'Un ne peut procéder que l'Un»3.
Leibniz montre comment la Création est
d'abord une prévision mathématique. Le monde tel qu'il est
constitue la meilleure combinatoire possible. C'est sur ce possible que se joue
la distance entre Dieu et les hommes, car il n'existe pas d'autres mondes
réels, d'autres phénomènes réels, mais il y a, en
Dieu, une infinité de réalités possibles, une
infinité de mondes possibles. Il est la loi de la série : entre
Dieu et l'homme existe la même différence qu'entre le possible et
le réel. Mais la perfection divine serait incomplète s'il ne
procédait pas à l'actualisation des possibles: il fait passer les
possibles au réel, en « choisissant » le maximum de
compossibilités.
1 Opposer à la simplicité chez
Heidegger.
2 Chez Avicenne, l'essence, ou la nature, ou la
quiddité, est ce qu'elle est, absolument, inconditionnellement. Cela
veut dire qu'elle est neutre et indifférente à l'égard de
la condition négative qui doit en maintenir à l'écart tout
ce qui peut l'empêcher d'être une idée
générale, un des «universaux», de même qu'elle
est neutre et indifférente à l'égard de la condition
positive déterminant ce qu'il faut lui ajouter pour qu'elle soit
réalisée dans un individu particulier. Or, parmi ces essences
qui, de par elles-mêmes, n'impliquent ni n'excluent l'universalité
ni la singularité et qui, indifférentes et supérieures
à l'une et à l'autre, sont l'objet propre de la
métaphysique, il en est une privilégiée. De par la
nécessité de son contenu propre, chaque essence est ce qu'elle
est, c'est-à-dire est quelque chose. Qu'en est-il de ce quelque chose,
de cet être quelque chose?
3 Opposer à l'Unique chez Heidegger: l'Etre Un
ne pro-crée pas. Le pos -sible qu'il est méconnaît la
contingence et la nécessité des étants.
14. Le désir - du Mgen au Vermgen
(3)
LÕEtre prend charge de l'essence de la pensée;
il s'occupe de..., ou se responsabilise pour... Le pouvoir n'est pas celui
d'une autorité, mais celui d'une attention: lÕEtre est attentif
à ce qu'il
aime. Gardons-nous de personnifier trop lÕEtre:
Heidegger ne fait pas ici de comparaison ou de métaphore, mais sa langue
relève bien plus du registre poétique. L'élévation
du texte dépasse tous les degrés de la logique
démonstrative, et cherche justement à se placer sur un terrain
dÕessence pure. Le désir est comme le pouvoir
déployé, abouti. Il est, «si on le pense plus
originellement: don de l'essence. » Aimer une chose, c'est lui
conférer son essence, la faire être. La pensée telle que
lÕon croit utiliser couramment est de la pensée , mais
nÕest pas de la pensée. Elle n'est pas. Son essence
n'est pas déployée, elle n'est pas dans son
élément, lÕEtre se tait, il ne désire pas (non
qu'il puisse désirer ou ne pas désirer suivant son humeur, car il
est le désir même1, mais la pensée qui
nÕest pas à l'écoute de lÕEtre n'est pas prise en
charge par lui, n'est pas aimée ou désirée).
La proximité étymologique des mots
«Mgen» et « Vermgen» n'est pas une coïncidence, un
jeu, un trait d'esprit de Heidegger qui écrit: «Solches Mgen ist
das eigentliche Wesen des Vermgens. »2 Le préfixe
«ver-» désigne souvent en allemand un mouvement
vers3 quelque chose, et il n'est pas étonnant qu'en
l'occurrence le mouvement soit de caractère essentiel. Le désir
qui vient à lui-même, le désir qui enfin désire, qui
déploie son essence, qui n'est plus simplement le pouvoir qu'il
était, c'est le Ver -mgen, le pouvoir en train de pouvoir -
«réaliser ceci ou cela », «faire se déployer
quelque chose dans sa provenance, c'est-à-dire faire être. »
Le pouvoir est un désir déguisé en son inessentiel.
LÕEtre peut la pensée et, ce pouvant,
désire. Le désir s'accomplit en pouvoir, c'est-à-dire que
son essence n'est déployée que lorsque le pouvoir peut;
lÕEtre est ce-qui-a-pouvoir, ce qui fait être, et il faut que
quelque chose (soit) pour que le pouvoir puisse: le possible. Ce mgen
n'est pas précisément ce que nous verrons plus tard, et qui se
cache sous le mot « lieben ». LÕon voit bien comment Heidegger
écrit: « sie lieben: sie mgen ». Il utilise le mot Mgen, plus
adapté au jeu de mot avec Vermgen, pour éclairer le sens du mot
Lieben. «Mgen » est donc l'explication dÕun mot plus
originaire et qui reste obscur: «lieben ». L'idée dÕun
« rendre possible» n'est qu'un aperçu de ce que recouvre le
mot: Amour. Mais il éclaire au moins ceci de l'Amour: le pos-sible.
15. La force tranquille
Notons le participe présent « aimant» dans
l'expression « la force tranquille du pouvoir aimant », ou bien
«désirant» dans l'expression «lÕEtre
lui-même qui, désirant, a pouvoir sur la pensée
»4. L'élément n'est pas un fond, il est actif au
sens de l'agir, de l'accomplir.
1 LÕEtre, lÕélément, le
pouvoir, le désir, le possible peuvent être utilisés de
manière plus ou moins équivalente, en rappelant cependant que la
formulation correcte est donnée §3 : «lÕEtre en tant
que désir-qui-s'accomplit-enpouvoir est le « pos-sible »
». Ces termes ne s'unissent pas indifféremment et donnent chacun
lieu à un éclairage différent sur lÕEtre.
2Lettre sur l'humanisme, §3.
3 Le mot français «vers » ne laisse
aucun doute à ce sujet.
4Lettre sur l'humanisme, §3.
La pensée est comme en mouvement, tiraillée
presque par la tentation de l'étant d'une part, et de son essence
d'autre part. Il se joue une sorte de conflit, un jeu de force : celle,
violente, de la quotidienneté contre celle, tranquille, de l'Etre. Cette
dernière seule dispose d'un pouvoir au sens où l'entend Heidegger
(l'étant, bien qu'il soit l'élément de certaines choses,
ne les maintient pas dans leur essence déployée) : garder la
pensée dans son essence, la maintenir dans son élément.
Il faut pour cela que le désir soit «en acte
», si l'on veut bien utiliser un terme issu de la tradition. Il faut que
le désir soit désirant afin qu'ainsi l'essence du p ouvoir (et du
possible) soit déployée. Pour autant l'Etre ne s'immerge pas dans
l'étant, le désir n'est pas l'acte d'un pouvoir-désirer
mais précisément son essence.
«Stille Kraft » suppose l'idée de calme, de
silence: il n'y a pas de dialogue entre les forces en présence, pas de
concurrence directe. La pensée ne subit pas - ni l'appel
effronté de l'Etre, ni le poids de l'étant, lequel n'a pas
«pouvoir », ne désire pas. L'agir n'implique pas plus avant
que dans l'essence. La force déploie, mais elle est tranquille parce
qu'elle n'a pas de conséquence sur la chose - sur son essence
uniquement. L'étant peut avoir une influence sur la pensée
(homonyme) mais pas sur ce qu'elle est. L'Etre seul fait être la
pensée. Mais en tant que «la proximité nue d'une puissance
non contraignante »1, il n'oblige à rien.
L'élément maintient, garde: la pensée est
à sa place, dans son élément. Nous
pourrions presque parler de position «normale », ou «naturelle
» mais nous risquerions de retomber dans les préjugés
métaphysiques et malentendus classiques. Le désir qui s'accomplit
se conjugue au participe présent et le « pos-sible » qui en
découle n'est pas la possibilité effectuée d'un
étant, de la réalité. Rien n'est rendu réel, la
pensée authentique n'est pas l'acte de ce qu'elle est en puissance alors
que l'Etre se retire.
16. Relation de l'Etre à l'essence de l'homme (la
pensée con-venante)
Lorsque Heidegger demande: « pourquoi restons-nous en
province? », il décrit la H·tte qui lui sert de
tanière et où il travaille et médite. Il se justifie sur
son refus d'une chaire à l'université de Berlin. Il parle
à la première personne de « mon univers de travail ».
Cette terre et ce monde sont la « loi cachée » de sa
pensée. « Il y a un «H·tten-Dasein» qui
s'empare de moi lorsque je reviens là-haut. » Cet
être-chez-soi est semblable au rapport d'une chose à son
élément, au point que l'on puisse dire que «
l'élément de Heidegger, c'est la Forêt Noire. » Dans
le sens où l'environnement détermine l'agir qui s 'y tient, de
même «l'histoire de l 'Etre supporte et détermine toute
condition et situation humaine. »2 De même
Heidegger est-il enjoint à rester sur sa terre, de même l'Etre
revendique la pensée. Heidegger est le penseur de l'être-chezsoi.
Pourtant, il faut « lever à son égard l'hypothèse un
peu trop convenue (et convenable) de la sédentarité, de
l'immobilisme agraire. Pour Heidegger autant que pour Deleuze, on peut
«nomadiser sur place». » 3 L'élément est donc
compris « comme » la patrie qui appelle, mais ce titre de comparaison
ne suffit à résumer le rapport de l'homme à l'Etre.
1Lettre sur l'humanisme, §26.
2Lettre sur l'humanisme, § 1.
3 Daniel Charles, L 'Ereignis dans le Tao, in L
'Herne Heidegger, p. 451.
LÕEtre a pouvoir sur « l'essence de l'homme,
c'est-à-dire sur la relation de l'homme à lÕEtre.»
L'essence n'est pas un composé de différents
attributs1, mais trouve ici une acception très
particulière : l'essence de l'homme n'est pas l'homme, et n'est pas non
plus un composé d'homme et dÕEtre, mais la relation
de lÕun à l'autre. La relation de lÕEtre à
l'essence de l'homme (non plus celle de l'homme à lÕEtre)
relève dÕun pouvoir - celui de maintenir
lÕhomme dans sa destination à lÕEtre. Il
s'agit donc ici de deux relations différentes situées sur deux
niveaux bien discernables. L'homme est «maintenu» dans la relation
première de lÕEtre à lui. Cette double relation ne peut
donc se fonder sur une réciprocité, car nulle étreinte ne
saurait donner à leur désir le pouvoir de se fondre l'une en
l'autre. Ces deux relations ne sont pas dans le destin de se mêler
ensemble. Au contraire, elles demeurent ensemble-bien-quedistinctes en vue du
destin de la pensée, das Heile et das Un-heil. Le
maintien de l'homme en son essence n'est pas soutenu perpétuellement car
le Dasein est un étant: de là naît l'incessant
besoin pour l'homme de se rassembler en son essence. De là aussi
l'intempérance et, dans la descente de lÕefficience, le
malfaisant des comportements humains. Nous ne savons au juste quel est cette
étrange relation. En revanche nous pouvons parler de philia,
d'éros partagé.
2
« Doch wir vermgen nur solches was wir mgen. »
La finitude de l'homme provient de ce « nur
». Il délimite le pouvoir en tant que tel au regard de ce qui est
aimé. La critique kantienne de la raison visait, quoique d'une
manière différente, les limites du pouvoir humain. Il se
révèle chez Heidegger comme étant «relatif»
à lÕEtre. La relation dont il est ici question
relève-t-elle dÕun relativisme? Non, car l'homme n'est pas la
mesure de cet Amour. Relève-t-elle dÕun déterminisme ?
Non, car le déterminisme voit en les choses une chaîne dont le
premier maillon est cause première. Elle se répand dans
l'étant pour l'expliquer - son être, son essence. Or la
pensée revendiquée ne provoque pas la détermination de ce
qu'elle pense ni n'est déterminée par lÕEtre. Elle est son
engagement même: elle n'est pas « stimulée » par la
vérité de lÕEtre mais ce qui, en lÕEtre, est
historial. L'homme est-il contraint de répondre à l'appel de
lÕEtre ? Citons le passage qui ouvre l'essai: Que veut dire
«penser »?:
«L'homme peut penser pour autant qu'il en a la
possibilité. Seulement ce possible ne nous garantit pas que nous en
ayons la capacité. Car être capable de quelque chose signifie:
recevoir quelque chose auprès de nous selon son essence et veiller
instamment sur cette admission. Mais ce dont nous sommes capables c'est
toujours ce que nous désirons, ce à quoi nous sommes
ordonnés si nous le laissons venir. Nous ne désirons, ne
désirons véritablement que ce qui d'ores et déjà
nous aime de lui-même, nous aime dans notre être, en tant qu'il
s'incline vers celui-ci. Par cette inclination notre être est
réclamé. L'inclination est «parole adressée». La
parole s'adresse à nous, visant notre être, nous appelle, nous
fait entrer dans l'être et nous y tient. Tenir signifie proprement
«garder, veiller sur». Ce qui nous tient dans l'être,
cependant, nous y tient seulement aussi longtemps que, de nous-mêmes,
nous retenons
1 Cf. Spinoza.
2 Interview de Martin Heidegger, Von der Sache des
Denkens, CD1, piste 6.
ce qui nous tient. Nous le retenons quand nous ne le laissons
pas échapper de notre mémoire. La mémoire est le
rassemblement de la pensée.»
Si l'Etre est simple, l'essence de l'homme ne l'est pas
puisqu'elle est dialogue, écoute, relation. Une essence
déployée n'est pas une Ver-besserung des qualités
d'une chose (rien n'étant attribut sur le plan des essences) mais, en
l'occurrence, une relation advenue (non augmentée). Cela peut
paraître étonnant qu'une essence ne soit pas la chose même
authentique mais la relation de l'authenticité de cette chose à
une autre: peut-être est-ce en cela que le Dasein est un
étant remarquable.
Pour autant la parole qu'adresse l'Etre à l'homme n'est
pas celle de la publicité: elle est le décret qui enjoint
1 . Il s'agit d'un autre rang qu'une simple philosophie du langage
ne peut suffire à cerner. C'est désormais la parole qui demande
à être portée au langage.
III. Le langage, la maison de l 'Etre 17.
Le langage depuis Sein und Zeit et vers la Lettre sur l'humanisme
(4)
Heidegger ne fait pas état du mésusage du
langage: l'on peut très bien soigner sa langue en s'asservissant
cependant à la dictature de la publicité. Il ne nous
prévient pas des tares esthétiques que peut subir le langage,
mais de son inexistence même. «En quel mode de l'Etre le langage
existe-t-il réellement comme langage ? » demande-t-il. Cette
position s'est radicalisée depuis Sein und Zeit, qui part du
Dasein (« Cet étant [le Dasein] a pour
manière d'être de dévoiler le monde et le Dasein
lui- même. »), et où l'on observait déjà
la servitude du langage: «La tâche d'une libération de la
grammaire par rapport à la logique demande à être
précédée d'une entente positive de la structure
fondamentalement apriorique de la parole en général comme
existential ». En effet, «En tant que constitution existentiale de
l'ouvertude du Dasein, la parole est constitutive de celui-ci dans son
existence.»
La parole n'est pas seulement un flux sonor es s'analysant en
mots; y appartiennent également l'écoute et le silence.
«Etre à l'écoute deÉ c'est l'être -
1 Lettre sur l'humanisme, §89.
ouvert existential du Dasein en tant
qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute constitue
même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein
à son pouvoir -être le plus propre, écoute qui s'ouvre
à l'ami que tout Dasein porte auprès de lui.» Ce
langage de la parole apportée par l'ami n'est autre en son essence que
l'écoute de l'Etre. Le désir d'être-auprès
éclate dans la pensée du Heidegger d'après die Kehre
dans le silence de l'Etre qui toujours se retire. La force tranquille
parle en silence. Heidegger donnait déjà des indications en ce
sens lorsqu'il écrivait que «Pour pouvoir se taire, le Dasein
doit avoir quelque chose à dire, il doit disposer d'une
véritable et riche ouvertude de lui-même. Alors éclate le
silence-gardé et il cloue le bec au «on - dit». Le
silence-gardé articule comme mode de la parole l'intelligence du
Dasein si originalement que c'est de lui que provient le
véritable pouvoir-écouter et l'être-encompagnie
lucide.» Heidegger parle de choses relativement différentes suivant
qu'il traite du langage ou bien du langage dans sa forme la plus essentielle,
et il n'est pas évident de démêler l'un de l'autre,
d'autant que l'évolution de sa pensée et son décentrement
du Dasein au profit de l'Etre ne permet pas de «traduire »
simplement ce qui est dit dans Sein und Zeit à la lecture ce
cette Lettre sur l'humanisme.
Toujours est-il que le langage n'est pas cet outil que l'on
croit manipuler avec tant d'assurance, vecteur d'informations; il est ce sur
fond de quoi la pensée pense, l'homme est homme, l'Etre est. «La
théorie de la signification s'enracine dans l'ontologie du
Dasein.» La langue a son «lieu» ontologique à
l'intérieur de la constitution d'être du Dasein : elle
n'est pas un véhicule sans cesse ex-primé, mais relève du
Da, du Sein, et du Dasein. Heidegger cheminant
n'insiste plus que sur le Da et le Sein pris
séparément comme la même chose, mais il est en 1946
lui-même à l'écoute des échos de Sein und
Zeit.
18. La retenue, la convenance et la pudeur du langage (4,
5 et 99)
«C'est seulement en tant que l'homme parle, qu'il pense,
et non l'inverse» écrit Heidegger dans Qu'appelle-t-on penser?
Le langage, tombé sous le joug de la publicité, sort de son
élément et « nous refuse encore son essence, à savoir
qu'il est la maison de l'Etre. » Le langage en perdition n'a rien à
dire; en témoigne le «on-dit» que personne ne dit en fait. Au
contraire, l'éclat du silence témoigne de «la richesse
inestimable» de la parole1.
L'insaisissabilité de l'Etre ne se laisse pas dire non
plus, et la présomption de la langue opératoire à mettre
en présence du mystère de l'Etre consomme le malentendu quant
à l'Etre. Dire l'insaisissabilité, la calculer et l'expliquer,
prouver l'existence du mystère de l'Etre, son retrait, c'est
précisément ce que ce prétendu mystère ne permet
pas. Si l'on savait pourquoi telle chose est mystérieuse, elle ne le
serait subitement plus du tout (si l'on sait où l'on a perdu tel objet,
il n'est plus très loin d'être retrouvé; de même si
l'on se remémore l'oubli...) - d'où la contradiction logique
d'une langue qui parle cependant qu'elle n'a rien à dire. La
rationalisation du monde est le signe d'une impatience. Si l'on prend le temps
d' «apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom» et de se
laisser revendiquer par l'Etre, «C'est alors seulement qu'est
1 Lettre sur l'humanisme, §5.
restituée à la parole la richesse inestimable de
son essence et à l'homme l'abri pour habiter dans la
vérité de lÕEtre. »1
L'écoute attentive dÕoù sort la parole
exige le silence, une retenue (Verhaltenheit), une pudeur
(Scheu), tonalités sans lesquelles il nÕy a pas de
probité du dire, mais aussi un travail minutieux, quasi artisanal sur la
langue : une « économie des mots »2, «un soin
donné à la lettre comme telle »3. La
pensée doit toutefois être « attentive à la convenance
du dire de lÕEtre » 4 et atteindre suffisamment de
simplicité, de pauvreté, c'est -à-dire renoncer aux effets
de manipulation du langage, pour en quelque sorte s'effacer, se faire
inapparente, afin de devenir la langue de lÕEtre. La convenance
(Schicklichleit) signifie l'articulation convenable, appropriée
de ce qui est destiné (geschickt), envoyé,
dispensé. « La convenance du dire de lÕEtre comme
disposition de la vérité est la première loi de la
pensée, et non les règles de la logique »5.
« La pensée rassemble la langue en vue du dire simple. La langue
est alors la langue de lÕEtre, comme les nuages sont les nuages du ciel.
»6 Porter au langage, c'est invoquer le fragment 123
dÕHéraclite que Heidegger traduit par: «L'émerger
(hors du se-cacher) accorde sa faveur au se-cacher. » 7 On ne dit jamais
que le retrait, le dévoilement étant avant tout le voile qui
voile.
Exister dans ce qui nÕa pas de nom, c'est rendre
disponible au langage le « ce» tranquille. La langage
libéré de l'empire de la logique libère à son tour
(désenchaîne, déchaîne) les choses dont il est le
dire. Dans le silence enfin lÕEtre a la parole. « Aucune chose ne
soit, là où le mot faillit» constatait tristement Stephan
George dans son poème: ce résignement n'est pas celui, tragique,
de l'impossibilité de dire le mystère, bien au contraire. «
Le mot approprié et donc pertinent le nomme comme étant, et ainsi
institue l'étant en question comme tel. [É] l'être de quoi
que ce soit qui est demeure dans le mot. De là la thèse: la
parole est la maison de l'être. »8 Ne pas nommer, c'est
in -nommer lÕin-nommable.
Cette convenance prévient la pensée de tout
élément dÕaventure, et nÕa elle-
même pas été portée au langage par l'audace d'une
pensée: elle est la loi de convenance de la pensée
historico-ontologique. Ces règles s'installent dans le dire depuis un
extérieur qui n'est pas à l'extérieur, mais à
l'intérieur de la maison de lÕEtre - depuis lÕEtre. Elles
sont la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire et
l'économie des mots. Nous les trouvons édictées parmi les
derniers paragraphes de cette Lettre sur l'humanisme, ce qui
témoigne non seulement de leur importance, mais aussi de ce qu'elles
sont ce vers quoi la pensée pense, ce vers quoi
Heidegger tend à « conclure ». La vérité de
lÕEtre exige pour son dire une pudeur situant les penseurs et
les poètes - les situant dans le Même où la lutte
n'est plus un débat sclérosé dÕidées,
où la discorde n'est pas de mise.
Ces règles ne sont pas seulement le comment du
dire, mais aussi, notamment dans la vigilance et l'économie des mots, la
réflexion sur ce qui est à dire et si cela
1Lettre sur l'humanisme, §4.
2 Questions III, p. 153.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6Etre et Temps, p. 39
7 Essais et Conférences,
Alèthéia, p. 328.
8 Acheminement vers la parole, p. 150
peut même être porté dans la maison de l'Etre.
La retenue indique ce qui, en la vérité de l 'Etre, ne peut
être dit que silencieusement.1
19. La maison de l'Etre (contre la technique)
Le propre de la vérité est d'être dite.
L'Etre revendique la pensée pour sa vérité parce qu'en
elle il vient au langage. Nous ne disons pas ici que c'est une cause pratique,
technique, logistique que la vérité s'est trouvée pour
éclater, mais que «le langage est la maison de l'Etre.
»2 Cette venue au langage n'est pas une action de l'Etre, nous
l'avons dit déjà. L'Etre n'est pas comme en dehors de sa maison,
frappant désespérément à la porte, personne
n'étant là pour lui ouvrir (la pensée, par exemple...).
L'Etre est dans sa maison (nous n'ajoutons pas «déjà»
car cela impliquerait une considération phénoménale
impropre à l'Etre); il n'est pas «ailleurs » que dans le
langage, même lorsqu'il n'y est pas porté.
Dans la pensée, l'Etre est chez lui, vient au langage.
Le langage n'accomplit pas, n'agit pas, ne pense pas, ne produit rien. Il est
un lieu. Si la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'essence
de l'homme, l'Etre vient au langage. Doit-on parler d'immobilisme de la
pensée forclose en sa demeure ? Non car la pensée est un agir. Si
la pensée n'agit pas en tant qu'elle pense, le langage n'est pas le
langage en tant que maison de l'Etre. Si l'agir est la production d'un effet
dont la réalité est appréciée suivant
l'utilité qu'il offre, alors la pensée est l'engagement dans
l'action par et pour l'étant, le langage est celui des grammairiens et
des logiciens. Pas de véritable agir, de pensée, ni de langage
dans cette ère de la technique. Le langage est un milieu (tant au sens
de média, d'outil technique qu'au sens géo-graphique,
lorsqu'il est la maison de l'Etre). Il faut libérer le langage, le
penser. C'est fait lorsque l'on dit qu'il est la maison de l'Etre. Le langage
n'est pas ce qui permet de déployer une essence mais cette essence
déployée révélée, dite: son l'Etre parlent
3
dire. Ni la pensée ni ne , mais
l'homme (le Dasein) porte au langage. Cette mise en
présence s'effectue dans le langage qui est, en quelque sorte, la
relation même de l'Etre à l'essence de l'homme, ce qui les joint,
le site de l'enjointure. Déploiement de la relation de l'homme à
l'Etre et déploiement de l'essence du langage sont une seul et
même chose.
Pierre Aubenque rappelle, au sujet de ce que les
différentes langues sont susceptibles de dire avec leur mot
«être », que «la métaphore de la langue comme
«maison de l'être» (Lettre sur l'humanisme), que
Heidegger juge après coup «maladroite» (Unterwegs zur
Sprache, p. 90), est pour le moins ambiguë dans ses explications : la
maison abrite et protège, mais aussi elle enferme et exclue, ce qui rend
«presque impossible» le «dialogue d'une maison à
l'autre» (ibid.) . » 4 Effectivement, l'Allemand est la
langue métaphysique par excellence. Porter dans une autre langue tel
1 A ce sujet, la musique orientale, de Chine
notamment, est avant tout un travail sur le silence que sculptent les
percussions. La manière dont s'éteint un son, dont perdure une
résonance dans le silence, dont sa présence s'y maintient plus
musicalement que jamais : la retenue du musicien étend son dire jusque
dans l'espace empli de silences, des silences tous immédiatement
différents, individualisés. Ils importent beaucoup plus que le
temps des sons car ce sont eux qui architecturent depuis leur transcendance
ce qu'ils disent, le son des instruments. 2Lettre sur
l'humanisme, § 1.
3 Personne ne parle : porter au langage signifie
montrer le chemin de cette clairière où les choses se disent
d'elles-mêmes Ð dans le silence gardé.
4 Pierre Aubenque, Les dérives et la garde
de l'être, in Heidegger et l 'enigme de l'être, PUF
Débats, coordonné par J.-F. Mattéi, 2004, p. 21.
dire n'est pas chose facile. Deux langues s'excluent
mutuellement, cela est sûr, mais pas plus qu'un morceau de terre qui ne
peut avoir qu'un maître. Pour autant, le maître aime à
recevoir de la visite, et Heidegger se penche volontiers sur la question de sa
traduction en français (avec J. Beaufret notamment), et puise largement
dans «d'autres maisons» la force de son propos (le grec, tout
d'abord, le français très certainement, avec l'exemple du
gérondif de, mais encore l'allemand ancien, que l'on peut
considérer sans s'aventurer comme une autre langue que l'allemand
moderne). La maison protège Ð pas d'autres maisons, mais Ð du
vent de l'oubli.
20. Le langage révèle et conserve (place de
l'homme?)
Une question, que l'on se pose bien vite à lire
Heidegger, est celle de la place de l'homme. Les hommes portent l'essence d'une
chose au langage et l'y conservent. C'est dans le langage que sont les choses.
Certes, « ne peut être accompli que ce qui est déjà
». Mais c'est justement l'être de la chose qui est
révélé et conservé dans le langage par le
déploiement de son essence. Le langage est le lieu de l'être.
L'Etre y est, et l'homme s'y tient (à l'abri).
L'Etre revendique la pensée où il vient au
langage. En revendiquant la pensée il se révèle comme
révélable. Révélable signifie: peut être
révélé dans le langage. Autrement dit, il peut
habiter sa maison. L'Etre non révélé est non dit et n'est
pas à proprement parler dans sa maison car il n'y a pas de maison (la
pensée ne construit plus la maison de l'Etre). L'Etre est
révélable et cette révélabilité doit
être accomplie pour qu'ensuite soit révélée la
vérité de l'Etre. La tâche de l'homme, dans un premier
temps, est d'accomplir cette révélabilité. Ce faisant, il
entre « réellement» dans une relation avec l'Etre ; la
pensée pense donc (puisque s'accomplit la relation de l'Etre à
l'essence de l'homme). En portant cette révélabilité au
langage, l'homme y porte non seulement une relation, mais encore quelque chose
de chacun des deux termes de cette relation. L'homme s'aperçoit que le
langage est l'abri de son essence, qu'il l'habite en tant que c'est là
que le déploiement touche à la plénitude.
Un abri qui puisse garder ce qui a été accompli,
un langage comme le recel de ce dont l'essence a été
déployée. C'est du repliement que le langage
protège, du vent de l'oubli qu'il abrite. Il faut
veiller sur cet abri pour que nous-mêmes ne sombrions pas dans le
non-déployé. Nous veillons sur ce qui veille par excellence. En
veillant sur cet abri, nous veillons sur la maison de l'Etre. L'homme ne fait
rien de l'Etre, mais il est « logé à la même enseigne
». Le langage est son égide. L'égide est, dans la
mythologie grecque, le bouclier protégeant Zeus et Athéna. Il
abrite désormais l'homme. L'homme est sous l'égide du mot. Le
langage est le rassemblement Ð il es ce qui rassemble un peuple sous sa
langue, mais aussi l'unité de ce qui est pensé, la
cohésion du dire. Il est ainsi ce qui donne à la
simplicité sa simplicité (ou est donné). Le langage est
l'Un qui confère à l'essence la solidarité de ce dont elle
est essence Ð notamment le Dasein. Mais, à ce compte, la langue ne
devrait-elle pas être une? L'allemand, depuis la «
disparition » 1 du grec, est la langue par excellence de la
pensée2. Il est ce qui par excellence rassemble.
1 Non pas au sens où cette langue morte n'est
plus parlée, mais au sens où Heidegger, peu à peu, prend
ses distances par rapport à son hellénocentrisme initial.
2 «Je pense à la parenté
particulière qui est à l'intérieur de la langue allemande
avec la langue des Grecs et leur pensée. C'est une chose que les
Français aujourd'hui me confirment sans cesse. Quand ils commencent
à penser,
Mais, pour l'instant, le langage est pour l'Etre une maison
(robuste), pour l'homme un abri (provisoire, fragile). Ce
déséquilibre est-il le signe d'une précarité de
l'homme ou bien l'essence même de sa finitude - de son
intempérance à laquelle seule la responsabilité
qui lui incombe peut faire défaut? Cette veille de la pensée
est un agir dans le sens où elle est l'accomplissement de quelque chose;
en soignant le langage, l'homme se fait déjà homme - en
même temps que l'Etre est. Cet « en même temps» est la
relation dont les deux termes sont à la garde l'un de l'autre. Etre
un homme suppose que soit un homme et que soit
l'Etre.
21.« Aucune chose ne soit là où le mot
faillit. » (la recherche du mot)
Tout le monde ne peut user du logos dignement: parce
qu'il est un usage, le logos peut-il être qualifié de
technique? La foule ne maîtrise pas le bien-parler: cela s'enseigne,
s'apprend. Qu'il s'agisse de vie quotidienne, de physique nucléaire, ou
bien de la vérité de l'Etre, le langage est toujours l'objet
d'une recherche. L'on s'inquiète aujourd'hui, par exemple, d'une partie
de la population française qui vit isolée en
périphérie des villes, de gens qui ne comptent que quatre cents
mots dans leur vocabulaire. Le monde que constituent ces mots est à ce
point limité qu'une aventure au-delà des murs qu'ils ont
dressés (ou plutôt que l'absence de mots a bâti) est rendue
impossible. Cette tragédie de l'homme acculé par sa langue
à l'immobilisme le plus douloureux, excommunié par un
laisser-faire en dehors des terres qui sont les siennes, qui sont celles de
tous les hommes, montre non seulement que le langage est directement lié
à l'ouverture de l'homme sur le monde ainsi constitué, mais aussi
qu'il est une chose précieuse qui se garde et se confie, se transmet et
se retrouve. De même dans les sciences, où le protocole
expérimental a toujours pour objet un résultat ou plusieurs
résultats possibles qu'il anticipe dans sa visée, conclusions
représentables à la condition que des mots existent
déjà pour les désigner. L'avancement d'une recherche
s'ordonne à sa possibilisation par la recherche de ce qui doit
être recherché, et commence par celle du mot. La perte des choses
vient de la perte des mots mêmes. «Aucune chose n'est là
où manque le mot »1. L'effort est essentiel, la
quête un retour aux mots mêmes (nouvelle démarche par
rapport à celle de Husserl et le «retour aux choses mêmes
»).2 Ce retour aux mots est également retour à ce
qui est dit: il sera dévoilé plus tard ce que dit Heidegger. Le
retour aux mots en est le commencement. Citons ce poème de Stephan
George, que Heidegger étudie dans Acheminement vers la
parole3:
ils parlent allemand: ils assurent qu'ils n'y arriveraient pas
dans leur langue. » (Heidegger, interview accordée au magasine
Spiegel en 1966). Il ne faut pas se scandaliser trop vite de ce que
dit ici Heidegger car, si l'on pense la manière dont l'anglais s'est
aujourd'hui imposé dans le monde, et pour des raisons bien plus
pragmatiques (culture anglo-saxonne, facilité de la langue, etc.), sa
constitution en « espéranto », une langue nouvelle que
personne ne maîtrise réellement, son vocabulaire sans cesse
appauvri, son enseignement obligatoire dès le plus jeune âge (on
pense au russe dans les pays satellites de l'U.R.S.S.) ; ce que dit Heidegger
en comparaison de ce qui se passe pour l'anglais passe pour une chaude
plaisanterie. Il n'a jamais pensé à imposer
l'allemand aux
peuples non germaniques, et l'implacable progression de l'anglais
a certainement dû lui donner des sueurs
froides dès les années 60 et l'arrivée en
masse de la culture d'après-guerre.
1 Acheminement vers la parole, p. 149.
2 Nous comparerons bientôt ce qui vient
d'être dit avec une proposition du §5 : «il lui faut d'abord
apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom.»
3Acheminement vers la parole, p. 146.
Le Mot
Prodige du lointain ou songe Je le portais à la
lisière de mon pays
Et attendais jusqu'à ce que l'antique Norne Le
nom trouvât au coeur de ses fonts -
Là-dessus je pouvais le saisir dense et fort A
présent ilfleurit et rayonne par toute la Marche...
Un jour j'arriverai après un bon voyage Avec un
joyau riche et tendre
Elle chercha longtemps et mefit savoir: « Tel ne
sommeille rien au fond de l'eau profonde »
Sur quoi il s'échappa de mes doigts Et jamais mon
pays ne gagna le trésor...
Ainsi appris-je, triste, le résignement: Aucune
chose ne soit, là où le mot faillit.
Nous demandions si le logos pouvait être
qualifié comme quelque chose de technique ? Heidegger n'éprouve
même pas le besoin de le qualifier car la meilleure arme contre le
laisser-faire, c'est le laisser-être. Ce qu'il y a de remarquable dans
cette pensée, c'est la manière dont Heidegger prend les
problèmes toujours à contre-pied. Il ne demande pas comment
trouver le mot convenable, mais il écrit: «Où maintenant il
s'agit de porter à la parole quelque chose dont jusqu'alors il n'a
jamais été parlé, tout tient à ceci : la parole
fait-elle présent du mot approprié, ou bien le refuse -t-elle ?
»1 Le mot n'est pas l'objet d'un bon choix, sa recherche le
fruit d'un inventaire exhaustif, sa convenance le succès d'une technique
qui a réussi à isoler ce mot des autres. Il n'y a pas de
technique possible car, si l'on veut, celui qui cherche le mot ne fait rien -
il laisse le mot venir à lui. Il apprend la patience et la
résignation. C'est alors qu'il est à l'Ecoute que la parole lui
donne le mot. Le langage n'est pas le théâtre de son
activité, il n'y fouille pas au petit bonheur la chance. Un seul et
unique mot est là pour celui qui lui est attentif. Lancer un mot au
hasard du sens qu'il pourrait bien prendre n'apporte rien. Le contexte est
autant le mot que sa formulation même. Avant que ne fasse sens le mot, le
penseur doit l'avoir pesé. Sa force relève de ce que le mot
soutient de « briques » dans la maison de l'Etre. « Ce ne sont
pas seulement les mots, c'est le plus souvent la «syntaxe» qui le
plus souvent nous manque ».2 L'inspiration ne suffit pas:
encore y faut-il un dire au corps du mot.3 L'allemand pour « il
y a» éclaire mieux,
1Ibid.
2 Sein undZeit, §38, p. 39.
3 A remarquer une note d'éditeur de Hermann
Heidegger pour la conférence Langue de tradition et langue
technique, p.47 : «L'édition du texte a impliqué la
correction d'inattentions évidentes de l'auteur. » Ces
comme c'est le cas pour l'Etre aussi, le sens de ce don:
es gibt. Il y a le mot ou, littéralement, le mot est
donné. Contre la qualification technique du langage, il faut toutefois
apporter un bémol à la simplicité de la position de
Heidegger. S'il s'abstient de le déterminer, dans cette Lettre,
autrement qu'en disant qu'il est la maison de l'Etre, cette abstention laisse
ouvertes les portes de toutes les interprétations possibles, y compris
celle du langage comme technique. Afin d'éviter de faire dire à
Heidegger ce qu'il ne dit pas, nous examinerons le logos chez Platon
et allons découvrir une certaine proximité entre ces deux
auteurs.
Le sophiste plaide pro et contra, la
rhétorique vise le logos parfait, irréfutable, le
pouvoir de convaincre et d'emporter la vérité : ce sont les
bêtes noires de Platon et de Heidegger en ce sens que l'Etre n'y est
pas - dit. Pour le premier ce sont là de fausses techné
fin 1
car, de moyen, elles sont devenues . Pour le second, c'est une
pensée déchue de son éminence, la
dérive inéluctable de toute technique (une technique suppose un
exercice, et l'on arrive à oublier ce pour quoi l'on s'exerce à
trop s'exercer). D'une certaine manière, la proximité entre
Heidegger et Platon existe bel et bien, mais à des niveaux plus profonds
que ce que l'on retient usuellement de leur lecture.
Le logos est ouverture à l'Etre. Socrate
observe dans le Cratyle que parler est aussi une action2.
Parler c'est nommer, un acte qui a une nature propre. Le nom est instructeur et
discerneur de l'essence de la chose qu'il nomme, de la même façon
que la navette tisse le tissu. Un bon tisserand se servira de façon
belle de la navette quand il s'en servira conformément au tissage; et de
même, celui qui enseigne se servira bellement du nom quand il s'en
servira de façon instructrice. Le soin porté à la langue
est une tâche fondamentale, et c'est au dialecticien d'y veiller. Les
noms appartiennent par nature aux choses; elles ont un nom naturel qui s'impose
au dialecticien qui sait écouter. Le nom imite la chose dont il est le
nom, et appartient au genre de la peinture: il y a de bonnes imitations et de
mauvaises imitations. La recherche du mot juste peut être aussi
douloureuse que celle évoquée par Stephan George. Il ne suffit
pas de connaître le nom pour connaître la chose (or les noms
signifient l'essence, l'être). Comment décider du vrai? Il faut
voir les choses en elles-mêmes, connaissance
«inattentions » laissent-elles l'attention vigilante au
banc de l'oubli, le soin finalement secondaire ? Non, car l'exposé oral
revêt d'autres formes que celles de la littérature, et la marge
« d'erreur» y est tolérée. Sans doute «Dans un
écrit, la pensée perd facilement sa mobilité. »
(§2). Mais les «inattentions évidentes » laissent tout de
même réfléchir à la difficulté pour le
penseur de dire sa pensée (il n'y suffit pas l'inspiration, il faut
aussi que soient optimales les conditions de concentration).
1Platon y oppose la dialectique, pensée de
l'Etre, et la qualifie de techné véritable. Le savoir vrai ne se
vise pas lui-même, et doit trouver dans d'autres domaines sa pertinence ;
une science est derechef insérée dans un corpus où elle
engage son agir. L'utile n'est jamais loin d'être un critère pour
un science. La politique
est la principale
application de cette dialectique qui détermine la
capacité du philosophe à gouverner (cf. La
République). L'acquisition d'une science n'est utile que si l'on
sait utiliser cette science. Il y a deux choses distinctes : la science de
faire et celle de se servir de ce qui a été fait. Cela même
ne suffit pas. La dialectique est la science des fins des autres sciences qui
n'arrivent pas à voir ces fins. Par exemple, les géomètres
« ne produisent pas les figurent; ils se bornent à découvrir
celles qui sont. » Ce sera au dialecticien de tirer parti de ce qu'ils ont
découvert. Plus haute que toutes les sciences est la science du Bien.
C'est à elle que sont subordonnées toutes les autres sciences.
Rappelons que les effets de la politique ne nous ont apparus ni comme des maux
ni comme des biens; en effet le bien, c'est la sagesse. Mais si l'art royal
consiste à rendre les hommes savants et bons il faut savoir de quelle
façon ils seront bons, de quelle façon ils seront utiles, et nous
serions entraînés à l'infini si nous disions qu'ils seront
utiles à rendre d'autres hommes bons. De la question du Bien, nous
sommes ramenés à celle du savoir et ses innombrables
antilogiques.
2 Cf. commentaire du §1, de l' « agir »
et de l' «accomplir ».
supérieure à la connaissance par les noms. On ne
peut juger de la valeur de la copie si l'on ne se réfère à
la vérité dont elle est la copie. Il faut se méfier du
travail des donneurs de noms. C'est là toute la conclusion du dialogue:
il ne peut y avoir de connaissance si tout se transforme sans cesse à la
manière héraclitéenne.
Le Bien en soi ne pourrait plus être nommé -
comment pourrait-il même être? Mais si ce qui est
connu est immuable, reste étranger à la mobilité, alors le
logos recèle une vérité fixe. Platon laisse la
question pendante. Il se peut qu'il en soit ainsi, qu'il n'y ait rien de sain
dans les choses, qu'elles sont atteintes et malades d'une sorte de flux; il se
peut qu'il en soit autrement. Comme dans d'autres dialogues, la conclusion est
une exhortation à examiner les choses courageusement (cf.
Lachès).
Le fait qu'il ne soit pas décidé de la question
de savoir si le langage est signifiant par nature ou par convention est
finalement très heideggérien dans le sens où le logos
n'est pas ramené à telle ou telle fonctionnalité,
mais confié à un laisser-être qui conserve pures les
difficultés du penseur à la recherche du mot. Le contexte de la
pensée platonicienne, son dualisme et son idéalisme trouvent ici
un milieu qui laisse moins tranchées des positions que l'on a trop
souvent caricaturées, et dont la finesse participe de la pensée
entreprise par Heidegger. Platon peut dire que le langage est une technique; il
n'en reste pas moins que le mot ne surgit pas comme de nulle part, qu'il est
enfanté dans une angoisse - que la bonne humeur des dialogues dissimule,
mais qui réapparaît avec l'apodicticité. L'on n'est jamais
qu'en route et prêt au prochain dialogue, des épisodes qui se
suivent comme un Acheminement vers la parole .
22. L'accession de la pensée à la valeur (3
et 4)
La profonde admiration qu'Heidegger éprouve à
l'égard de la pensée grecque retentit souvent dans ses textes.
Une pensée qui se prive des étiquettes que l'opinion publique
réclame est à ce point meilleure que l'opinion publique
elle-même s'en aperçoit et lui attribue de force une
étiquette. Le doux charme de la pensée grecque n'aura pas su
résister à la brutalité de l'opinion et de la mode, et ce
malgré le fait qu'elle ne soit jamais étiquetée, qu'aucun
journal n'en fit paraître le moindre extrait: peut-être est-il
là le prodige de cette pensée spontanée. Il n'était
nul besoin de résumer en deux mots une pensée, et il était
de meilleur ton de se déplacer, tout simplement, auprès du
penseur dont on a entendu les mérites, afin de goûter la
prodigalité de ses sagesses. L'exemple que Heidegger donne
d'Héraclite est caractéristique.
La pensée est ouverte, publique mais pas
publiée: l'on vient écouter un penseur, l'on s'entretient en se
promenant (l'Académie de Aristote), mais la pensée ne s'exporte
pas au-delà du portique, au-delà de la place au milieu de
laquelle Socrate s'est installé. Elle reste celle d'un lieu, d'un homme,
d'une école, et ne s'intègre pas dans des courants, des modes.
Les termes «éthique» et « physique »,
utilisés notamment par Aristote - que Heidegger ne dénonce pas
directement - marquent enfin le déclin. La pensée n'est plus
jaillissante, l'aube se dissipe sous la lumière aveuglante de ces
«disciplines ». Depuis, les «É ismes» n'ont
cessé de s'étendre sur la philosophie comme une ombre gourmande
asséchant cette source généreuse que la pensée
grecque fit couler sur ce qui deviendra l'occident.
La scolastique, certainement, est la systématisation
minutieuse, la mécanisation méthodique de la phi losophie, de ce
qui devient alors philosophie. C'est justement lorsque l'opinion
publique a cessé de s'intéresser à la pensée,
qu'elle s'est restreinte
aux moines et savants isolés de « la place
publique », que la philosophie est devenue la plus «publique
»1, la plus riche en catégories. Là se
trouve le paradoxe de cette philosophie du déclin: le plus elle s'isole
du public, le plus elle devient publique. La copie devient une activité
de «marginaux» exigeant un investissement dont seul un moine peut
disposer. Le premier venu n'est pas le bien-venu2. L'invention de
l'imprimerie va défaire la pensée de l'obscurantisme
monastérial, mais en le transportant sur un plan
démocratisé (au sens péjoratif du mot «
démocratie »). Elle se segmentarise en niveaux de lecture.
qu'au XIX e
Ce n'est siècle, alors que la lecture se
démocratise, que la
philosophie consomme son déclin: il n'est plus besoin
de se déplacer, le livre vient à vous, et s'il est obscur,
d'autres livres et journaux pleins de «É ismes» peuvent
satisfaire l'ego du lecteur. Il s'agit de saisir en gros ce qu'une philosophie
essaie de dire et le fait qu'elle soit fondamentale n'est attesté que
par la présence même du livre. Les titres des livres sont
leur propre étiquette - d'où le privilège des Anciens dont
on
3
ne garde que des fragments, des lettres, des dialogues ou des
anecdotes . Il ne s'agit évidemment pas que d'un problème de
support, et la pensée contenue dans l'inévitable média est
appréciable pour soi. Il ne s'agit pas d'un problème de forme,
mais celui-ci suggère celui, plus essentiel, du déclin de la
pensée.
Pourquoi les « Éismes » écartent-ils
la pensée de son élément? Le fait de
généraliser en même temps que de réduire n'est pas
en soi un facteur d'inauthenticité - Heidegger lui-même s'y adonne
dans une large mesure. Le problème vient-il de ce que ce qui se donne en
retrait ne peut subir le pas trop conquérant d'une philosophie qui
s'impose à lui comme une position purement positive ? Une pensée
se doit-elle d'hésiter devant l'Etre, hésiter au point que son
nom même se retire ainsi de l'Etre? Non, ce n'est pas le fait qu'une
pensée soit qualifiable qui l'écarte de son élément
- sans quoi dire que telle pensée est heideggérienne, par
exemple, la discréditerait automatiquement et injustement, surtout s'il
s'agit de celle de Heidegger. Le conflit provient du fait que le «
Éisme» en arrive à remplacer la philosophie même; il
n'est plus besoin de penser, l'on a compris. Mais ce n'est
pas tout : la pensée, devenant ainsi philosophie, métaphysique,
etc., pense de moins en moins l'Etre et, se perdant, demande de nouveaux points
de repères qu'elle s'ordonne à partir de l'étant. Les
« Éismes» sont de l'étant objectivé,
l'élément de la métaphysique. Aucun «
Éisme» ne conviendrait à la pensée de l'Etre
justement en raison de son perpétuel retrait. La métaphysique
s'arroge le droit d'administrer le monde et nomme «mystère» la
question de l'Etre. Ce faisant, elle dénature la pensée de
l'Etre. Une fois le mystère élucidé, il l'est
définitivement et ne demande plus aucune recherche. Il se voit
retiré son caractère le plus propre et n'est plus mystère.
Ne restent à commenter que les moyens et méthodes que le
détective a utilisés, la substance du problème
s'étant déjà dissoute dans le succès de sa
résolution. Or si l'on prive la vérité de l'Etre du ressac
naturel qui rejette sans cesse le penseur aux confins du silence, si son
retrait est empêché et son dire coincé dans une mare
croupissante, si son insaisissabilité n'arrive
1 Cette fois au sens de «publiable ».
2 Cf. Le nom de la rose.
3 Autre privilège: que leur langue soit
aujourd'hui langue morte. Sa stigmatisation est ouverture à
l'herméneutique, et les mots eux-mêmes disent essentiellement
« autre chose» que ce que les notre sont capables de contenir.
pas à s'exprimer comme telle, alors il n'y a plus rien
à penser car ce qui est à-penser doit justement pouvoir se
retirer devant nous jusqu'au jour du don.
L'accession de la pensée à la valeur, à
la titularisation scientifique, est la nourriture du slogan publicitaire, le
poison du langage véritable. En devenant une « denrée
», un bien susceptible d'être vendu, transmissible aux masses, le
discours philosophique ainsi objectivé, uniformisé (§4) est
asservi à la valeur qu'une moyenne calculée suivant les prix de
ventes permet de supposer: le public comprendra ceci ou bien cela, mais il
faudra liquider ce passage, ou bien cet article ne sera pas publié.
Heidegger parle bien de « dictature»: les masses se voient
imposées un pouvoir sur la langue qui n'a d'autre valeur que celle,
marchande, qu'on veut bien lui octroyer, et les « résistants »
se voient écrasés dans le silence par cette valeur qui n'est pas
la leur. Ces gens-là, les penseurs et les poètes ne sont tels que
sur le fondement des vestiges d'une liberté gratuite,
désintéressée. Il existe chez eux comme une
réminiscence de la vérité du langage. Non qu'il s'agisse
d'un passéisme nostalgique chez Heidegger, mais que la crise est
aboutie. La pensée comme exercice scolaire, entreprise culturelle est
l'ultime affront que son dépositaire puisse faire au langage. La
présomption de l'homme à vouloir contrôler l'étant -
et notamment l'homme lui-même - et le semblant de succès auquel il
semble atteindre ne suffisent à masquer le mésusage du langage
auquel le Dasein se livre ainsi. Le langage tel qu'il est compris dans
le paragraphe 34 de Etre et Temps ne se laisse pas ramener à ce
que le « on » en fait usuellement. « Etre à
l'écoute de É c'est l'être-ouvert existential du Dasein
en tant qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute
constitue même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein
à son pouvoir-être le plus propre, écoute qui s'ouvre
à la voix de l'ami que tout Dasein porte auprès de lui.
»
23. Qui pense ? (16)
1
Celui qui pense est l'ami de maison.
la Mais la question « qui » pens e, ou
« qui » agit n'a pas lieu d'être car la mise
en scène d'un personnage, d'un moi qui penserait reviendrait au
malentendu métaphysique concernant le sujet et l'objet. Ce n'est pas un
sujet pensant qui accomplit un objet mais la pensée qui déploie
l'essence d'une relation. Si je devais me situer personnellement dans ce
rapport dont on croit qu'il est celui d'un sujet et d'un objet, je serais plus
du coté de l'objet en ce que l'essence de l'homme me concerne, que de
celui sujet en tant que celui qui pense, c'est moi. Mais nous n'entrons pas
dans ce type de questionnement puisque du penser nous disons que c'est
l'engagement de l'Etre : le génitif « de l'É » est
à la fois subjectif et objectif, et ce dont il s'agit, c'est de l'Etre.
Nous ne pourrons pas même demander « qui pense ? » et
répondre: la pensée (ce serait aussi maladroit que de demander
« où pense la pensée? ») car la pensée n'observe
pas le point de vue d'une chose par rapport à une autre, elle est en
l'essence même de cette chose en tant qu'elle est le pouvoir qu'a son
essence de se déployer.
Nous retrouvons ce thème au § 16, lorsqu'il est
dit que: « Cette question est aussi mal posée, que nous demandions
ce qu'est l'homme, ou que nous demandions: qui est l'homme? Car avec ce qui? ou
ce quo i ? nous prenons déjà sur lui le point de vue de la
personne ou de l'objet. Or, la catégorie de la personne ou de l'objet,
laisse
1Hebel, in Q. III, p.41.
échapper et masque à la fois ce qui fait que
l'ek-sistence historico-ontologique déploie son essence.» Faire le
jeu de la tradition métaphysique en demandant: qui pense? situe l'homme
sur le terrain - sec - de l' existentia . Heidegger abandonne
certainement quelque chose de Sein und Zeit dès lors que
l'interrogé n'est plus désigné par la question : qui? Le
Dasein a visiblement perdu sa «premièreté » lorsque la
question «qui pense? » est enfin formulée au regard de ce qui
pense.
L'agir est totalement agir, son essence totalement accomplir,
mais il y a comme un hiatus entre la chose et son essence tant que cette
dernière n'est pas déployée. Il ne suffit pas de penser
l'essence d'une chose pour que, d'un coup, cette chose corresponde à
elle-même: il faut déployer la chose en son essence,
c'est-à-dire abattre ce qui a été pensé de
l'essence sur la chose même. Non pas les re-lier, les lier à
nouveau, comme si le divorce avait été consommé par le
silence, car la chose demeure toujours (unie à) son essence. Il faut
penser de la chose même ce que la pensée nous enjoint à
connaître de son essence (dans le même mouvement). La
priorité reste cependant à l'essence. Dans cet exemple, Heidegger
dit que c'est à nous de penser l'essence de l'agir, comme si nous
étions responsables.
Ce qui accomplit n'est pas l'homme pensant, mais la
pensée comme déploiement même d'une essence. On ne se sert
pas de la pensée: elle est l'écoute où repose la relation
de l'homme à l'Etre.
Qui désigne le «nous» de la première
phrase « Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore
l'essence de l'agir »? Est-ce un nous de modestie, n'impliquant que
l'auteur, un nous indéterminé englobant la série des
«on », ou bien encore l'humanité moderne auprès de
laquelle Heidegger se tient encore, avec laquelle il s'engage dans une nouvelle
voie, sur un nouveau chemin? Renvoie-t-il à des hommes pensant ou bien
à la pensée ? Le «nous» est le même que le
«on » (ou man) de la phrase suivante et ceci indique bien
qu'il s'agit de la pensée contemporaine de Heidegger, et pas seulement
contemporaine, puisqu'une histoire de la vérité de l'Etre
montrerait que l'agir n'a jamais été pensé auparavant.
Quelqu'un, ou bien certains hommes, ou bien encore l'homme d'une manière
générale est donc comme montré du doigt dès le
premier mot de la lettre.
Mais ce qui importe dans ce «nous », c'est qu'il
induit en erreur très facilement. En effet, ce «nous»
rapporté au «on » n'est pas une réponse à la
question: qui pense? mais, pour Heidegger, une réponse à la
question: qui ne pense pas? La question est même contenue dans la phrase,
et il est absolument essentiel de ne pas s'y tromper. Cette question,
contrairement à la question : qui pense?, peut être posée
puisque celui qui ne pense pas est inclus dans un rapport de sujet à
objet, soumis à la contrainte de l'objectif et du subjectif, qu'il est,
en somme, un étant parmi les étants. Le «nous»
désigne pour l'instant un état de la pensée, le
siège d'une responsabilité collective et
indéterminée pour l'oubli de la vérité de l'Etre.
Il désigne le plus généralement possible le retrait de la
vérité de l 'Etre.
En revanche, nous lisons au §20 : «Si toutefois nous
voulons, nous les hommes d'aujourd'hui, atteindre à cette dimension de
l'Etre ». Ceci donne une précision essentielle quant au «nous
» puisque, pour la première fois, une solidarité naît
entre certains membres de ce « nous ». Heidegger indique que le
«nous» ne revêt plus l'indifférence du «on »,
mais découpe dans ce «on» la modernité. Les
contemporains
sont «prêts» à quelque chose que le
« on » n'est, d'une manière générale et
anhistorique, pas susceptible d'atteindre. Qui est le «nous»? Les
Allemands, le «peuple métaphysique », celui que
Lacoue-Labarthe ne cesse d'emplir d'une redoutable connotation
politique?1 Ou bien désigne-t-il ceux qui, aujourd'hui ou
dès demain, prendrons à charge le dire de la vérité
de l'E tre ? Heidegger prédique-t-il le site de la vérité
comme étant essentiellement germanique, ou bien ne sont-ce pas seulement
ses espoirs, indiscutablement nourris par l'histoire de la pensée
allemande, qui touchent à l'Allemagne uniquement? C'est que, d'abord,
toutes les langues ne sont pas susceptibles de dire l'Etre ; l'allemand y
parvient mieux que toute autre (mis à part le grec). Ce «nous»
repose donc bien, et avant tout, dans ceux qui parlent. Il demande en
vérité : qui est l'homme en tant qu'il parle? «L'homme est
l'homme pour autant qu'il est celui qui parle. »2 Nous verrons
comment Heidegger établit parmi les hommes une inégalité
entre, d'une part les penseurs et les poètes, et d'autre part les
logiciens et grammairiens. Retenons ceci : Heidegger isole dans le
«nous» qui ne pense pas une partie dont la spécificité
est de pouvoir penser. Elle est constituée par les penseurs
d'aujourd'hui qui, à l'écoute de l'histoire du destin de l'Etre,
perçoivent son appel. Le « nous » n'est pas une réponse
à la question: qui pense ? mais à la question: à qui la
pensée s'en remet-elle? Quels sont ceux qui permettent cette remise?
Comment la pensée est-elle encore possible? Elle l'est dans la
communauté des penseurs et des poètes.
24. De l'inégalité entre les hommes
(poètes et grammairiens)
L'opposition entre poètes et penseurs d'une part,
logiciens et grammairiens d'autre part, devrait maintenant être bien
éclaircie. Ces deux types d'hommes n'entretiennent pas avec le langage
le même genre de relation, et nous savons que le rapport à la
langue est crucial en ce qui concerne l'essence de l'homme. Le langage des
seconds implique une pensée tournée vers l'étant, un agir
loin d'être le plus haut et le plus simple, et par conséquent une
relation de l'Etre à l'essence de l'homme différente de celle
découlant du langage des premiers. Les penseurs et les poètes
peuvent être le siège
d'une pensée comme engagement par et pour la
vérité de l'Etre et la question est de savoir si la relation de
l'Etre s'établit à leur égard seulement, d'une
façon personnelle, ou bien si elle concerne tous les hommes.
Puisque Heidegger parle de l'essence de l'homme, cette
relation n'a rien de personnel. Mais alors comment concilier ce qu'advient de
cette essence avec l'autre (celle des grammairiens et logiciens) si ce n'est en
considérant qu'aucune relation n'est établie entre l'Etre et ces
gens-là? Cette dernière hypothèse étant exclue en
raison du caractère essentiel de l'homme avec lequel l'Etre est en
relation, l'impasse semble s'être refermée sur nos pas. Le fait de
ne pas veiller sur l'authenticité originelle du langage, c'est en
vérité s'exclure totalement de la possibilité de
révéler l 'Etre, c'est ne pas laisser la pensée accomplir
l'abandon auquel l'Etre nous appelle, c'est ne pas penser, c'est être
étranger tant à l'essence qu'à l'Etre: c'est
l'insignifiance, l'inconséquence même. Cela ne devrait pas alors
exercer d'influence sur l'essence de l'homme. Et pourtant si, car elle s'en
trouve contrainte, empêchée dans son
1 Philippe Lacoue-Labarthe, présentation de
La Pauvreté, p. 8 et suivantes.
2Acheminement vers la parole, p.13.
déploiement. D'une part une résistance au
déploiement, d'autre part un appel à l'abandon ; peut-on parler
d'essence de l'homme?
Le langage importe à la pensée qui importe
à l'essence de l'homme : la solution serait de parler de faux langage,
de non pensée (inauthentique), pour qu'aucun conflit n'entérine
le projet de penser de manière décisive, dans un langage
libéré, l'essence fondamentale de l'homme et la
vérité de l'Etre.
D'une certaine manière, les penseurs et les
poètes sont, pour Heidegger, les seuls dépositaires d'une
époque (bien plus que les fragiles politiques, les sciences en
général...). Ils sont comme l'essentiel, et s'ils ne sont pas
l'archétype humain, ils tiennent lieu comme de représentants.
Heidegger a une vision assez élitiste de l'humanité, et l'on peut
se demander si, quand il parle de l'homme, il ne pense pas strictement qu'aux
penseurs et aux poètes. Car il s'agit bien au fond
d'authenticité. Au §31, nous lisons d'ailleurs: «Cet
«es gibt» règne comme le destin de l'Etre dont
l'histoire vient au langage dans la parole des penseurs essentiels. »
L'homme du commun ne participe à l'histoire de l'Etre
qu'à la manière dont, en démocratie, une voix peut faire
pencher la balance d'un coté ou de l'autre. Par exemple, si tout le
monde se mettait à lire Heidegger, alors l'histoire de l'oubli de l'Etre
prendrait un tour nouveau. Mais en vérité cela ne vaut-il que si
les penseurs futurs continuent dans la même voie: les penseurs essentiels
ne disent constamment le même « que pour celui qui s'engage à
penser sur leur traces. » 1 - car c'est par leur dire uniquement que
s'appréciera un tel tournant, non au regard des ventes effectuées
par les publications de Heidegger. On ne peut pas s'imaginer une
société composée plus que de penseurs essentiels... non
plus un penseur essentiel que personne n'aurait jamais lu (à part
Socrate, peut-être !). Si le destin de l'Etre est l'histoire de son dire,
subsiste toutefois une étroite relation entre la parole des penseurs et
leur accueil (ne serait-ce que par la société des penseurs
elle-même). Cette question est centrale car, si les penseurs sont les
lieu-tenants de la pensée, l'histoire de l'oubli de l'Etre ou de son
émergence dépend de ces gens. Or, « A chaque moment
historique, il n'y a qu'un seul énoncé de ce que la pensée
a à dire qui soit selon la nature même de ce qu'elle a à
dire. »2 La pensée doit prendre en compte l'avancement
de son histoire, et il n'y a pas qu'une vérité de l'Etre à
dire d'un coup et pour toujours. Les penseurs et les poètes participent
donc, par l'état qu'ils font du destin de l'Etre, de ce qu'il y a
à dire, du moins en rendant propice ou bien intempestif
un énoncé sur la vérité de l'Etre. Les mots ne
sont pas simplement là, qui attendent d'être dits ; ils ne
s'adaptent pas non plus relativement aux courants et modes en vogue. Ils ne
sont pas tout faits, et ne changent cependant pas (une sentence
d'Héraclite ne perd pas son sens à mesure que la
métaphysique s'impose). Ils sont bien plutôt à
l'écoute aux cotés des penseurs qui sont eux aussi à
l'écoute. Ils se retrouvent bientôt dans la maison de l'Etre au
son d'une calme patience qui destine.
1 Lettre sur l'humanisme,
§98. 2Lettre sur l'humanisme, §82.
IV. Science et EXpÊRiENcE 25. Le fondement
de la science (Aristote)
La recherche du fondement est une préoccupation majeure de
l'activité cognitive, quelle qu'elle soit, et il importe de faire
l'expérience de ce fondement
1
(Wesensgrund : fondement essentiel) . Le
questionnement scientifique n'inclue pas le questionnant - qu'est le Dasein
dans toute question portant sur l'essence. Il ne pense pas même
l'élaboration de ce qu'est une question. Pourquoi est-il dit que le
science ne pense pas? Elle s'occupe d'une partie de l'étant et cherche
ce faisant à déterminer l'être de cet étant. Elle
présuppose une certaine conception de l'étant qu'elle
étudie (question ontique) et de son être (question ontologique).
La question du sens de lÕEtre qui «supervise» ces deux
attitudes, nÕy est pas pensée. Le découpage en domaines de
l'étant met à jour des « concepts de base» qui,
lorsqu'ils sont remis en question, montrent qu'ils ne sont finalement
fondés que sur ce qu'ils fondent. Aussi le §3 de l'introduction de
Etre et Temps montre-t-il à titre d'exemple que pour la science
historique ce qui est « philosophiquement premier, ce n'est pas une
théorie de la formation des concepts historiographiques, pas plus qu'une
théorie de la connaissance historisante, pas non plus la théorie
de l'histoire comme objet de l'historiographie, mais bien
l'interprétation de l'étant proprement historial en son
historialité. »2 La pensée de l'histoire est
« fondamentale» chez Heidegger, non pas qu'elle fonde, mais qu'elle
est ce en amont de quoi toute libération est rendue possible. Dans le
§1, il dit de l'histoire qu'elle n'est jamais révolue, qu'elle
détermine toute condition et situation humaine. Immédiatement
après, il montre du doigt la constitution technique de la science
historique dont les origines remontent à Platon et Aristote. C'est
à leur commentaire que revient l'éclaircissement de ce dit
Heidegger. Commençons pas Aristote et la question du fondement.
L'article sur «Aristote et le Lycée» (in
Histoire de la philosophie I, vol. 1, p. 646 et 647) apporte de l'eau au
moulin de Heidegger sur la question de l'impossibilité des sciences
à se penser elles-mêmes.
« Chaque science repose sur des prémisses
premières, nommées « axiomes », qui ne sont pas
démontrables sans cercle vicieux à l'intérieur de la
science considérée, puisqu'elles sont supposées par toutes
ses démonstrations (par exemple, en arithmétique : le tout est
plus grand que la partie). Les axiomes propres à une science peuvent
néanmoins être démontrés à partir d'une
science « plus haute », expression qui, selon les exemples qu'en
donne Aristote, désigne une science plus générale et plus
abstraite: ainsi les principes premiers et l'optique ou de l'acoustique
peuvent-ils être démontrés par les mathématiques.
Mais qu'en est-il des principes communs à toutes les sciences, comme le
principe de contradiction? Ici lÕindémontrabilité du
principe ne sera plus relative, mais absolue : le principe de contradiction ne
pourrait être démontré sans pétition de principe,
c'est-à-dire sans qu'il fût présupposé dans les
prémisses de la démonstration que nous en donnerions, puisqu'il
est le principe de toute démonstration. Ainsi le principe « le plus
solide de tous» et « le plus connu de tous », puisque sa
possession est nécessaire pour connaître quelque être que ce
soit
1De l'essence de la vérité, in Q. I,
p. 174. 2 Etre et Temps, p. 10.
(Métaphysique,, 3, 1005 b 10 sqq.), est-il
aussi la plus indémontrable de toutes les propositions. Aussi
l'équation du savoir et de la démontrabilité (É) ne
vaut-elle pas pour le fondement du savoir lui-même: la logique
d'Aristote, dont Hegel dira qu'elle est « la logique de la pensée
finie », reconnaît ses limites dès lors qu'il s'agit pour
elle de se fonder elle-même. Le savoir, dont les Analytiques
nous fournissent le canon, s'enracine dans le non-savoir. La logique
elle-même nous oblige à reconnaître que le rapport de
l'homme au fondement n'est pas un rapport d'ordre logique et appelle un mode
plus haut 1
d'élucidation . »
Heidegger propose-t-il une solution à la pensée
du fondement des sciences dans la conférence Qu'est-ce que la
métaphysique?, ou bien ne désire -t-il qu'insister un peu
plus sur ce que les sciences ne peuvent précisément pas penser ?
Heidegger montre en effet que le scientifique procède à une
exclusion systématique du Rien comme ce-qui-n'est-pas-un-objet-possible
pour la recherche, et commence ainsi à penser le rien.2 Il se
situe en vérité son Dasein en une « instance dans
le rien»; la science devrait donc prendre au sérieux le rien
plutôt que de l'ignorer, de le penser comme ce qui ne se pense pas. Son
fondement se révèle présentement comme
métaphysique. L'unité des sciences doit être
cherchée du coté de l'instance dans le rien, le fondement absolu,
le fond sans fond. Ne pas penser l'expérience du rien comme le fond,
c'est priver la pensée de ce à partir de quoi elle peut
même penser. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien est la
seule vraie question qui soit première et toujours en attente, donc
dernière également. Nous n'allons pas thématiser
immédiatement sur le rien, afin de ne comprendre que ce qui
empêche la science de proprement penser, ce qui en son fondement lui est
inaccessible.
Rivée à l'étant au moyen de
l'étant, la science dispose de l'étant autant que l'étant
de la science. « Tout ce qui est technique n'entre jamais dans l'essence
de la technique et ne peut pas même en reconnaître les voies
d'accès. » 3 La science est par excellence ce que l'Etre ne peut
revendiquer, ce qui ne se laisse pas obliger par la force tranquille et
non-contraignante qu'est l'Etre - engagement qui la mettrait sur le plan des
essences, et éventuellement de la sienne. La difficulté qu'a la
science à penser son fondement provient de ce que l'être-essentiel
du fondement, qu'il soit scientifiquement ou bien métaphysiquement
cherché (en tout cas logiquement), reste obscur. Outre
l'expérience du rien dont nous venons de parler, et la mise en
lumière d'une essence comme une tension finie qui doit «
inévitablement témoigner du «non - être»
(Unwesen ) dont la connaissance humaine affecte tout être
(Wesen ) »4, le fondement se fait toujours dans
le cadre d'une transcendance du Dasein dont « la liberté
donne et prend elle-même un fondement.
»5 « L'être-essentiel du fondement,
1 L'article se poursuit par une analyse de la
Métaphysique d'Aristote.
2 Qu'est-ce que la métaphysique ?, p.
45 : «A supposer que nous ne pensions plus métaphysiquement selon
la manière habituelle à l'intérieur de la
métaphysique, mais qu'au contraire, à partir de l'essence et de
la vérité de la métaphysique, nous pensions la
vérité de l'Etre, cette question peut aussi se formuler :
D'où vient que partout l'étant ait prééminence et
revendique pour soi tout « est », tandis que ce qui n'est pas un
étant, le rien compris de la sorte comme l'Etre lui-même, reste
oublié ? D'où vient qu'Il n'en soit proprement rien de l'Etre et
que le rien proprement ne déploie pas son essence ? Est-ce d'ici que
vient à toute métaphysique cette fausse certitude
inébranlée que l' «Etre» se comprend de lui-même
et qu'en conséquence le rien se fait plus facile que l'étant?
Ainsi en est -il en fait de l'Etre et du rien.»
3Le Tournant, Q.IV, p. 320.
4 L'être-essentiel d'un fondement ou «
raison », Q. I, p. 91.
5Ibid.,p. 144.
c'est la triple ramification de l'acte de fonder qu'une
genèse transcendantale déploie en pro-jet du monde, en
investissement dans l'existant et en motivation ontologique de l'existant.
» 1 La transcendance, le Dasein, le monde, l'existant, sont
autant de choses que la science ne peut en toute rigueur pas penser. L'essence
de ce qu'est le fondement lui étant étrangère, la
compréhension du sien propre , l'est a fortiori.
Un autre exemple encore, et peut-être plus grave car il
s'agit d'une philosophie s'élevant au rang de science: le «principe
de tous les principes» de la phénoménologie de Husserl qui
s'énonce ainsi : «toute intuition originairement donnante [est] une
source de droit pour la connaissance, tout ce qui s'offre à nous dans
lÕ«intuition» de façon originaire (dans sa
réalité vivante pour ainsi dire) [doit] tout simplement
être reçu pour ce qu'il donne, mais aussi seulement
à l'intérieur des limites dans lesquelles il se donne comme
étant là... » Ce principe décide de ce qui est
l'affaire (die Sache) de la philosophie, de ce qui seul peut
satisfaire à la méthode: la subjectivité absolue. Le
fondement de la connaissance, l'intuition, définit ici non seulement ses
frontières, mais encore la « qualité » de ce qui est
ainsi connu. LÕépoché elle-même, si elle peut
être expérimentée, n'est pas donnée dans la source
de droit du don, l'intuition. «La réduction transcendantale
à la subjectivité absolue donne et assure la possibilité
de fonder, dans la subjectivité et par elle, l'objectivité de
tous les objets (...). Si lÕon demande: dÕoù le
«principe de tous les principes» tient-il son inébranlable
légitimité, alors la réponse doit être : de la
subjectivité transcendantale qui a déjà la » 2
été présupposée comme étant
l'affaire même de philosophie.
«La liberté est le fondement du
fondement, la raison de la raison. (...) Cela ne veut pas dire, si enclin
soit-on à l'imaginer, qu'elle ait le caractère de
lÕune quelconque des manières de fonder; non, si le fait
de fonder est susceptible de modes divers, la liberté, elle, se
défin it comme l'unité qui forme la base de cette dispersion
transcendantale. Mais parce qu'elle est précisément cette
base (Grund), la liberté est l'abîme (Abgrund) du
Dasein. Non pas que la libre attitude individuelle soit
infondée; mais, par ce qui fait dÕelle essentiellement une
transcendance, la liberté pose le Dasein comme un
pouvoir-être en possibilités multiples, lesquelles sont là
béantes devant le choix d'être fini, c'est-à-dire dans son
destin. »3
Le fondement de l'humanisme constitué comme science de
l'homme ne peut atteindre son absolu, pas même dans le dieu. On pourrait
croire, à lire Luther, que l'amour de Platon et de Cicéron est
effectivement incompatible avec celui du Christ. En réalité, ce
que les humanistes ont retenu de leur pèlerinage aux sources de la
pensée gréco-latine, c'est que la philosophie platonicienne ou
stoïcienne est une propédeutique à la «philosophie du
Christ », c'est-à-dire à la vraie religion
chrétienne, celle de lÕEvangile, des Épîtres de
Saint Paul et des Pères de lÕEglise. L'étude des lettres
et la fréquentation des grands auteurs du passé ont une
finalité éthicoreligieuse4. Dans la constitution de la
métaphysique comme onto-théologie et l'impossibilité des
disciplines de l'étant à se penser elle-même, il est
effectivement nécessaire de renvoyer la pensée du fondement
à autre chose que ce qui est ainsi fondé. Aussi, Heidegger
écrit-il au sujet de la théologie: «Elle commence lentement
à
1Ibid., p. 152.
2Lafin de la philosophie, Q.IV, p. 292.
3 L'être-essentiel d'un fondement ou «
raison », Q.I, p. 157.
4Jean-Claude Margolin, L'humanisme.
comprendre ce qu'avait vu Luther à savoir que son
système de dogmes repose sur un «fondement» qui n'a pas pris
naissance d'un questionnement propre à la foi et dont l'appareil
conceptuel est non seulement insuffisant pour la problématique
théologique mais la recouvre et la défigure. » 1 L'humanisme
luthérien puise donc ses racines dans la tradition grecque, fondement de
ce qui chez d'autre fonde, à savoir Dieu. La théologie ne trouve
sa cause première en Dieu, mais en la méditation de la parole
d'Anciens. Sur ce thème, nous pourrions demander si Heidegger ne
procède pas aussi de cette manière en «puisant» chez
les Grecs la «source» de ce que la pensée dit ? Non, puisque
la question même de savoir si Heidegger établit un
fondement de la pensée ne peut être formulée : il
n'est pas celui qui sans cesse fonde et démontre car c'est
là, dans la fondation, justement, que se trouve le commencement
qui met en danger.
«Mais la critique de la science chez Heidegger n'est pas
seulement fondée, dans la postérité de Kant, sur une
nouvelle critique de la causalité : elle repose sur une
méditation toute nouvelle portant sur l' «être de la
technique» et sur l'«être de la science». En effet, pour
Heidegger, la technique est une manière de traquer et d'arraisonner le
monde. L'actuelle «crise des fondements» de la science concerne
seulement les concepts propres à des sciences particulières;
cette crise se manifeste par un effort des sciences
de poursuivre leur recherche en adaptant leurs concepts
à leurs objectifs. Mais la science ne peut se saisir elle-même
dans son être. Elle s'y efforce en vain sous forme de
résumés synthétiques ou d'histoires de la science. Seule
la philosophie peut répondre à la question de l'être parce
que la science passe outre, toujours, à la théorie du réel
qui la domine et qui constitue son essence. Cette théorie du réel
repose justement sur une manière de situer le monde en tant qu'objet
d'arraisonnement, et cette «objectité» n'épuise
nullement le réel. Il y a d'autres pistes du
destin.»2
26. Sciences et vérité fondamentale
(Platon)
La prétention à l'objectité du langage
trouve dans les sciences sa manifestation la plus claire. Bien qu'il ne
s'agisse pas que d'elles, et que dans la vie courante des énoncés
catégoriques sur la vérité ponctuent
régulièrement le rapport de l'homme à ce qui l'entoure,
nous nous concentrons sur la question des sciences dans la mesure où
c'est à elles que l'opinion s'en remet pour juger.
«Les catégories auxquelles chaque science demeure
assujettie pour la structuration et la délimitation de son champ
d'objectivité, elle les comprend comme des instruments qui sont des
hypothèses de travail. Leur vérité n'est pas simplement
mesurée à le seule capacité d'effectuation que leur
application opère à l'intérieur du progrès de la
recherche. La vérité scientifique est strictement superposable
à l'efficience de cette effectuation. »3
Dans la vision du monde que propose la
République de Platon, au-dessus du Rien qui d'ailleurs se
mêle à elle, vient la doxa, c'est-à-dire le
règne de l'opinion, et où par degrés on monte vers le ciel
des Idées, qui est le Bien. Un des problèmes, c'est la
1 Etre et Temps, p. 10.
2 Manuel de Dieguez, Martin Heidegger et la
poésie, une révolution de l'humanisme. 3Lafin
de la philosophie, Q.IV , p. 285.
façon dont se rattache le monde de la doxa, le
monde sensible, au monde des Idées. A ce problème, Platon
répond par la dialectique. Au-dessus des opinions vient la science.
Chacune des sciences délimite dans le réel un domaine
particulier, et pour étudier ce domaine particulier elle constitue une
hypothèse qui n'est l'hypothèse d'aucune autre science. Il en
conclut qu'il doit y avoir une science très générale qui
est présupposée par les sciences particulières. Mais
au-dessus de cette science générale elle-même, il y a ce
qui est absolument distinct de toute hypothèse, le Bien, principe
suprême que nous pouvons à peine voir. Aussi faudra-t-il remonter
à la science anhypothétique qui sera la science fondamentale.
C'est elle que Platon veut indiquer quand il parle de la destruction des
hypothèses, destruction qui les laisse valoir en tant
qu'hypothèses mais qui les nie en tant que vérités
fondamentales. Nous retrouvons chez Heidegger cette distance à
l'égard du statut que les sciences s'octroient seules, et l'idée
qu'elles valent bien quelque chose, mais uniquement dans le vase clos
constitué par ses valeurs propres. Reste la question de la philosophie
qui, depuis l'extérieur des sciences, leur a conféré le
pouvoir de formuler des vérités: cette bénédiction
surajoute à ces hypothèses scientifiques la détermination
de vérité philosophique. Cette consécration prépare
le lit de la toute-puissance du protocole scientifique qui non seulement se
justifie lui-même, mais se voit accrédité par la
philosophie du caractère de la vérité. C'est maintenant
qu'il faut rappeler ceci : les disciplines constituées en philosophies
et se réclamant des sciences ne sont pas moins sciences que ces
dernières, et souffrent en vérité des mêmes
contraintes de système de les sciences positives. La philosophie se
trouve en fait ramenée avec les sciences à une seule et
même activité, comme il était nécessaire en
Grèce qu'un philosophe soit en même temps géomètre
(Cf. le portique de l'Académie). Le succès emporté par les
sciences nÕa donc pas réussi à détruire toute
pensée possible, mais s'est emparé du monopole de la
vérité et de sa définition (philosophico-scientifique). Ce
succès fait l'économie de l'accession de la vérité
commune à la vérité pure en tant que telle (par le moyen
de son évaluation). Là où la vérité
s'impose d'elle-même, de l'extérieur de la pensée, elle se
révèle comme ce qu'il y a de plus proche.
Pour en revenir au problème de la vérité
chez Platon, l'étude que donne Heidegger du mythe de la
caverne1 peut nous aider. C'est d'ailleurs depuis cette étude
et la Kehre qu'est frappé Platon d'une sorte de
désaffection de Heidegger, qui continue de respecter cette
pensée, mais en soulignant toujours plus ses déroutes. Si Platon
dit clairement qu'il s'agit de découvrir l'essence de la formation
(Bildung en allemand traduit mieux que tout autre le mot) - dans le
sens où c'est le passage dÕun monde à l'autre qui
constitue l'instant fondamental - Heidegger y cherche plus loin sa doctrine de
la vérité. Le mythe ne se termine pas par une description de
l'état de grâce qu'est la sortie de la caverne, mais sur la
liberté que celui qui, retournant dans la caverne, met en danger -
«danger de succomber à l'énorme puissance de la
«vérité» qui y fait loi, c'est-à-dire de se
plier aux prétentions de la «réalité» commune,
acceptée comme la seule et unique réalité. »2
«Pour les Grecs, à l'origine, l'occultation, le
fait de se voiler, domine entièrement l'essence de l'être; il
marque donc aussi l'étant dans sa présence et son
accessibilité: c'est pourquoi le terme qui chez eux correspond à
la veritas des
1La doc trine de Platon sur la
vérité, in Q.II, p. 443. 2Ibid.
p. 449.
Romains et à la Wahrheit des Allemands est
caractérisée par un a privatif (-). A l'origine,
vérité veut dire : ce qui a été arraché
à une occultation. » 1 Dans la caverne,
2
la vérité n'est plus un non -voilement ; elle a
pris un sens nouveau fondé sur lÕ alèthéia
, sans que son sens primitif ne préside à ce nouveau visage.
La vérité nÕy est plus dévoilement, l'ombre n'est
plus l'ombre de quelque chose, mais une chose à part entière. Le
soleil qui produit ces ombres est l'Idée de Bien. Elle est la Cause de
tout ce qui peut être causé - des ombres notamment. Elle prend le
pas sur lÕalèthéia «en ce qu'elle accorde le
non-voilement (à ce qui se montre) et en même temps la perception
(du non-voilé) ». 3 L'essence de l'idée cesse de
se déployer, comme essence du non- voilement, mais se déplace
pour venir coïncider avec l'essence de l'Idée. La
vérité devient l'exactitude de la perception et du langage. Cette
mutation, qui fait dÕailleurs du Bien le Divin, est le début de
la métaphysique. «le transfert de l'être dans cette cause,
qui contient en soi l'être et fait le jaillir de soi, parce qu'elle est,
de tout ce qui est, lÕEtant maximum. » 4 La constitution de la
pensée en onto-théologie jette les bases de la
vérité telle qu'elle sévit encore au jour de notre
modernité la plus extrême.
La vérité comprise à partir du
non-voilement de l'étant soumis à lÕidea demeure
engagée dans une relation avec la vue, la perception, la pensée
et le langage. Or l'essence du non-voilement n'est pas fondée sur le
«Raison », sur lÕ « esprit», sur la «
pensée », sur le «Logos », etc. Elle doit être
recherchée au niveau de lÕEtre, et son caractère privatif
(a-lèthéia) tenir lieu de la positivité de
lÕEtre comme cèlement. Nous pensons dès lors la
vérité sur un mode qui ne fait appel à aucune Idée
Supérieure, mais qui est appelé - à dévoiler le
voilement.
La vérité n'est pas fondée ni «
fondamentalisée » par une pensée qui s'ordonne ainsi une
fin. Elle nÕest pas la distinction du vrai et du faux, ni
l'évaluation de ce qui, dans le langage, y est porté en tant que
vérité. Le langage nÕa pas produit la vérité
de lÕEtre; c'est plutôt la vérité de lÕEtre
qui donne lieu au langage, qui donne au langage son lieu. La
vérité est la proximité du lieu, c'est-à-dire
lÕEtre. Elle n'est pas ce qu'on voit le plus mais ce qui, au mieux,
est en vue. «LÕEtre est plus éloigné que
tout étant et cependant plus près de l'homme que chaque
étant, que ce soit un rocher, un animal, une oeuvre d'art, une machine,
que ce soit un ange ou Dieu. LÕEtre est le plus proche. Cette
proximité toutefois reste pour l'homme ce qu'il y a de plus
reculé. » 5 «Mais plus proche que le plus proche et en
même temps plus lointain pour la pensée habituelle que son plus
lointain est la proximité elle-même : la vérité de
lÕEtre. »6 L'expérience de cette proximité
est Ereignis. Là «avène» l'éclaircie,
événement qui advient dans, par et surtout comme appropriation
réciproque de lÕEtre et de l'homme. LÕ Ereignis
est le milieu de la décision que commande en vain l'éternelle
hésitation de lÕEtre. Il est l'éclaircie,
c'est-à-dire le site du séjourner-ensemble. Nous verrons que la
vérité, comme un dire non point catégorique, affirmatif et
définitif, mais toujours en attente, en retrait, telle qu'elle est le
site en même temps de la parole et du silence, du présent
et du caché, du donné et du scellé, repose en un destin
qui, lui aussi, n'est jamais
1Ibid. p. 449.
2 Notons la difficulté que présente la
traduction de ce mot: une conférence de 1964 et traduite par Jean
Lauxerois et Claude Ro`ls le traduit dans le contexte de la
Lichtung par: l'Ouvert-sans-retrait.
3 Politeia, VII, 517 c, 4, cité par
Heidegger dans Q. II, p. 458.
4 Q.II, p. 466.
5Lettre sur l'humanisme,
§22. 6Lettre sur l'humanisme, §25.
tranché, un destin dont la simplicité
réside dans le «deux », une «lutte amoureuse» qui
fait de ce combat le site même de la vérité. L' « en
même temps» est la relation de l'homme à l'Etre qu'est le
là, l'éclaircie, l'Ereignis:
«L'Ereignis approprie l'homme et l'Etre dans leur coexister
existentiel ». 1 Le simple est dans la relation qui met en
vue l'homme et l'Etre.
27. L'élément des sciences et
l'expérience (1)
On peut se demander si la manière dont Heidegger veut
remettre la pensée dans son élément relève de la
méthodologie, en quel cas son rejet de la technique serait à
replacer dans le contexte de ce que cette nouvelle méthode pourrait
avoir de technique. S'agit-il seulement de l'usage de la langue ou bien de
quelque chose de plus essentiel?
L'Etre est abandonné alors que la pensée devrait
s'abandonner à lui. La pensée qui se hisse à la force de
sa logique au sommet de la technique s'égare. Elle peut mettre en oeuvre
n'importe quelle méthode: en dehors de son élément son
dire reste inauthentique et la recherche d'une méthode également.
Comment Heidegger compte- t-il remettre la pensée dans son
élément? Comment faire pour qu'elle ne soit plus en vue de l'agir
et du faire, logique et scientifique? Se libérer de
l'interprétation technique n'est-ce pas déjà une tentative
technique ? La libération du langage des liens de la grammaire
n'est-elle pas un problème linguistique ? L'invitation à la
pensée et à la poésie, un certain usage de la parole,
n'est-ce pas là un début de méthode? Doit-on guérir
le mal par le mal?
Heidegger ne dit pas « faire l'expérience de la
pensée », mais « expérimenter purement cette essence de
la pensée. »2 Il ne s'agit pas d'une manière de
penser, de parler (ou même de faire), mais d'une expérience pure
de la pensée. On s'aperçoit en effet que cela n'a rien à
voir avec ce dont il parle: des expériences de la pensée.
Là, il y aurait méthode, technique... Dans l'expérience
pure, rien ne se passe, il ne se produit rien. L'Etre est
l'élément de cette pensée accomplie. Au §24 de notre
Lettre sur l'humanisme, Heidegger écrit : « L'Etre est Ce
qu'il est. Voilà ce que la pensée future doit apprendre à
expérimenter et à dire. » Nous voyons bien comment l'adverbe
« purement» se trouve oblitéré dans cette phrase: la
pensée future, c'est-à-dire celle qui navigue dans son
élément, agit comme purement (c'est ce qu'espère
Heidegger). L'expérience est défaite de tout abord technique car
la pensée a appris son essence, et c'est sans « intention »,
sans « motif» qu'elle est dans son essence déployée le
dire de l'Etre. Faire une expérience n'est donc plus du tout, comme dans
le vocabulaire scientifique, la mise en place d'un protocole en vue de
l'obtention d'un résultat que l'on se représente
déjà (outil de la valeur qui, ainsi, accède à la
vérité par l'union de la théoria et de la praxis); il
s'agit ici d'une expérience diamétralement opposée
puisqu'elle ne se conjugue qu'au participe présent, et n'établit
rien ni n'est établie sur rien. « En vue de la vérité
de l'Etre» ne signifie pas objectif, mais ce même en quoi consiste
l'expérience. Ce que la pensée a appris n'est pas comme
reformulé dans l'expérience parce qu'il ne s'agit que du
déploiement de son essence. L'expérience de Heidegger ne
s'accompagne d'aucun protocole comme c'est le cas chez Descartes, par exemple,
qui nous met en situation: « je demeurais tout le jour enfermé seul
dans un
1 Identité et différence, p.
27. 2Lettre sur l'humanisme, § 1.
poêle, où j'avais tout le loisir de m'entretenir
de mes pensées. » 1 De telles indications marquent pour Heidegger
l'empire de la logique sur la pensée; le lecteur qui n'est pas sur les
bords du Danube en novembre 1619 enfermé seul dans un poêle,
peut-il encore faire l'expérience de la pensée
cartésienne? Et si c'était le cas, pourrait-il encore faire celle
de la pensée future? Ce n'est pas à la discrétion du
penseur de décider comment doit s'effectuer l'expérience de la
pensée, mais à cette dernière de se déployer de
telle sorte que son expérience soit rendue pure.
Lorsque Heidegger dit que la pensée n'est pas dans son
élément, ce n'est pas tout à fait juste, car il pense
alors à l'essence de la pensée. L'expérience pure de
l'essence de la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'homme.
Mais l'essence de la pensée non déployée, comment
l'appeler sinon «pensée»? La pensée non accomplie n'a
pas pour élément l'Etre, mais elle est tournée vers
l'étant. Elle s'est entichée de la science, s'est faite logique
et rationnelle. Elle se complait depuis 3000 ans dans cet élément
qui n'est pas l'Etre, auquel elle s'est adaptée. Remettre une chose dans
son élément ne signifie donc pas ici: la déplacer dans
d'autres régions. La pensée technique restera où elle est,
dans l'étant. Un changement doit se produire ; mais l'essence de la
pensée est déjà, elle aussi, dans son
élément. Il ne saurait en être autrement, sans quoi elle ne
serait pas essence de la pensée.
C'est cette homonymie entre pensée non accomplie et
essence de la pensée qui pose problème, et sur laquelle Heidegger
joue quelque peu. Il cultive cette ambiguïté alors même qu'il
essaie de prévenir la pensée de se prendre pour ce qu'elle n'est
pas ! Remettre la pensée dans son élément ne signifie pas
lui faire dire des choses plus authentiques, mais la rendre elle -même
plus authentique. Cela signifie la déployer dans la plénitude de
son essence.
En croyant que la pensée technique est accomplie, que
c'est là son essence, nous la situons dans un élément -la
praxis- qui n'est pas celui de la pensée accomplie. Il s'agit d'un
malentendu. Ce qui n'est pas dans son élément n'est pas l'essence
de la pensée, mais la pensée technique ou pratique telle que nous
l'avons connue jusqu'à présent. En remettant la pensée
non-accomplie dans son élément, savoir l'étant, nous nous
engageons d'ores et déjà dans l'accomplir de l'essence de la
pensée, dans son élément propre: l'Etre. Science et
pensée sont toutes deux dans leur élément, respectivement
l'étant et l'Etre. Il ne s'agit pas de mettre la science dans
l'élément de l'Etre (cette tentative s'appelle:
métaphysique). L'élément est immuable, et c'est seulement
ce qui s'y trouve qui est convenant ou ne l'est pas. Ce n'est que la relation
d'une chose à son élément qui la place dedans. Or
Heidegger découvre que la science n'établit aucune relation avec
l'Etre ; qu'au contraire l'Etre revendique la pensée.
«La pensée est échouée en terrain
sec»: l'essence de la pensée, parce qu'elle est restée non
déployée, s'atrophie, s'asphyxie, ne pouvant respirer l'air qui
est le sien, celui de l'Etre. La pensée a survécu tout ce temps
non-déployée en suffoquant péniblement dans cet Oubli,
l'air impur de la technique. Prise en otage, la pensée s'est
adaptée, s'est résignée à vivre en terre d'exil.
Mais sa terre promise est là qui l'attend, et qui appelle au voyage que
sera le déploiement.
1 Descartes, Discours de la méthode,
deuxième partie.
28. L'élément n'est pas pensé : la
pensée est de l'Etre
Ne peut être accompli que ce qui est déjà.
Ce qui est en la chose, c'est son essence. Or lÕEtre est
déjà pleinement. Il nÕa pas d'essence mais une
vérité. Bien que l'essence et la vérité aient ceci
de commun qu'elles sont toutes deux amenées à être
portées au langage, il nÕen reste pas moins que lÕEtre
nÕa pas dÕessence qui attende d'être
déployée. Nous lisons par exemple au § 29 que le
«gibt » désigne l'essence de lÕEtre. Pour
autant, il ne faut pas trop rapidement s'aventurer à dire que
lÕEtre a une essence comme toutes les autres choses car, en
l'occurrence, «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert est
lÕEtre même. » Parler de l'essence de lÕEtre, c'est ne
rien dire de plus que lÕEtre. Ce n'est donc pas l'essence de
lÕEtre qui est accomplie !
Rappelons-nous que l'accomplir se fait avec une certaine
autonomie par rapport à la chose accomplie (l'objet de l'agir n'est pas
assigné à son essence qui est d'accomplir). Toutefois, c'est la
pensée qui accomplit, comme nous venons de le voir en essayant de penser
l'essence de l'agir. C'est en effet elle qui a déployé l'essence
de l'agir. Contrairement à l'agir, la pensée se voit contrainte
dans l'étendue de ce qui est à penser. Sa tâche essentielle
n'est pas l'accomplissement de n'importe quelle chose, elle n'est pas
indifférente à son contenu, elle n'est pas le cadre vide de
l'idée de déploiement d'une essence. Elle «accomplit la
relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. » Ce qui nous
intéresse, c'est cette symétrie entre d'une part «
déployer une chose dans la plénitude de son essence» et,
d'autre part, «la pensée accomplit... ». Cela signifie que
«la pensée déploie la relation de lÕEtre à
l'essence de l'homme dans son essence ». Ce qui est accompli n'est pas
lÕEtre mais sa relation à une essence qui n'est pas la sienne. Un
premier problème survient : nous croyions que l'accomplir était
celui d'une chose en son essence. Maintenant nous n'avons pas une seule chose
mais une relation entre lÕEtre et une essence. L'essence de la relation
entre une essence et lÕEtre : le problème semble se compliquer
dÕun coup.
On aurait pu penser que ce qui allait être
déployé, c'était lÕEtre dans son essence. Alors
peut-être sa relation est-elle l'essence de lÕEtre! Mais on ne
peut pas dire que la pensée déploie lÕEtre car il est ce
qui est avant tout, une plénitude qui n'est pas capable de
moindre, donc de déploiement; il est avant tout, donc avant le
déploiement, avant les essences, avant l'homme. C'est pourquoi ce n'est
que sa relation à - ces choses qui ne viennent qu'ensuite1,
relation à l'essence de l'homme - qui peut être
déployée.
La pensée se laisse revendiquer par lÕEtre pour
dire sa vérité. La pensée n'accomplit pas avant tout ce
qui est avant tout (lÕEtre) mais la relation de ce qui est avant tout
à ce qui pense avant tout. Cela voudrait dire que ce qui importe le plus
n'est ni lÕEtre, ni l'essence de l'homme, mais leur relation.
Pourquoi la pensée n'accomplit-elle pas ce qui est
avant tout? Pourquoi lÕEtre ne s'accomplit-il pas ? «Ce qui est
déjà» est une chose; lÕEtre nÕen est
pas une. La relation de lÕEtre à lÕessence de l'homme est
une chose. En tant que telle elle a une essence qui peut être
déployée par la pensée. Heidegger ne se propose pas de
penser lÕEtre car la pensée nÕy trouverait aucune essence
à déployer, mais la relation de lÕEtre à l'essence
de lÕhomme dont l'essence demande encore à être
pensée, c'est-à-dire
1 Nous verrons que cet avant et cet
ensuite ne recouvrent pas de dimension chronologique.
déployée. A la rigueur, on pourrait dire au
moins provisoirement que lÕEtre ne se pense pas - en tout cas pas en
dehors de sa relation avec l'essence de l'homme. C'est pourquoi la
«pensée de lÕEtre» doit être comprise comme
l'engagement de lÕEtre et son génitif (que nous
analyserons bientôt), et non pas comme l'empire de la pensée sur
lÕEtre.
L'agir de la pensée n'est donc pas le même
suivant qu'il s'agisse d'une «chose qui est déjà » ou
bien de «ce qui est avant tout ». Dans les deux cas il faudra porter
quelque chose au langage: dans le premier, ce qui dans la chose est,
son essence déployée, dans le second, la vérité de
ce qui sans cesse se cèle et se retire. Cette différence est
celle qui existe entre ce-qui-est-à-penser et l'élément
dans lequel la pensée pense. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'en
lÕEtre lÕà -penser est sa relation à l'essence de
l'homme, sa vérité en tant qu'elle se retire, mais pas
lÕEtre lui-même comme quelque chose de simple.
«En un mot, la pensée est la pensée de
lÕEtre. Le génitif a un double sens. La pensée est de
lÕEtre, en tant qu'advenue par lÕEtre, elle appartient
(gehren) à lÕEtre. La pensée est en même
temps pensée de lÕEtre, en tant qu'appartenant à
lÕEtre, elle est à l'écoute (hren) de
lÕEtre. »1 Le jeu de mot entre hren et
gehren indique que l'écoute en mouvement assigne. En effet, le
préfixe ge- indique souvent une action. La pensée
hrt et gehrt à lÕEtre, cette appartenance
assignante étant lÕagir de l'écoute.
La pensée de l'élément de la
pensée ne déploie pas une essence - l'essence de ce qu'elle pense
- mais elle est déployée en son essence. Son dire est donc
essentiellement différent de celui d'une pensée qui pense
l'essence et qui porte au langage l'être de cette chose. Pourtant, la
pensée reste pensée conforme à son essence dans le deux
cas - dire lÕEtre et dire le cèlement de lÕEtre sont en la
maison de lÕEtre la même chose.
29. Découvrir l'essence de la pensée
(laisser la pensée penser)
Demander quelle est l'essence de la pensée revient
à demander ce qui en la pensée est. Or la pensée
n'est que pour autant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle est «en
train deÉ », qu'elle se décline au participe présent.
Si «La pensée agit en tant qu'elle pense »2, il est
vrai de dire qu'elle pense en tant qu'elle agit. Nous pouvons comparer une
pensée qui agit à celle qui accomplit; la réflexion de
l'artisan qui crée une pipe, par exemple. Dans ce cas, la pensée
n'est pas pensée, elle n'est pas réalisée, elle n'est pas
déployée dans son essence qui est d'accomplir la relation de
lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle est pensée comme
agissante, non comme accomplissante. Or, si lÕon devait user dÕun
participe présent, ce ne serait pas au niveau de l'agir en ce sens que
l'agir conjugué au participe présent est l'accomplir. C'est son
essence qui se révèle ainsi, et son présent (agit) se dit
du travail que la pensée effectue. Le §83 dit : «La
pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ».
C'est parce qu'elle travaille à quelque chose que l'agir
n'est pas en soi sa propre fin. LÕon ne pense pas pour le plaisir.
Dans ce long travail l'essence de l'agir est déployée; elle est
accomplir. L'action de la pensée est accomplissante. L'essence de la
pensée une fois déployée la révèle comme ce
qui accomplit la relation de lÕEtre à l'homme.
1 Lettre sur l'humanisme,
§3. 2Lettre sur l'humanisme, § 1.
Ce à quoi Heidegger essaie de nous conduire presque
incidemment, c'est à la pensée de la pensée, à ce
déploiement de l'essence de la pensée. Il joue le jeu très
fin du «lecteur malgré lui ». Sans crier gare, Heidegger
énonce l'essence de la pensée déployée par et pour
elle-même. A l'occasion de cet exemple de l'agir, Heidegger nous a en
fait préparés non seulement au déploiement de l'essence de
l'agir, mais encore à celui de lÕessence de la pensée.
Nous avons d'ores et déjà été mis dans une
situation de pensée, ce qui répond fort bien à
l'indication que Heidegger donne dans Qu'appelle-t-on penser ?, p.
22:
« Nous accédons à ce que l'on appelle
penser si nous-même pensons. »
En opposant la pensée agissante (productive) à
la pensée accomplissante (présentative), il distingue en
vérité la non-pensée de la pensée, la pensée
qui ne pense pas de celle qui pense. Sous nos yeux, l'auteur déploie en
neuf lignes l'essence de la pensée : il accomplit la pensée. Il
n'est pas sûr qu'il ait déployé dans sa plénitude
l'essence de l'agir (autrement qu'en la qualifiant de pensée) mais
l'essence de la pensée vient de trouver sa plus haute observation.
L'action de la pensée est le déploiement de sa propre essence. En
déployant l'essence d'une chose, la pensée déploie la
sienne propre (elle est la seule à ne devoir compter que sur elle
-même pour voir son essence déployée). En poursuivant la
construction de la maison de lÕEtre, elle se donne toujours plus
d'espace pour dire ce qui est, et donc de se déployer dans la
plénitude de son essence. Pourquoi Heidegger ne formule-t-il pas une
telle proposition? L'action de la pensée (« la pensée agit
en tant queÉ »; «L'essence de l'agir est l'accomplir» et
«accomplir, c'est déployer une essence ») - l'action de la
pensée est le déploiement; de sa propre essence (« penser de
façon décisive l'essence de l'agir »). Il y a toujours un
réfléchir dans la pensée qui se touche lorsqu'elle est,
lorsqu'elle remet au langage.
C'est du «sein même de l'emprise de la
métaphysique »1 qu'une telle question peut être
posée. En effet, «En procédant ainsi, nous nous transposons
immédiatement dans la métaphysique. De cette seule
manière, nous lui procurons la possibilité adéquate de se
présenter elle-même. »2 « Il faut que
dès le début toute question portant sur lÕ «Etre
», et même celle qui porte sur la vérité de
lÕEtre, s'introduise comme une question métaphysique. » Car
il ne faut pas oublier que « la métaphysique exprime constamment
lÕEtre dans ses modalités les plus diverses. » 3 C'est
pourquoi Heidegger interrogeant l'humanisme métaphysique
éclaire-t-il la question de la métaphysique ainsi
exemplifiée. « Chaque question métaphysique embrasse
toujours lÕensemble de la problématique de la
métaphysique. Elle est, chaque fois, lÕensemble
lui-même. Mais alors, aucune question métaphysique
ne peut être questionnée sans que le questionnant - comme tel - ne
soit lui-même compris dans la question, c'est-à-dire pris dans
cette question. »4 Heidegger rend hommage à la
métaphysique lorsqu'il entreprend de l'interroger depuis son sein (comme
une inter-view) et qu'il écrit que le dépassement de
l'existant, « c'est la métaphysique elle-même. Ce qui
implique que la métaphysique
1Lettre sur l'humanisme, §10.
2 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions
I, p. 47 3Ibid., p. 29
4Ibid., p. 48
com-pose la «nature de l'homme». » 1 En effet,
dans la question métaphysique c'est l'essence de l'homme qui mise en
question (« C'est nous qui interrogeons, ici et maintenant, pour
nous. »). Mais cette démarche n'est pas aussi
généreuse qu'elle n'y paraît, conduisant immanquablement au
sévissement des limites de la métaphysique et, finalement,
à son «sortir ». «La destruction n'a pas davantage le
sens négatif d'une évacuation de la tradition
ontologique. Au contraire, elle doit situer celle-ci dans ses
possibilités positives, autant dire toujours dans ses limites
(É). Mais la destruction ne veut point enfouir le passé dans
le néant, elle a une intention positive; sa fonction
négative demeure implicite et indirecte »2. Se heurter
aux limites depuis l'intérieur, manière de dépasser en
conservant, ce que désigne parfaitement le terme hégélien
« aufheben ».
« Le mot (déchéance) ne s'applique pas
à un péché de l'homme
compris au sens de la philosophie morale et par là
même sécularisé, il désigne un rapport essentiel de
l'homme à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre
à l'essence de l'homme. » 3 La philosophie ne se trouve pas
déchue du fait que la pensée se tourne enfin vers la question de
la vérité de l'Etre. De même, ni la métaphysique ni,
plus précisément, l'humanisme, ne sont-ils «
invalidés », « anéantis» par Heidegger. Bien au
contraire, ce dernier se nourrit-il de tradition, recevable au titre d'un legs.
« Cela peut avoir son intérêt; mais, à vrai dire,
seulement si notre sens de la tradition est encore en éveil. »4
Ainsi la question de savoir « si l'essence de l'homme, d'un point de vue
originel et qui décide par avance de tout, repose dans la dimension de
l'animalitas » mérite-t-elle d'être
posée.5
Parvient-on à connaître6
l'humanisme ou bien la métaphysique? Une question métaphysique ne
se condamne-t-elle pas à rester apodictique, et finalement ne valoir
qu'en tant que question ? Reformulée telle quelle à la fin de la
conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, la question
: « Pourquoi, somme toute, y a-t-il de l'existant plutôt que rien?
» n'aura pas été l'outil du dépassement de la
métaphysique, étant lui- même métaphysique. Elle est
son propre obstacle. La métaphysique ne parvient pas à sortir de
soi. Or « l'essence de la métaphysique est autre chose que la
métaphysique. »7 La question « qu'est-ce que la
métaphysique?» qui interroge son essence, n'est donc pas
métaphysique. D'où le besoin qu'éprouve Heidegger de
« sous-traiter» le problème.8 La
métaphysique, au titre même de l'humanisme, est une philosophie de
l'étant pris dans sa totalité (cf. Aristote, pour qui la
philosophie est spécialisée en généralités).
Prise dans son ensemble au point qu'elle soit interrogée dans son
essence, elle n'interroge plus métaphysiquement (le questionnant
étant devenu le questionné), et la question doit être
reformulée en termes non métaphysiques. Seulement, il n'est
1Ibid., p. 71
2 Sein undZeit, §6, p. 22
3Lettre sur l'humanisme, §25.
4 La thèse de Kant sur l 'Etre, Questions
II, p. 377
5 Heidegger fait-il preuve de condescendance? Cette
question aurait pu être déclarée nulle et non avenue
dès le départ, la pensée de l'Etre s'étant
libérée déjà de ce préjugé
métaphysique ; mais il faut bien que la destruction ontologique se donne
un objet, s'ordonne à une problématique.
6 Dénotation scientifique.
7 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions
I., p. 26
8 Une ontologie fondamentale ne décrit pas la
métaphysique aussi bien qu'elle ne le fait elle-même (la
métaphysique) lorsqu'elle questionne. L'oubli de la question de l'Etre
n'est que plus visible dans une démarche métaphysique. La
pensée de la vérité de l'Etre, en se remémorant
l'oubli, le cache, le « dénature ».
pas possible de mettre la métaphysique en question si
le questionnant ne l'est plus. Cette impasse force le penseur à renoncer
à l'établissement logique d'une origine métaphysique de la
métaphysique Ð et donc, de l'étant. «Si elle
n'enquête pas sur l'étant et ne recherche pas pour lui la Cause
première étante, la question doit s'appliquer à ce qui
n'est pas l'étant. »1 L'institution de la
différence ontologique permet de penser l'Etre défait de
l'étant Ð cette différence est ramenée dans le
Tournant à la relation de l'Etre à l'essence de l'homme.
30. La pensée ne produit rien (1 et
90)
«La pensée est attentive à
l'éclaircie de l'Etre, lorsqu'elle insère son dire de l'Etre dans
le langage qui est celui de l'abri de l'ek-sistence. C'est ainsi que la
pensée est un faire. »2 «La pensée est
supérieure à toute action et production, non par la grandeur de
ce qu'elle réalise ou par les effets qu'elle produit, mais par
l'insignifiance de son accomplir qui est sans résultat. »3
La pensée «ne constitue ni ne produit
elle-même la relation [de l'Etre à l'essence de l'homme]. ».
Elle «n'est pas d'abord promue au rang d'action du seul fait qu'un effet
sort d'elle ou qu'elle est appliquée àÉ »4
Elle est d'abord promue au rang d'action: la promotion
s'effectue tout de même chez Heidegger et constitue une nouveauté,
un progrès philosophique. Mais la nouveauté ne vient pas de ce
que la pensée est considérée comme active, car c'est
là un lieu commun de la philosophie de l'action: tout ce qui produit un
effet est une action (utilité). Il est évident que la
pensée s'est déjà présentée comme utile,
elle a déjà été promue au rang d'action. Mais ce
n'est pas d'abord pour cela qu'elle doit l'être. C'est une bonne
raison, certes, mais elle est seconde. Ce n'est pas lorsqu'elle produit des
effets qu'elle est un agir au plus haut degré, mais quand elle pense,
quand elle accomplit, quand elle déploie une chose dans la
plénitude de son essence. Elle est plus agir quand elle ne produit rien.
Le plus on produit, le moins on agit. Elle est agir quand elle déploie
cette relation, relation qui existe déjà et dont le signe est
dans l'étant qui historialise ainsi cette relation (d'où la
légitimité d'une histoire de la pensée de l 'Etre Ð ce
que Heidegger examine abondamment par la suite).
L'inventeur qui produit le concept de pipe a bien produit
quelque chose, et Heidegger ne le nie pas. Ce dont il cherche à nous
mettre en garde, c'est la prétention du penseur à produire ce qui
existe déjà, à savoir cette relation de l'Etre à
l'essence de l'homme, et de s'en déclarer l'auteur. Qui a cru produire
cette relation? Toute la métaphysique et plus précisément
l'humanisme. Lorsque Heidegger relève les limites Ð voire même
le caractère erroné Ð de la métaphysique, la
pensée qu'il cherche à déployer en son essence ne
crée pas cette relation : elle est restée ignorée.
L'accomplir étant rendu impossible en raison de ce cèlement, la
métaphysique s'est crue fon dée à produire afin de combler
le vide qu'elle est manifestement.
C'est aussi une manière de prévenir par avance
que l'auteur ne nous entraîne pas dans des élucubrations
fantaisistes, qu'il n'invente rien, que tout est là, qu'il n'y
1Ibid., p. 44
2Lettre sur l'humanisme, §90.
3 Ibid.
4Lettre sur l'humanisme, § 1.
manque plus que le dire. Déjà Heidegger
commence-t-il à se justifier, mais ce n'est pas encore contre
d'éventuelles attaques. C'est le projet heideggérien dans son
entier qui trouve son impulsion primordiale dans cet appel. La pensée
dit ce qui est et ne produit rien ; lÕerreur n'est pas de la
pensée qui n'accomplit rien qui ne soit déjà (en
particulier la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme), elle
est l'attribution au pouvoir de la pensée d'une production
d'idées étrangères à son essence.
La pensée agit de plusieurs manières,
mais elle est la plus réalisée, la plus haute et la plus simple
lorsque, en elle, lÕEtre vient au langage. Accomplir la relation est,
pour la pensée, présenter cette relation à lÕEtre
comme ce qui lui est remis à elle-même par lÕEtre. La
pensée présente cette relation: elle ne dit pas, elle n'est pas
le dire lui- même non plus. La pensée n'agit pas en tant qu'elle
dit (on pourrait avoir l'impression que quelque chose se produit
alors1 ou qu'il suffit de parler pour penser)
mais en tant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle
présente une relation et, nous le verrons, dire l'Amour.
31.Die Kehre
C'est dans la Kehre que naît la
véritable révolution heideggérienne, ce dÕoù
jaillit la pensée plus authentique qu'il soit donné de penser. De
la Stimmung dans Sein und Zeit nous passons à
l'expérience pure dans la Lettre sur l'humanisme, et le
Tournant marque la constitution de la relation de lÕEtre
à l'essence de l'homme, ainsi que celle de l'homme à
lÕEtre comme ce qui, en son essence, s'est accompli. Le rapport à
l'étant n'est plus nourrit du même sens que ce qu'une situation
aura pu lui donner jusqu'à présent. Le sens sÕune
situation est enfin destiné par la pensée de cette
situation - et quÕest cette situation. La situation n'est que
de pensée. Une pensée qui ne sÕen tient pas à
l'étant ne le met cependant pas entre parenthèses, n'effectue
aucune suspension à son égard (comme c'est le cas chez Husserl ou
Descartes). « Sans doute, lorsque la pensée représente
l'étant comme étant, se réfère-t-elle à
lÕEtre. Mais en vérité elle ne pense constamment que
l'étant comme tel, et non point et jamais lÕEtre comme tel.
(É) Car c'est dans la lumière de lÕEtre que se situent
déjà toute sortie de l'étant et tout retour à lui.
(É) Seulement dans le percevoir l'homme lui-même peut toucher
à lÕEtre (0ryEtv, Aristote, Mét. 0, 10).
»2 L'homme n'est donc pas mis entre parenthèses non plus
au sein de ce qui l'entoure, sa terre, son temps, ce qu'il aime, bien au
contraire.
Le mouvement de va-et-vient de lÕEtre à
l'étant qu'on observe dans l'attitude métaphysique n'est pas sans
rappeler lÕek-sistence elle-même comme le rapport
réciproque dÕun étant à lÕEtre, ainsi que le
rapport que ce dernier entretient avec ce rapport (« LÕEtre est
lui-même le rapport »). Mais ce mouvement de la métaphysique
institue le cèlement comme tel. Il subit, par excellence, l'assaut du
ressac et reste pantois après que se soit retirée la
vérité de lÕEtre. Il se heurte à ses propres
limites contre le retrait de lÕEtre. Cet espace où cherche
à se hisser la métaphysique n'est pas l'élément de
la pensée. Le va-et-vient de l'étant à l'étant
reste irrémédiable tant que
1 Lettre sur l'humanisme, §83 : «La
pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ».
Le verbe «travailler» n'est pas utilisé dans son acception
matérialiste, au sens de la transformation par quelqu'un de quelque
chose, de la production d'une valeur sur-abondante à la chose, mais au
sens de la patience du laisser-être. Il est bien précisé au
§84 que « Jamais toutefois la pensée ne crée la maison
de lÕEtre. »
2Lettre sur l'humanisme, §22 et 23.
n'est pas pensée la relation de l'homme à
l'Etre. N'oublions pas que le Dasein est lui- même un
étant, qu'il est celui-là même ce sur qui le retour se
fait. Le cèlement de la vérité de l'Etre «n'est pas
une insuffisance de la métaphysique, c'est au contraire le trésor
de sa propre richesse qui lui est à elle-même soustrait et
cependant présenté. »1 C'est à partir de ce
va-et-vient que survient la relation de l'Etre à l'homme, relation
éminemment: Amour. L'étant touche à l'Etre mais sans
l'atteindre toutes les fois qu'il passe «par la médiation d'un
regard sur l'Etre. »2 Ce jeu de regards amical prend
une dimension nouvelle lorsque le Dasein entretient avec l'Etre une
relation véritable, relation qui non seulement appartient à son
essence, mais qui a elle-même une essence, et que la pensée de
l'homme déploie.
Sein und Zeit est resté métaphysique,
et la Lettre sur l'humanisme semblait également devoir s'y
résigner (cf. note de Heidegger au § 1). En vérité,
ce qui n'est pas de la pensée est immédiatement
métaphysique - on ne peut honnêtement espérer ne toucher
qu'au domaine de l'indemne lorsqu'est entreprise la tâche de remettre la
pensée dans son élément. Nul Tournant ne peut croire y
parvenir. Car la métaphysique s'étend jusque dans notre
être -au-monde, être-aux-mots également; avant que ne soit
atteint l'ek, la sistence est frappée du destin de
l'oubli. Dans la quotidienneté même, l'existence est
métaphysi que. Elle cherche pourtant le « sortir» qu'elle
pressent vers le domaine «-sisté ». Ce domaine destinal lui
reste caché. La sortie de l'étant que tente la
métaphysique n'est pas la vérité de l'effort
métaphysique, une fin poursuivie par elle, ce qui en elle destine: la
métaphysique n 'a pas de destin propre et le cherche encore.
Un parcours des oeuvres de Heidegger donne un
intéressant éclairage sur la question de l'homme. La Kehre
est d'ailleurs visible et indique comment Sein und Zeit a
tenté de posé la question sans y parvenir, et quel vocabulaire
fut finalement retenu pour sa formulation.
1927:
«Les origines dont dérive l'anthropologie
traditionnelle (É) montrent que la question de l'être de l'homme a
été oubliée lorsqu'on s'est efforcé de
déterminer l'essence de l'étant «homme». »3
1929:
«Plus originelle que l'homme est la finitude du Dasein
en lui. »4
1929-1930:
«Qu'est-ce que l'homme? Une transition, une direction, un
orage qui balaie
notre planète, un retour ou un rebut des dieux ? Nous ne
le savons pas. »5 1936-1938 :
«La question : «qui est l'homme ?» a maintenant
l'aspect d'une voie dégagée et
qui néanmoins, courant sans abri, fait tomber sur elle
l'orage de l'Etre. »6 1944:
1Lettre sur l'humanisme,
§24. 2Lettre sur l'humanisme, §22.
3 Sein und Zeit, p.49.
4 Kant et le problème de la
métaphysique, p. 285.
5 G.A.29/30, p. 10.
6 G.A. 65, p.300.
«L'Etre lui-même ne pourrait être
éprouvé sans une expérience plus originaire de l'essence
de et ».1
l'homme, réciproquement
1946:
«Là où l'homme s'est égaré
dans son ascension vers la subjectivité, la descente es plus difficile
et plus dangereuse que la montée. La descente conduit à la
pauvreté de l'ek-sistence de l'homo humanus. »2
1954:
« Nous ne sommes avant tout nous -mêmes et ne
sommes ceux que nous sommes que pour autant que nous montrons ce qui se retire.
Cette monstration est notre essence. Nous sommes en tant que nous
désignons ce qui se retire. Désignant cette direction, l'homme
est l'être qui désigne. »3
1954:
«Les mortels sont les hommes ».4
1959:
«L'homme est l'homme pour autant qu'il est celui qui parle.
»5
Avons-nous réussi à comprendre ce qu'est
l'expérience de la pensée? Nous avons tenté de
déceler l'essence de l'agir, mais ne sommes pas encore parvenus à
ce que Heidegger indique par ailleurs: « En tant que résolu, le
Dasein agit déjà. Nous évitons intentionnellement
le mot «agir». Car pour l'adopter dans notre terminologie, il
faudrait arriver à le recomprendre assez amplement pour que
l'activité englobe jusqu'à la passivité de la
résistance. »6 Nous avons jeté une lumière
sur l'expérience. Mais avant que ne soit expérimentée la
passivité de la résistance, il faudra passer par l'agir/penser du
monde, pour qu'enfin soit mis à jour le destin de cette pensée et
la Pauvreté dans lequel cet Amour nous jette.
1 G.A. 55, p.293.
2Lettre sur l'humanisme,?
3 Vortrge und Aufstze, p.135.
4Ibid., p.177.
5Acheminement vers la parole, p.13.
6 Sein undZeit, p. 300.
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