PARTIE I : L'EXPERIENCE DE LA
PENSEE
I. Le penser (agir)
«En tant que résolu, le Dasein agit
déjà. Nous évitons intentionnellement le mot
«agir». Car pour l'adopter dans notre terminologie, il faudrait
arriver à le recomprendre assez amplement pour que
l'activité englobe jusqu'à la passivité de la
résistance. »1
5. L'agir: déploiement d'une essence (1 et
62)
Heidegger commence comme il se doit par l'élaboration
d'une question. Une première lecture de la phrase «Nous ne pensons
pas de façon assez décisive encore l'essence de l'agir »
pourrait laisser croire que notre Lettre va traiter de l'agir. Mais
une lecture plus attentive de ce qui suit montre que l'accent de cette phrase
se trouve mis sur l'essence plus que sur l'agir. En effet, l'agir dans son
essence est le déploiement d'une chose en son essence. Ce qui importe
donc, ce n'est pas l'agir car, comme tel, il n'est pas essentiel. C'est
l'accomplir, c'est-à-dire le déploiement d'une essence qui est
visé dans l'agir. Qu'est-ce à dire? Que l'agir qui met en
relation un sujet et un objet n'est pas le même que celui,
déployé en son essence, qui met en relation la pensée et
la chose pensée. L'agir est comme balayé, et avec lui le «
sujet » et lÕ « objet », «termes impropres de la
métaphysique »2, par ce que Heidegger nomme «
accomplir », c'est-à-dire le déploiement. La retranscription
de la première phrase donne donc: « Nous ne pensons pas de
façon assez décisive encore l'accomplir, c'est- à-dire le
déploiement d'une chose en son essence.»
Mais, que vient de faire Heidegger? Il vient de
déployer l'essence de l'agir en son essence. Nous avons donc
déjà commencé de penser de façon décisive le
déploiement. Qu'en résulte-t-il? Une sorte de
«disparition» de l'agir au profit de lÕaccomplir, une
élision de lÕinessentiel rendant « sans objet» l'agir
tel qu'on se le représente métaphysiquement. Sans objet, il est
également privé de sujet : le déploiement place la
pensée dans un rapport à ce-qui-est-pensé fondamentalement
différent de celui qui lie le sujet à l'objet. «Jamais
l'homme n'est d'abord homme comme «sujet», qu'on entende ce mot comme
«je» ou comme «nous». Jamais non plus il n'est d'abord et
seulement un sujet qui serait en même temps en relation constante avec
des objets, de sorte que son essence résiderait dans la relation
sujet-objet. »3
Le déploiement n'est pas l'adjonction d'attributs
à une chose, un jugement sur ses qualités, ni même
l'actualisation de ce qui est en puissance chez elle. Le
1 Sein undZeit, p. 300.
2Lettre sur l'humanisme, § 1 : la
pensée même de mots tels que « objet» et «
sujet» demande ce quijette, que sont le « ob » et le
« su»; qu'est-ce que ob-jeter, su-jeter, etc. ?
Est-ce objectiver et assujettir, ou bien quelque chose d'autre encore? Ces mots
ne sont, en tout état de cause, pas encore pensés, et ne peuvent
à ce titre (le) rien porter au langage.
3 Lettre sur l'humanisme, §62.
déploiement nomme. Ce qu'il désigne
finalement n'est que la chose déployée. Nommer une chose, c'est
déjà la renommer. En effet, si elle est déjà, c'est
que le langage conserve déjà son être. Mais le
déploiement de son essence, s'il ne lui confère pas plus
d'être, révèle des ressources encore cachées du
langage. Il n'est pas la manière dont l'homme (sujet) aborde le monde
(objet) comme c'est le cas dans les sciences, mais ce que la pensée a
à dire. Parce qu'il est l'expression d'une essence, le
déploiement ne se situe jamais sur le plan de l'étant
objectivé. Il ne concerne que ce qui est déjà. Or
ce qui est n'est pas la collection des objets dont on a
décidé
1
l'existence . La réalité au sens
métaphysique est ce qui est prédiqué d'un objet- ce qui
est, au sens heideggérien, n'est jamais un objet mais ce qui en
l'objet habite la maison de l'Etre. L'Etre n'est pas un prédicat mais un
lieu. L'accomplir ne fait pas être ce qui est déjà.
La description de l'accomplir n'est pas aisée, et nous
avons évoqué beaucoup d'idées encore obscures. Nous allons
donc procéder lentement, en examinant d'abord ce qui est accompli dans
le déploiement. Mais la difficulté première vient de ce
Heidegger signale en note du § 1: «Das hier Gesagte ist nicht erst
zur Zeit der Niederschrift ausgedacht, sondern beruht auf dem Gang eines Weges,
der 1936 begonnen wurde, im «Augenblick» eines Versuches, die
Wahrheit des Seins einfach zu sagen. - Der Brief spricht immer noch in der
Sprache der Metaphysik, und zwar wissentlich. Die andere Sprache bleibt im
Hintergrund. »2 L'autre langue, celle que nous aurons
l'occasion de découvrir comme étant la langue de la
poésie, y restera scellée, cachée. Cette Lettre
se condamne-t-elle d'avance, comme les résultats de Sein und
Zeit l'ont laissé présagé, à ne point parvenir
au dire de la vérité de l'Etre ? Certes, il est bien
délicat de ne pas user de la langue métaphysique mais, comme ce
fût le cas en 1929 pour la conférence Was ist Metaphysik
?3, c'est depuis son intérieur que la
métaphysique pourra un jour se dépasser. Cette difficulté
à dire la simplicité de la vérité de l'Etre n'est
pas surmontée par le dire de cette Lettre qui s'annonce
dès son commencement comme tel: un commencement, ou plutôt un
recommencement perpétuel de la tentative de penser ce qui sans cesse se
retire, de dire ce qui se tait.
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