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Lecture de la Lettre sur l´humanisme de Martin Heidegger

( Télécharger le fichier original )
par Olivier-Paul Nirlo
Université de Bourgogne, Dijon - Maîtrise 2006
  

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LECTURE DE LA LETTRE SUR

L'HUMANISME DE MARTIN

HEIDEGGER

Mémoire de Maîtrise de Philosophie
Présenté par Olivier-Paul Nirlo
Pour son Directeur Jean-Claude Gens
De l'université de Dijon
Septembre 2005

- HEIDEGGER -

MEMOIRE DE LA LETTRE SUR

L'HUMANISME

« Le beau n'est que le début de l'Effrayant que
nous supportons tout juste encore, et nous
l'admirons tant, parce qu'il dédaigne
sereinement de nous détruire. »1

«L'extrême ambiguïté du geste consiste à sauver

2

une pensée en la perdant. »

« Das Heilige in seinem Festbleiben ist zu sagen.» (Il faut dire le sacré en sa fermeté.)3

1 Rilke, première élégie de Duino, Cahier de l 'Herne, Martin Heidegger, p. 411.

2 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la question, p. 117.

3Approche de Hölderlin , p. 96.

Le sens du mot «humanisme » revêt au sortir de la guerre une urgence qu'il n'aura encore jamais eue. Il n'est plus celui qui, à visage humain, portait plus loin les mérites de la civilisation, mais l'humanisme de1 l'horreur. La doctrine de lÕanti-violence systématique s'impose comme une mode sans retour. Que lui reste-t-il donc d'avant-gardiste lorsqu'elle est poussée jusqu'au bout de son évidence? Le travail que nous présentons aujourd'hui ne dévoilera pas les fondements de l'humanisme auquel Heidegger a du faire face2. Il s'endiguera dans la Lettre sur l'humanisme, dont les fins touc hent à autre chose que ce qu'il nÕy paraît.

Cette Lettre rend-elle claires les questions quant à l'humanisme, ou les obscurcit-elle? Ne s'éclaire-t-elle pas plutôt comme pensée de leur formulation même, rendant ainsi à ce-qui-laisse-à-penser l'hommage de la pensée ?

Ce que Heidegger a à-dire en 1946, après tant d'années de silence, ne peut être que fondamental, dans la mesure où il a été l'objet de nombreuses attaques. Celles-ci ne furent pas de simples remontrances de principe, mais le corps d'une véritable relecture de sa pensée, une re-mise en question dont on peut se demander si elle réussît à rester essentielle. Heidegger a peut- être entre-temps parcouru des chemins plus audacieux qui le menèrent plus loin que ses détracteurs. Arriverons-nous à expliquer le silence qui sÕécoulât derrière l'expérience nationale-socialiste, ou à remettre la pensée de Sein und Zeit sur le sentier que cette oeuvre gigantesque initiât, ou bien encore à éclairer le sens que, tant chez ses lecteurs que chez Heidegger lui-même, cette oeuvre suscitât, ce n'est pas à nous dÕen décider. Mais, une fois encore, notre lecture se limite à la Lettre sur l'humanisme.

Nous demanderons plus à-propos ce qu'elle contient, et quel est le sens3 de son sens4 - ou bien l'inverse. La capacité - au sens de ce que peut contenir un récipient - de cette Lettre, est en effet bien plus grande que ce qu'elle (ne) contient. Elle s'étend jusqu'au combat, en lÕEtre, de l'indemne et de la fureur, profonde méditation sur l'Amour.

De quoi l'humanisme est -il la pensée, sinon du malfaisant ? N'est -il jamais que la désignation en l'homme de la

1 Nous verrons ce qu'un tel article peut vouloir dire: le génitif revêt une double signification, à savoir qu'il est «par» et «pour », c'est-à-dire qu'il est à la fois subjectif et objectif. Cf. Lettre sur l'humanisme, § 1.

2Notre démarche ne consiste pas en la tentative pour le lecteur actué et actuel de comprendre l'engagement politique de Heidegger et les réponses qu'il en a donné (ou pas). Si nous aurons parfois l'occasion de parler de politique, ce n'est pas elle que nous interrogerons. Ce n'est, par exemple, qu'en tant que la crise s'est constituée politiquement que la politique intéresse ce que Heidegger a à dire du sortir de cette crise.

3 Sinn.

4Richtung.

malice - avant que d'être le moyen d'y remédier ? Le primat de l'ustentialisation de la pensée en dit plus long comme techné que dans les causes de sa mise en oeuvre et leur descente dans l'efficience. De quoi l'humanisme est-il la pensée? interroge en fait la provenance de ce qui en l'humanisme peut encore être nommé «pensée ». Son «objet» se montre réfractaire à toute objectité, la pensée à la vérité de l'Etre. Heidegger tâche, il tâche. A quoi ? Nous le verrons.

La question sur l'humanisme replace-t-elle la pensée dans son élément? Pas le moins du monde. Cette tâche est-elle même celle d'un penseur, ou bien ne se confine-t-elle pas dans l'essence de la pensée et le destin de l'Etre ? La Lettre sur l'humanisme n'y fait qu'intervenir, et ce dans la mesure où elle est pensée de l'Etre. De l'Etre, par-delà sa pro-venance et le revendiquer, que dit-elle? Derrière l'humilité de la pensée d'un homme sans apparence,1 un dire est porté au langage. Qu'est-il donc, ce dire sur la vérité de l'Etre? A le prononcer dès à présent, pré-cipitemment, il ne serait pas dit. Il ne serait porté en aucun site. C'est pourquoi ce que la Lettre sur l'humanisme dit doit passer par notre comme ntaire.

INTRODUCTION

1. Mise en situation

La Lettre sur l'humanisme s'adresse au philosophe et ami de Heidegger Jean Beaufret, l'un de ses premiers traducteurs français. Celui-ci participe activement à l'introduction de ce penseur en France. Cette Lettre, écrite à l'automne 1946, sera publiée pour la première fois en 1947 chez A. Francke (Berne) accompagnée d'un texte intitulé Platons Lehre von der Wahrheit (La doctrine de Platon sur la vérité)2. Elle est publiée seule pour la première fois chez Vittorio Klostermann à Francfort-sur- le-Main en 1949. 3

1 Lettre sur l'humanisme, 101.

2 Heidegger précise la naissance de ce texte dans une note le précédent dans l'édition qu'en donne Questions II: «Ecrit en 1940

pour être lu devant un cercle restreint, le texte qui suit a été imprimé en 1942 dans la deuxième année de Geistige †berlieferunf(« Tradition spirituelle »), publication annuelle dirigée par Ernesto Grassi ; tout compte rendu et toute mention dans la presse furent alors interdits. Un tirage séparé fut également interdit. Cette étude avait été présentée tout d'abord en une suite de deux conférences publiques, au cours des semestres d'hiver 1930-1931 et 1933-1934. » L'on peut déjà se donner une idée du contexte dans lequel la Lettre sur l'humanisme devait être rendue publique après ces deux événements: son adhésion au NSDAP, d'une part, et la condamnation par ce dernier de la publication de La doctrine de Platon sur la vérité. Sa pensée, depuis les « deux bords» répréhensible, subit les affres d'une histoire qui rend difficile sa publication même, polémique chacun de ses mots.

3 Notre édition de Über den Humanismus, 10e édition Klostermann, 2000, indique que la première édition date de 1949. Questions III dit au contraire que ce texte a été publié en 1946 chez Klostermann, mais nous nous en remettrons plus volontiers à la date que donne Klostermann: 1949. Nous retiendrons toutefois la date de l'écriture proprement dite, 1946, comme celle qui importe.

C'est la première fois dans la Lettre sur l'humanisme que Heidegger parle

1

publiquement de Tournant . En marche depuis dix ans déjà, « die Kehre » est

2

dénommée en 1946 seulement , mais a déjà eu le temps de modifier profondément le fond de la pensée de Heidegger. Durant les années 30 et 40, les chemins de pensée de Heidegger se sont déroulés au rythme de conférences et d'allocutions privées uniquement. Ce n'est que plus tard, notamment lors de la publication des Chemins qui ne mènent nulle part, qu'allaient se dessiner plus distinctement les étapes que Heidegger avait parcourues. Gadamer note quÕà la sortie de la Lettre sur l'humanisme, « Chacun s'est tout de suite rendu compte que le cadre de l'institution universitaire et que la conception de la philosophie prise comme une entreprise scientifique se trouvaient alors dépassées. (É) le nouveau déclenchement de la question de l'être, quÕEtre et Temps s'était fixé comme objectif, devait en toute conséquence finir par faire sauter le cadre de comme celui la métaphysique.» 3

la science deQuand donc

survient cette Lettre, c'est demander: quand est 1946?

Une biographie, même succincte, ne nous paraît pas nécessaire pour l'introduction à la lecture de la Lettre sur l'human isme, car elle ne pourrait jeter qu'une pâle lumière sur ce qu'elle dit - elle pourrait même mettre son lecteur sur un chemin «récupéré» d'autres lectures et que ne conduit plus la pensée. D'ailleurs, Heidegger rejette « l'élucidation biographique et psychologique qui détecte minutieusement toutes les données de la vie y compris les opinions [car elle] constitue une excroissance de l'avidité psychologique et biologique de notre temps. » 4 Mais, comme le remarque Michel Haar, «La terre natale [est le] seul élément autobiographique »5. Il est bien utile de situer Heidegger sur sa terre et pour un temps si lÕon veut plus tard comprendre «l'habiter », «la patrie », «la Lichtung ». La vie de Heidegger, les événements qui la ponctuent, ne sont pas d'une nature apparemment extraordinaire. C'est que lÕin-solite ne repose pas dans ces événements. Notre lecteur devra d'ores et déjà se mettre en mémoire ce que dit Héraclite aux étrangers qui viennent lui rendre visite, le surprenant auprès dÕun four à se chauffer : «Ici aussi les dieux sont présents. »6

Nous indiquons simplement qu'il naquit en 1889 à Messkirch, petit village du pays de Bade. Il fait ses études à Fribourg, où il devient bientôt Privatdozent. Il y rencontre Edmund Husserl qui devient son ami, et avec qui il collabore. Il se marie en 1917 avec Elfriede Petri. Après avoir été mobilisé entre 1917 et 1919, il reprend son enseignement à Fribourg. Il est élu recteur en 1933 et adhère au N.S.D.A.P. En 1934, il démissionne de ses fonctions et ne reprend ses cours quÕà partir de 1935 : nombre de

1 Le mot passe inaperçu dans la traduction de Roger Munier qui traduit «Kehre » au § 17 par « renversement » ; Jean Beaufret parle, lui de « volte occidentale » dans sa préface aux Essais et Conférences. Le mot « Tournant» a été généralisé, et indique mieux l'idée dÕun périlleux virage en épingle que la pensée qui redescend la montagne doit aborder en prenant son temps, en ralentissant: la prudence, la vigilance, l'attention s'imposent à celui qui désire ne pas tomber dans l'abîme qui bée au-devant de lui. Le mot « renversement » ne comporte pas l'idée du chemin, chère à Heidegger. A ce sujet, d'ailleurs, le mot Unterwegs signifie littéralement: sous-lechemin.

2 Justement parce qu'elle ne pouvait être rendue publique avant la fin de la guerre ; mais sans un large public, Heidegger avait -il même besoin de « nommer » ce retournement, de le désigner comme quelque chose de visible, à voir, c'est-à-dire à-penser?

3 Hans-Georg Gadamer, Chemins de Heidegger, Librairie philosophique J. Vrin, tr. J. Grondin, p.132. 4Nietzsche I, p. 19.

5 Michel Haar, «La biographie reléguée », in Les Cahiers de l 'Herne Martin Heidegger, p. 20. 6Lettre sur l'humanisme, §73.

conférences préparent le fameux Tournant. Il est enrôlé de force dans le Volksturm en 1944. Frappé d'interdiction d'enseigner par les autorités d'occupation françaises en 1945, il donne des conférences en cercle restreint et entretient ses relations épistolaires. C'est de cette période que date notre Lettre sur l'humanisme. Il est réintégré à l'université en 1951. Il effectue des voyages en France (1955, 1958) et en Grèce (1962, 1967). Il meurt dans son village natal le 26 mai 1976.

2. Mise en question

La mise en question est la situation dans laquelle se trouve «ce »-qui-est-àpenser lorsqu'il est décidé que ce « ce », aussi énigmatique soit-il, serait pensé. Elle est la forme de la pensée qui, pour autant qu'elle pense, interroge. Il est essentiel à la pensée questionnement 1

de Heidegger de se présenter sous la forme dÕun . Les

questions de Jean Beaufret ne constituent pas à proprement parler des questions telles qu'un curieux pourrait les poser, mais une amorce déjà pertinente d'une pensée commençante. La question indique ce qui se laisse penser et constitue à elle seule tout un travail: l'art de se donner les moyens de penser commence par celui de poser les bonnes questions. Dans cette Lettre, Heidegger joue un rôle qui ne lui est finalement pas si familier, puisqu'il se propose de répondre à des questions. Son oeuvre vise en effet le plus souvent à leur formulation, à la possibilisation de la pensée. Ici les questions sont prises comme telles, et sÕil soulève bien dÕautres problèmes, Heidegger

2

avance toutefois avec franchise dans l'élaboration d'une véritable réponse.La pensée questionnante est avant tout une expérience qu'il s'agit pour l'homme d'apprendre à conduire bien, c'est-à-dire conformément au destin de la vérité de lÕEtre. Si ce destin nous est encore inconnu, il n'est pas moins nécessaire de sÕy enjoindre, de donner à son expérience le visage qui est celui de la pensée. L'invitation à expérimenter purement la pensée doit se traduire chez Heidegger par une écoute de3 cette invitation

1 «Ces questions, en tant que questions, nous obsèdent. » (Cahiers de l 'Herne Heidegger, p. 90). La fascination que Heidegger nourrit pour cette forme de pensée peut être déroutante, voire dangereuse. C'est bien « en tant que questions » que Heidegger est obsédé par elles ; leur contenu devient-il alors indifférent? Le but n'est pas de leur donner réponse, bien au contraire: lÕapodicticité conserve les questions « en tant que telles », et lÕon peut se demander si Heidegger ne nous met pas sur la piste dÕun mauvais jeu monomaniaque, celui de subir le soin qu'il se donne à conserver les questions comme telles.

2Parvient-on à connaître l'humanisme ou bien la métaphysique ? Une question métaphysique ne se condamne-t- elle pas à rester apodictique, et finalement ne valoir qu'en tant que question? Reformulée telle quelle à la fin de la conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, la question: «Pourquoi, somme toute, y a -t-il de l'existant plutôt que rien? » n'aura pas été lÕoutil du dépassement de la métaphysique, étant lui-même métaphysique. Elle est son propre obstacle. La métaphysique ne parvient pas à sortir de soi. Or « l'essence de la métaphysique est autre chose que la métaphysique. » La question « qu'est-ce que la métaphysique? » qui interroge son essence, n'est donc pas métaphysique. La métaphysique, au titre même de l'humanisme, est une philosophie de l'étant pris

dans sa totalité (cf. Aristote, pour qui la philosophie est spécialisée en généralités). Prise dans son ensemble au point qu'elle soit interrogée dans son essence, elle n'interroge plus métaphysiquement (le questionnant étant devenu le questionné), et la question doit être reformulée en termes non métaphysiques. Seulement, il n'est pas possible de mettre la métaphysique en question si le questionnant ne l'est plus. Cette impasse force le penseur à renoncer à l'établissement logique d'une origine métaph ysique de la métaphysique - et donc, de l'étant. « Si elle n'enquête pas sur l'étant et ne recherche pas pour lui la Cause première étante, la question doit s'appliquer à ce qui n'est pas l'étant. » Il s'agit désormais de la vérité de lÕEtre. L'institution de la différence ontologique permet de penser lÕEtre défait de l'étant - cette différence est ramenée dans le Tournant à la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme.

3 Le « de » indique aussi la provenance : écoute depuis l'invitation.

qui est la même chose que l'appel de lÕEtre, son engagement dans la pensée. A entendre1 Heidegger, nous sommes à l'écoute de lÕEtre.

L'enjeu de cette Lettre, quel est-il? Il ne devrait pas, en toute rigueur, y en avoir. En effet, si la pensée «ne crée ni ne produit rien », et que l'enjeu d'une philosophie est précisément la mise en oeuvre de ce qu'elle a créé, cette Lettre nÕen a pas. Elle nÕa qu'une situation - dans l'histoire du destin de la vérité de lÕEtre. Plus encore : elle est une situation. Elle est en effet le site où revêt enfin un sens ce texte d'occasion, de la Gelegenheit, et c'est en cette situation que ce que la Lettre recèle d'insolite prend le sens de lÕin-solite (Un-geheuren). Ce texte ne fait pas sens au regard simplement de l'histoire dans laquelle il est pris, mais parce qu'il se situe dans un destin. Ou plutôt: son destin le situe. L'auxiliaire «avoir» suppose que soit pris quelque chose. Au contraire, le verbe « être » laisse entendre l'idée dÕun don. Cette Lettre a pas de situation, mais est situation (de quelque chose en sa provenance essentielle). LÕon ne demande pas quel est l'enjeu du texte, mais quel est le site du jeu- en lequel il joue. Ce site est l'éclaircie de lÕEtre. Pour celui qui voudrait à tout prix parler d'enjeu, il faudrait dire : l'avènement de cette vérité.

De même, l'élaboration d'une « problématique » pour notre travail n'est-elle pas aisée, car la constitution d'une telle question est la forme même de la pensée de lÕEtre. Il nous faut donc étaler sans précaution et sans transition notre problème, car sa préparation est la teneur de notre travail en son entier. Voici la question qui sera lentement posée :

Il est souvent question de destin chez Heidegger, mais le domaine où il repose, savoir celui de la grâce et de la ruine, n 'a pas encore été pensé; comment la pensée conduit-elle à ce destin, telle est la question que pose la sous-venance de l'Amour.

Un commentaire rapide de cette question dit ceci: lÕEtre et la pensée sont dans une relation dite amoureuse, et cet Amour, qui survient à la relation (qui n'est, du coup, plus l'essentiel), est ce qui détermine le « déroulement» de cette relation. LÕEtre détermine toute condition humaine. Ce pouvoir-déterminer sur-vient de la relation de détermination. LÕEtre demeure le Transcendant pas excellence, mais le destin dans lequel il est, celui-là même de la pensée et de l'homme, réside dans l'Amour. Cet Amour est à la vue de ce qui est plus loin et pourtant toujours plus proche de lÕEtre, le combat en lui de l'indemne et de la fureur. L'Amour est à la vue de l'éclaircie même et du combat, dÕun coté, c'est-à-dire en vue, de l'autre, du domaine où se lèvent la fureur et l'indemne: la ruine et la grâce. Le destin de la pensée réside en l'Amour qui seul peut apercevoir à l'horizon qui est le sien propre (en fait l'Eigentlichkeit) la ruine et la grâce. La ruine et la grâce sont ce qui est destinalement le plus propre, mais qui ne le deviennent jamais. Elle sont confinées (dans ce qu'elles sont: le) pour toujours - dans ce qui tous-les-jours ne survient pas. Das Heile n'a-t-il pas construit dans la Lettre sur l'humanisme sa résidence, et ne découvre-t-il pas dans la provenance la venance même? Telle est la teneur du mémoire que nous vous présentons aujourd'hui. Mais il n'est en aucun cas un essai philosophique; il reste avant tout une lecture attentive dÕun texte majeur de Heidegger, 1946.

1 «Entendre » au sens classique, c'est-à-dire « comprendre ».

3. Annonce de plan (digression)

Le travail que nous présentons n'est pas une introduction à une lecture de la pensée de Heidegger, mais de la Lettre sur l'humanisme uniquement. Nous aurons souvent l'occasion de citer d'autres textes, mais ils ne devront jamais être compris que comme le développement d'une idée, d'une phrase, ou dÕun mot même de la Lettre sur l'humanisme. Nous n'envisageons pas ici d'aborder l'évolution de Heidegger et ce qui peut être central en sa pensée - le fait que la Lettre sur l'humanisme soit un texte central est autre chose que la Lettre même. Nous désignerons toujours l'essentiel sans

1

jamais p erdre le fil du texte , ses développements, contrariant parfois l'économie des mots, la main qui tient ce fil. Le rythme main-tenu de ces développements est l'exercice scolaire2 dÕun silence que nous ne gardons pas pour nous seulement.

Le plan que nous avons dressé ne peut répondre à la planification méthodique de la logique, et verse nécessairement dans l'arbitraire de l'exercice que nous nous proposons de mettre en oeuvre. Le fait-oeuvre du plan proposé ne con-vient pas. Aucun commentaire ne devrait jamais oeuvrer car il dit le tu. Un jeu de mot fortuit et non sans humour, que nous utilisons comme une simple hypothèse de travail, s'offre à notre introduction: un commentaire éclaire la méthode du penseur et répond à la question: comment taire? Faire un commentaire, c'est montrer comment lÕon se tait. Commenter, c'est dire comment. Or, la Lettre sur l'humanisme est d'abord une lettre qui tait. Ce qui est essentiel est tu. Le silence du langage est dans cette Lettre. Ce silence est l'essentiel du dire. Comment tait la Lettre sur l'humanisme, voilà ce qui est à-penser. En tant que la désignation du silence, cette lettre est essentielle au dire. Or il faut le taire. DÕoù la question : comment taire la Lettre sur l'humanisme? L'exercice consiste à montrer le comment du taire de lÕÏuvre qui interroge le dire. Il n'est pas lÕÏuvre et ne peut être une question. Notre exercice est humble méthodologie. DÕoù l'idée dÕun titre: Comment taire la Lettre sur l'humanisme. Ce titre indique d'ailleurs l'espace central que ce texte occupe dans la pensée de Heidegger, la gêne qu'il a suscité lors de sa publication, sa capitale avancée dans le Tournant. Du taire, il est nécessairement trop parlé. Heidegger lui-même ne parle-t-il pas trop - métaphysiquement - du silence-gardé ? Quel est ce silence et comment le garder, voilà ce que cette insigne pensée dit et tait. Comment taire? ne demande pas comment peut être ignorée cette pensée, mais interroge la manière dont son silence peut être gardé. Que cette question nÕen soit plus une pour nous, mais simplement: Comment taire la

3

Lettre sur l'humanisme, indique que le silence y a été gardé, que le bergerveille. Notre titre, sÕil demande encore quelque chose, demande ceci: comment, en tant que berger, l'homme veille-t-il à la garde de la Lettre sur l'humanisme ? Mais ce titre ne pense pas; c'est pourquoi il n'est pas une question. «Commentaire de la Lettre sur l'humanisme », c'est-à-dire « Comment taire cet à-dire : la Lettre sur l'humanisme.» Nos limites sont apparentes déjà, en apparence : elles sont en vue - de la vérité de lÕEtre (aux vues de cette vérité). Le commentaire n'est qu'un regard. Il sait déjà qu'il

1 Fil conducteur se traduit en allemand par Leitfaden , cela même qui donne la direction dans la question, et notamment « la» question de lÕEtre.

2 Michel Haar parle ainsi de l'université: «C'est cette dernière qui est probablement aujourd'hui la forme d'école la plus sclérosée, la plus retardataire dans sa structure. ». Ainsi débute sa présentation de la conférence de Heidegger, qu'il traduit également : Langue de tradition et langue technique.

3 Au §22 : «Der Mensch ist der Hirt des Seins.»

faut taire, mais ne fonde l'entreprise de son écriture que dans la désignation de ce qui est à-taire : la Lettre sur l'humanisme. En y disant le tu, il dit le taire de la Lettre

qui se réfléchit sur lui-même, c'est-à-dire le taire-la-Lettre. Ce présage n'empêchera cependant pas notre exercice. Voici donc une1 structure d'un commentaire de la Lettre sur l'humanisme:

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon