Partie I : L'expérience de la pensée
I. Le penser (agir)
II. L'Etre, élément de la pensée
III. Le langage, la maison de l'Etre
IV. Science et expérience Partie II: La pensée du
monde
V. Ek-sistence, existentia
VI. L'heur et l'infortune de l'existence
VII. Heidegger et l'humanisme
VIII. Propédeutique à la question de
l'éthique Partie III : Le destin de la pensée
IX. L'absence de patrie
X. Le néantiser
XI. La grâce et la ruine
Le découpage de la Lettre Sur L'Humanisme
serait relativement simple si l'on se basait sur les trois questions
posées par Jean Beaufret auxquelles Heidegger répond
successivement. Nous ne pouvons conserver le plan tel que les questions de J.
Beaufret le présentent, car Heidegger traite abondamment la
première au détriment des deux suivantes. « Comment
redonner un sens au mot «Humanisme» ? » (§3). C'est
là tout le contenu de la Lettre et le titre même qu'elle
porte. Heidegger y consacre quarante quatre pages, contre dix pour la
deuxième, et deux pour la troisième. Mis à part les deux
premiers paragraphes introductifs, Heidegger consacre 65 paragraphes à
la première, 28 à la deuxième, 6 à la
dernière question, soit en tout 101 paragraphes. La première
question est à ce point «encombrante» (nous utilisons ce mot
tant pour désigner la place qu'elle occupe par rapport aux autres que
pour établir le rapport quasiment gêné que Heidegger
entretient avec elle) qu'elle est subdivisée en deux «
sous-questions ». Le fait que réabordée 2
la question soit reformulée, , montre -t-il que
le premier abord n'a pas été fructueux
(d'ailleurs, Heidegger a-t-il jamais été fructifère ?), ou
bien que Heidegger veut s'assurer que le sabordage soit un triomphe? La reprise
de la question est l'aveu de l'échec de l'humanisme par
lui-même.
Si l'on se conformait au plan ainsi ordonné, la
question du rapport entre une ontologie et une éthique constituerait une
deuxième partie. « Ce que je cherche à faire, depuis
longtemps déjà, c'est préciser le rapport d'une ontologie
avec une éthique possible ? » (§67).
De même une troisième partie s'intitulerait:
« Comment sauver
1 «Un » ou « une » parmi tant
d'autres...
2 Lettre sur l'humanisme, §48.
l'élément d'aventure que comporte toute
recherche sans faire de la philosophie une aventurière ? »
(§96).
Nous pourrions très bien nous résoudre à
ce plan compte tenu de l'intérêt philosophique que chaque question
présente indépendamment des autres. De l'humanisme, de
l'éthique ou de l'arbitraire nous ne saurions en effet dire quelle
question est «la plus importante » car ce qui importe c'est la
vérité de l'Etre, et non l'humanisme. Leur indépendance
pose justement problème, et nous tâchons d'établir leur
unité. Leur compartimentation est l'écueil premier de leur
commentaire. Elles pourraient même s'équilibrer si l'on prenait la
peine de rassembler par thème les assertions éparses du texte s'y
rapportant. Pourquoi Heidegger n'a-t-il pas équilibré son texte ?
Pourquoi maintenir ce caractère informel, encore souligné par
l'idée qu'un entretient direct aurait été plus
commode1 ? Parce que la pensée doit rester mobile. Heidegger
sait déjà à quelles questions il va répondre, mais
il en choisit une dont la
2
répons e puisse éclairer les autres.La
pensée de l'Etre (c'est une tautologie) touche différents
thèmes dont la priorité est en tant que telle est
indifférente, mais que l'urgence d'une histoire place toujours dans un
ordre du jour. Ce qui se pense, ce qui se dit reste dans
l'élément de l'Etre, et ses dimensions variées se
ramènent toujours à ce qu'il y a de simple en lui. Le but
étant de dire ce simple, nous pouvons dire non sans ironie que «
tous les chemins mènent à Rome ». La délimitation de
chaque concept par des catégories distinctes serait une entorse au
projet véritable de Heidegger; qu'est-ce donc qu'une annonce de plan
pour un Heidegger d'après die Kehre ?
Toutefois, le plan que nous devons proposer n'est pas
étranger à ces trois questions, puisque chacune de ses parties
touche de près les questions/réponses que donne Heidegger. Il
est en effet demandé: l'humanisme est-il une expérience de la
pensée? En second lieu : la pensée du monde donne-t-elle lieu
à une éthique? Finalement : Le destin de la pensée est-il
arbitraire ? A chaque fois le titre de la partie est insérable dans
une question/plan où figure le mot-clef de la question «
correspondante » (humanisme, éthique et arbitraire, d'une part,
expérience de la pensée, monde et destin, d'autre part). Notre
plan n'est pas fondé sur les trois questions de Jean Beaufret, mais s'y
ramène comme « par hasard ». Nos parties ne sont pas le
commentaire des questions dans l'ordre. Elles répondent à une
exigence scolaire bien différente de la pensée en route chez
Heidegger, elles ont affaire à des problèmes qui ne sont
pas les siens. L'affaire du commentaire n'est pas celle de la pensée.
Notre plan ne peut s'inspirer des questions de Jean Beaufret mais son
unité repose ailleurs - dans ce que Heidegger dit. Il n'est que
la mise en oeuvre d'une méthodologie et de la rigueur, une tentative
d'approche de la pensée, non une pensée proprement dite
. Cet exercice, parce qu'il est scolaire, ne connaît pas
l'économie des mots. Il ne peut, au mieux, que faire preuve de vigilance
et de rigueur. C'est pourquoi nous avons cherché autant que faire se
peut la méthode systématisante du commentaire pour lui
préférer une lecture plus libre.3 Notre
expérience est mise à l'é-preuve du texte et de sa
lecture.
1Lettre sur l'humanisme, §2.
2Lettre sur l'humanisme, §2 :
«L'examen que j'en ferai jettera peut-être quelque lumière
sur les autres.»
3 Notre plan n'est ni linéaire ni
thématique, ne comporte pas une partie explicative, puis une partie
critique, mais évolue petit à petit depuis l'explication
linéaire vers la compréhension de ce qui s'y est
révélé comme fond. Mais
4. Les mots de Heidegger
Au sujet du mot «Etre»: Bien que les traductions
divergent d'une édition à l'autre, nous écrirons
«Etre» avec une majuscule conformément à la grammaire
allemande qui distingue ainsi le verbe du substantif. Pour autant l'Etre n'est
pas un nom propre, et la majuscule n'indique aucune accession, promotion
à un rang supérieur. Il ne s'agit que de la transposition d'une
règle de grammaire, et non d'une forme de respect philosophique.
Heidegger a écrit: Seyn ou Sein pour tâcher
d'éviter que l'Etre, par simple effet grammatical, ne soit posé
comme sujet, hypostasié et séparé, notamment de l'essence
de l'homme, dont l'essence est d'être ouvert à l'Etre par l'Etre
même.
Par ailleurs, Rogier Munier fait également le choix de
traduire le mot avec une majuscule, «suivant en cela Heidegger
lui-même: «Denken ist l'engagement de l'Etre pour l'Etre»
» (§1).
La note que Jean Beaufret donne au sujet de sa traduction des
Essais et Conférences doit être reproduite ici: «
L'infinitif wesen, qui n'appartient plus à la langue
parlée, est l'ancien wesan, «être», qui a
été plus tard remplacé par sein. Aujourd'hui le
verbe wesen se survit à lui-même dans la langue
littéraire avec le sens d'être, se présenter ou se
comporter de telle manière. Il implique alors une idée de vie,
d'activité et de rayonnement qui manque à sein.
Wesan ou Wesen, d'ailleurs, ne voulait pas dire seulement
«être», mais aussi «demeurer en un lieu, séjourner,
habiter». (Cf. le sanscrit vas, «habiter»). Das
Wesen, l'être, l'essence, la manière d'être, le
comportement (cf. p. 41) semble avoir désigné originellement le
séjour, la demeure, l'habitation. Or, l'habitation, c'est être
présent à un monde, à un lieu; et le verbe allemand pour
«être présent», anwesen, est effectivement un
composé de wesen. La chose déploie donc plus ou moins
son être dans le Wesen, alors que le Sein est beaucoup
plus caché et mystérieux. Le Sein est énigmatique
et ses rapports avec le Nichts sont étroits.»
Jean Grondin apporte quelques précisions au sujet du
mot « Etre »1. «C'est que Wesen peut aussi
être un verbe en allemand, assurément très archaïque
à l'indicatif (es west), mais dont la forme reste dont la forme
reste bien audible dans certains verbes composés (verwesen, se
décomposer) ou dans le participe passé du verbe être
(gewesen). Heidegger aime beaucoup p cet archaïsme (tout comme
celui de l'être écrit à l'ancienne, Seyn,
«estre») (É) Il y a toujours eu un «se
déployer» temporel de l'être, une
«essance» de l'être qui n'est pas une chose
carrée, ni une idée, mais un jaillissement.
Au sujet du mot «Heile»: Le mot Heile
est employé beaucoup plus souvent que ce qui n'est
pas-Heile, et sa définition n'est pas aisée. Il est
placé sur différents niveaux d'essence et, si nous ne parlons de
«contraires », il a plusieurs «alter ego ». Au §85,
das Heile apparaît en même temps que das Bse, le
malfaisant, le méchant. L'essence de celui-ci est das Grimmige
, la fureur, qui est mise sur le même plan que
nos trois parties traitent chacune d'un thème
général (expérience de la pensée ; pensée du
monde; destin de la pensée). Elles s'équilibrent et font chacune
une cinquantaine de pages. Les sous-parties font à chaque fois une bonne
dizaine de pages, sauf la dernière, «La grâce et la ruine
», qui compte pour deux. Ce souci d'équilibre, parfois arbitraire,
nous a été dicté par la rigueur d'une méthodologie
cohérente.
1Jean Grondin, Pourquoi réveiller la
question de l 'Etre?, in Heidegger, l'énigme de l 'Etre, p. 65.
das Heile dans le combat en lÕEtre. Ces deux
occurrences complique en même temps qu'il enrichit le sens du mot
Heile.
Das Heile «va vers» le Huld, la
grâce, la sainteté ; la fureur vers das Unheil. Au moment
précis où Heidegger donne un terme antithétique au
Heile, le Un-heil, il les place sur deux plans
différents (ce qui va vers le domaine, d'une part, et le domaine
lui-même, d'autre part): le préfixe Un- n'est en aucun
cas une détermination logiconégative de das Heile . Ici,
le «contraire syntaxique» de Unheil n'est pas Heile
mais Huld. Or Huld , qui n'existe plus dans l'allemand
moderne que dans le mot « huldigen », louer, rendre grâce, et
que nous voyons traduit par « grâce », n'est pas
fondamentalement autre que das Heile, mot qu'on trouve
également traduit par « grâce » ou « sacré
». Là se trouve la difficulté de traduction du mot
Unheil, que lÕon retrouve également traduit au §65
cette fois par le mot « dam »1. Il est traduit par le mot
« ruine » au §88. Lorsqu'il est question dÕun destin, il
est effectivement plus à- propos de parler de ruine et de grâce.
Le vocabulaire sÕadapte sans cesse à l'environnement de la
phrase, et nous respecterons à la lettre les choix faits par Rogier
Munier dans sa traduction de la Lettre sur l'humanisme. Les mots
originaux allemands nous serviront à éclairer notre texte, mais
nous ne nous lancerons pas dans une glose critique de la traduction qui nous
est offerte.
Das Unheil est le plus grand dam de notre temps. Ce
vers quoi lÕEtre accorde à la fureur son élan, c'est la
fermeture de la dimension de l'indemne. La ruine, c'est la fermeture à
la dimension de l'indemne, c'est-à-dire la grâce. La grâce
est l'ouverture de et à l'indemne. C'est pourquoi il n'est jamais
parlé que de Heile : tout ne se décline finalement qu'en
termes d'ouverture et de fermeture. Le combat en lÕEtre est celui qui
conduit à l'ouverture totale ou bien à la fermeture totale. Il
est : le retrait. Le combat laisse et main -tient2 où se
tient-lieu lÕek-sistence : il est ce qui donne et se cèle : ce
qui
3
re-cèle. Le combat « dé-cèle
de trésors », la merveille des merveilles .
4
Au suje t du mot « rythme » : Comme le remarque
Françoise Dastur , Heidegger pense moins en relation au temps qu'en
relation au lieu. Il faut en effet penser plus profondément l'essence du
rythme, ne pas le confondre avec les simples effets sensibles du langage
poétique.5 La signification originelle du grec rhusmos
n'est pas écoulement et flux, comme on le croit
généralement, mais bien ajointement (F·gung).
Le rythme n'est donc pas à référer à
l'écoulement du devenir, mais bien plutôt à
l'immobilité du lieu, car il est ce qui accorde son
site, c'est-à-dire sa stabilité et ses limites, au
mouvement poétique, à cette onde qui jaillit de la source et y
revient, à ce mouvement de flux et de reflux. Cette remarque indique que
le site étant fondamental, le rythme lui-même sÕy
rapportant, nous dirons souvent « en vue de... ». La vue
laisse
1 §65 : « Vielleicht besteht das
Auszeichnende dieses Weltalters in der Verschlossenheit der Dimension des
Heilens. Vielleicht ist dies das einzige Unheil. » Voici l'exemple d'une
traduction inadaptée: «La perte de la dimension du sacré et
de l'indemne est peut-être le grand ma lheur de notre époque
», trad. R. Munier, in Questions III, p. 134. Si Unheil
n'est qu'un « grand malheur », suffit-il à décrire
le domaine de la fureur?
2 On ne parlera pas de main-mise de lÕEtre sur
l'homme mais, par exemple, de «main-posée ».
3 Initialisée par Husserl en 1912 dans les
Ideen III, § 12, et que Heidegger répète
également « ... merveille des merveilles : que
l'étant est» (G.A., 9, p. 307).
4
Françoise Dastur, « Heidegger et Trakl : le site
occidental et le voyage poétique », in Noesis,
No7.
5 Unterwegs zur Sprache, Neske, Pfullingen,
1959, p. 230 ; tr. p. 215.
entendre qu'est aperçu le site. « En vue
de... » ne signifie pas « pour », « afin de... »,
«pour qu'en définitive... » mais « à l'approche de
l'avenant... ».
Au sujet du mot «humanisme»: Heidegger met une
majuscule au mot «Humanisme »1, et nous devrions
évidemment le suivre sur cette indication qu'il donne en
français. Nous décidons toutefois d'y renoncer, comme le fait
d'ailleurs Roger Munier, car la majuscule n'indique rien de plus que le mot
sans majuscule. Elle est inutile et ne signale pas non plus le
déploiement de son essence. Un mot français doté d'une
majuscule est aisément connoté d'une sorte de noblesse, et c'est
afin de prévenir toute lecture abusive du mot que nous l'écrirons
toujours avec une minuscule.
1 En français dans le texte, §3 :
«Comment redonner un sens au mot «Humanisme» ».
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