Lecture de la Lettre sur l´humanisme de Martin Heidegger( Télécharger le fichier original )par Olivier-Paul Nirlo Université de Bourgogne, Dijon - Maîtrise 2006 |
PARTIE II : LA PENSEE DU MONDEV. EK-SISTENCE, EXISTENTIA L'homme est jeté seul au monde et, dans
cette 32. La ratio de l'être vivant, et son exercice tout-puissant Le Leitmotiv de tout humaniste déclaré est d'accorder à l'homme une puissance hors du commun, des pouvoirs magiques (à prendre au sens ethnologique comme un état de fait incompréhensible, un don du Ciel à qui l'on se doit de rendre hommage par l'emploi rendu mystique de ces pouvoirs). Ainsi « la grandeur essentielle de l'homme repose-t-elle en ce qu'il est la substance de l'étant comme « sujet » de celui-ci ; mais, se trouve alors dissolu dans la trop célèbre « objectivité », en tant que dépositaire de la puissance de l'Etre, l'être-étant de l'étant. »1 Cette puissance a bien souvent été stigmatisée autour de la faculté de raison. Celle-ci est traditionnellement considérée comme le propre de l'homme, mais toujours pris au coeur de l'animalitas. Elle est comme le critère de distinction, 1 Lettre sur l'humanisme, §20. comparaison rendue possible par le fait que l'homme et l'animal soient mis sur le même plan. «Les concepts sont le propre de l'homme, et la faculté qu'il a de les former, faculté qui le distingue de tous les animaux, est ce qui a toujours été appelé raison [avant Kant]. » 1 Cette mise en perspective est rendue impossible par Heidegger: l'on se fourvoie déjà lorsque nous commençons à comparer ce qui n'est pas comparab le. C'est le terme de «faculté» qui fait ici la différence; or l'homme ne 2 peut pas plus qu'un animal, il est autre chose qu'un animal. La question n'est, dans la métaphysique, que quantitative, tandis qu'elle devient qualitative avec Heidegger. André Lalande relève, dans son Vocabulaire de la philosophie, un sens de la raison comme «système de principes a priori, dont la vérité ne dépend pas de l'expérience, qui peuvent être logiquement formulés, et dont nous avons une connaissance réfléchie. «La connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les Sciences, en nous élevant à la connaissance de nous -mêmes et de Dieu.» Leibniz, Monadologie, 29. - «La Raison pure et nue, distinguée de l'expérience, n'a rien à faire qu'à des vérités indépendantes des sens.» Id., Théodicée, Disc. De la conformité, 1. Ce sens, favorisé d'ailleurs par le kantisme, a été depuis près d'un siècle le plus usuel dans notre enseignement classique : «L'intelligence humaine n'a pas été placée en face du monde avec la faculté de connaître pour toute arme: elle portait aussi en elle les notions premières pour le comprendre... Ces notions innées composent ce qu'on appelle la raison. »Jouffroy, Nouveaux Mélanges, De l'organisation des sciences philosophiques, p. 6. - «L'existence de la raison a été contestée par toute une école de philosophes, l'école empiriste. La thèse générale de l'empirisme, c'est que l'intelligence humaine dérive tout entière de l'expérience.» Boirac, Cours de philosophie (18e éd., p.110).» Une départition de la connaissance suivant qu'elle procède des sens ou bien de l'esprit n'empêche pas que l'homme soit toujours rivé à l'étant et son être. «L'élément» de la raison et des sens reste le même, et il ne place pas, en vérité, l'homme dans une autre dimension que celle où se trouvent les animaux. L' « opposition» entre l'homme et l'animal repousse définitivement l'homme dans le domaine de l'animalitas3. Dès que l'on parle de connaissance, l'homme n'est mis en perspective que dans la dimension de l'objet connu ou non connu; secondarisé de la sorte, il n'est déterminé que trop «objectivement» (en fonction d'un objet). A l'inverse, une pensée subjective de son essence serait également insuffisante : ces deux points de vue demeurent en effet métaphysiques. De même le travail critique de Kant, que Heidegger examine dans La thèse de Kant sur l'Etre: «l'exposé de la thèse kantienne a montré de façon indubitable que l'Etre comme position est déterminé à partir de la relation à l'usage empirique de l'entendement. Le «et» dans le titre clef [Etre et pensée] indique cette relation qui, d'après Kant, a sa racine dans la pensée, c'est-à-dire dans un acte du sujet humain (É). Si la qualité-d'être posé, l'objectivité, se révèle comme une modalité de la présence, alors la thèse de Kant sur l'Etre appartient à ce qui demeure impensé dans toute 1 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, §3. 2 Si nous admettions l'hypothèse purement théorique suivant laquelle un animal saurait spéculer et raisonner, s'il avait, en somme, la faculté des catégories, il ne serait, pour autant, plus comparable à l'homme. Non plus se verrait-il revendiqué en son essence par l'Etre. 3Lettre sur l'humanisme, §12. métaphysique. Le titre clef de la définition métaphysique de lÕEtre de l'étant, «Etre et pensée», n'est pas suffisant, pas même pour poser la question de lÕEtre, et encore moins pour y trouver une réponse. »1 Kant va loin dans son effort de rationalisation; notre aspiration à une connaissance purement intellectuelle du fond des choses rend la connaissance sensible vaine dès que lÕon croit saisir, dans le sensible lui-même, le réel. Le sensible nÕest pas. «Et cependant le complètement déterminé (extensivement et intensivement), le complètement expliqué (dans le devenir et dans l'existence) doit être, car nous ne pouvons pas nous empêcher de les chercher; mais il nous faudrait les chercher par delà le temps et l'espace, c'est-à-dire là où il nous est actuellement impossible de les trouver. - De là ce paradoxe de la langue de Kant, que l'intelligible, c'est-à-dire le propre objet de notre intelligence, est précisément ce qui échappe à toutes les prises de notre intelligence. Je crois bien que le concept (en général, le concept dÕun objet quelconque) dans ce qu'il a de propre, et en tant que distinct du schème et de l'image, est, chez Kant, l'acte par lequel nous posons, derrière le voile du temps et de l'espace, l'être propre, l'idée de chaque chose. Il serait l'acte propre de la Raison, sÕil était, en même temps, intuition de cet être, avec lequel il se confondrait entièrement. Mais il ne saisit rien et il est vide: alors il se remplit comme il le peut, en substituant à l'intuition de l'être même, d'abord celle de son schème, dans le temps, et ensuite celle de son image, dans l'espace. Il devient ainsi le concept dans le sens vulgaire du mot, simple unité extérieure et accidentelle du divers de l'intuition sensible, et la raison devient entendement. »2 Heidegger pense-t-il à Bergson3 lorsqu'il écrit au § 14: « L'erreur du biologisme n'est pas surmontée du fait qu Õon adjoint l'âme à la réalité corporelle de l'homme, à cette âme l'esprit, et à l'esprit le caractère existentiel, et qu'on proclame plus fort que jamais la haute valeur de l'esprit... pour tout faire retomber finalement dans l'expérience vitale, en dénonçant avec assurance le fait que la pensée détruit, par ses concepts rigides, le courant de la vie et que la pensée de lÕEtre défigure 1La thèse de Kant sur l 'Etre, Questions II, p. 419 et 421. 2 André Lalande, Vocabulaire de la philosophie, p. 880. 3 Bergson cherche bel et bien à dépasser le préjugé scientifique, notamment au sujet de la mesure du temps et de la notion de durée. Le temps selon le point de vue de la conscience n'est pas celui, réduit à une dimension spatiale parmi d'autres, un cadre formel. La psychologie, alors très en vogue, se voit soumise à une critique partant de la multiplicité d'états psychologiques : elle n'est plus un éparpillement d'états atomiques, mais se rassemble en une unité constitutive, « la conscience », elle-même fondée sur la durée qui, comme « idée » ou concept, doit permettre de la penser. Le nombre ne peut s'appliquer à la durée sans la diviser et la dénaturer. L'anthropologie bergsonienne cherche à convertir le regard de l'homme sur le monde et à dépasser sa condition (Bergson, Introduction à la métaphysique, p. 1425) - dans une mesure toute faite d'humilité. Resitué dans l'évolution, l'homme se distingue des autres espèces par l'intelligence, capacité de réflexion et de fabrication qui rend possible la liberté. Mais l'intelligence « se trouverait limitée dans son objet au monde matériel et solide, ainsi quÕà des reconstruction partielles et fictives d'une réalité qu'elle ne peut voir surgir de l'intérieur. Ce n'est pas seulement parce qu'il est attaché à la vie par la satisfaction des besoins que l'homme ne peut la connaître, c'est l'instrument même de la connaissance, issu de la vie, qui lui interdit de penser son origine et sa destination. » (Gradus Philosophique, p. 109). Le principe de la vie et de la matière, de l'intuition et de l'intelligence, se trouverait dans la conscience individuelle, atteinte à la faveur dÕun retour « en soi ». L'élan vital n'est pas à même de dévoiler l'essence de l'homme, repoussée, une fois encore, dans le domaine de lÕanimalitas. L'épreuve de la conscience de soi dans la durée n'est pas m oins tournée vers l'étant que la psychologie, le biologisme ou le transformisme visés par Bergson. Que l'intelligence permette de connaître ou pas, qu'elle donne lieu à une liberté ou pas, que l'homme y trouve sa différence spécifique d'avec l'animal, rien ne laisse supposer qu'il s'agisse là de son fond le plus essentiel. Tout au plus une telle tentative peut -elle montrer du doigt ce que signifie le mot « existence ». l'existence.» Le pouvoir de la spontanéité ne «sauvera» pas plus l'homme de lui- même que celui de la raison régulatrice. Où que les pouvoirs soient mis en l'homme, le « salut » n'y est jamais en vue. 33. L'ek-sistence creuse un abîme entre l'homme et l'animal Pour Heidegger, la ratio n'est plus un critère de distinction entre l'homme et l'animal, mais plutôt l'une des conséquences de cette distinction. «L'homme dépasse d'autant plus l'animal rationale qu'il est précisément moins en rapport avec l'homme qui se saisi lui-même à partir de la subjectivité. » 1 Il se trouve, presque de manière fortuite, dirons-nous, que l'homme dispose de raison. Mais sa possibilité ne repose pas dans son essence. Cette dernière est extatique, non raisonnable. L'essence de l'homme est remarquable, isolée, seule à pouvoir se dire extatique. Or l'ek-sistence repose dans le langage - en aucun cas la raison. Pour autant, le langage n'est pas la «nouvelle» faculté par excellence, le critère de distinction et d'évaluation de tous les êtres vivants, dont les signaux, cris, chants, postures, etc. s'organisent de manière plus ou moins sophistiquée. « S'ils sont suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n'est pas parce que le langage leur est refusé. »2 L'homme se tient «au milieu de l'étant» sans en être le milieu. «L'homme seul existe» signifie: «L'homme est cet étant dont l'être est marqué du privilège (ausgezeichnet) d'être maintenu par le décèlement se à ».3 de l'être comme celui qui tient ouvert partir de l'Etre dans l'Etre L'extatique ouverture est un pur don, un pur exploit de l'Etre. Il ne peut être chez le vivant question de langage, car « l'homme seul parle ». Il n'est pas la mise en perspective de l'homme avec ce qui l'entoure: l'ek-sistence est dans la proximité des lointains.4 Ce cas d'exception peut cependant conduire au vertige du lecteur effrayé, et l'on peut faire preuve de réticence devant le grandiose du statut que Heidegger donne à l'homme. Toutefois, toutes les objections ne seront-elles pas pertinentes. Par exemple: l'Etre nous donne -t-il la vie? Est -ce l'Etre qui fait que nous nous tenons debout? Est- ce lui qui fait battre notre coeur? Michel Haar tente de montrer dans quelle mesure Heidegger s'aveugle sur des réalités pourtant fort simples. Il parle, au sujet de l'essence de l'homme chez Heidegger, d'une « translucidité blafarde », d'une «atténuation spectrale », d'une «pâleur médiumnique ». Il demande : «N'y a-t-il pas une excessive et fantasque omnipotence de l'être aussi bien qu'une excessive dépotentialisation et désubstantialisation de l'homme, qui serait comme une inversion à l'excès de substance que lui a conféré la métaphysique ? » 5 De telles remarques indiquent le danger qui réside dans une mauvaise lecture de Heidegger. Ainsi lit-on au §21 de notre Lettre sur l'humanisme : « L'homme est bien plutôt «jeté» par l'Etre lui- même dans la vérité de l'Etre » ; M. Haar le ressent comme la mise à bas d'un être nu, défait de sa puissance et donc de sa dignité. De même, la question: « A quoi bon la merveille d'exister si c'est pour «incarner» le comble de la passivité? Car l'homme 1Lettre sur l'humanisme, §42. 2Lettre sur l'humanisme, §15. 3Q.I.p.35. 4 L'homme ne vit pas; et cependant, « seul l'homme meurt ». Cette proposition peut paraître étonnante, mais témoigne d'une profonde méditation sur l'essence de l'homme, la pensée et le destin qui est en vue. 5 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 99. «réalise» son essence en s'ouvrant, en s'effaçant, en s'abolissant pour laisser paraître, parler, agir l'Etre. Il n'est pas tant porteur de la différence ontologique que porté par elle. » 1 L'homme est certes aussi un vivant; mais demander « comment concevoir ontologiquement ce qui relève en lui de la vie », ou bien s'il existe « une expérience phénoménologique ou scientifique qui permettrait de corroborer la thèse heideggérienne selon laquelle le corps humain est séparé par une distance abyssale et par une différence d'essence », c'est faire un contre-sens alarmant sur l'intention de Heidegger. Plus essentielle est la question de savoir si la métaphysique «suffit à penser ne fût-ce que l'être de la pierre, ou même la vie, comme être des plantes ou des animaux ».2 Mais Heidegger laisse la question en suspens pour cette raison que le dépassement de la métaphysique ne peut entretenir avec celle-ci que des relations inauthentiques. Demander qui de Heidegger ou bien de la tradition métaphysique a le mieux pensé l'être des animaux, c'est déjà sortir de la philosophie heideggérienne et juger sans pertinence ce qui n'est plus comparable. Heidegger s'aperçoit évidemment fort bien que l'être vivant est « notre plus proche parent »3, « qu'on peut, de cette manière, situer l'homme à l'intérieur de l'étant comme un étant parmi d'autres. Ce faisant, on pourra toujours émettre son propos des énoncés corrects. »4 Tout ce que la tradition a dit de lui n'est pas faux, mais reste inessentiel. Il est incontestable que l'homme ressemble à un animal doué de raison; il n'est pas sûr, en revanche, qu'il s'y rassemble, qu'il s'agisse là de sa détermination la plus essentielle. « Les interprétations humanistes de l'homme comme animal rationale, comme «personne», comme être-sprituel-doué-d'une-âme-et-d'un-corps, ne sont pas tenues pour fausses par cette détermination essentielle de l'homme, ni rejetées par elle. L'unique propos est bien plutôt que les plus hautes déterminations humanistes de l'essence de l'homme n'expérimentent pas encore la dignité propre de l'homme. »5 Mais c'est justement en cela qu'il est si difficile à penser. La parenté corporelle avec l'animal est de nature insondable, à peine imaginable. Les objections de M. Haar marquent une régression notable en deçà de la différence ontologique. Elles placent l'homme dans la quotidienneté dans une sorte de mélange exotique de l'Etre, d'homme, d'étant et d'être-de-l'étant. La différence ontologique n'est plus désignée comme telle, comme dans cette phrase: comment concevoir (pensée de l'Etre) ce qui en lui (l'homme, son essence) relève (être-de-l'étant) de la vie (étant)? Une pareille question ne peut être posée que sur la base de faibles conclusions. La seule vraie question serait de savoir comment il se fait que l'homme soit le seul à pouvoir penser cette différence ontologique, à posséder une essence extatique, à être revendiqué par l'Etre, à entretenir une relation d'Amour aussi étrange. Pourquoi la solitude? Sur ce point peut-être Heidegger n'a-t-il que survolé ses justifications. Qu'il existe un abîme entre l'homme et l'animal est un fait, mais cette évidence laisse à penser. Car le moins pensé est ce qui laisse le plus à penser. Pourquoi Heidegger ne cherche-t-il pas à penser cette parenté pour lui préférer l'abîme? Est-ce parce que la pensée de la parenté serait tournée vers l'étant (métaphysique), se faisant ainsi obstacle à elle- 1 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 99. 2Lettre sur l'humanisme, §15. 3Lettre sur l'humanisme, §15. 4Lettre sur l'humanisme, §12. 5Lettre sur l'humanisme, §20. même, s'empêchant la pensée de l'homme - privée de la sorte, la parenté ne serait plus celle de l'animal et de l'homme. Pourquoi, alors, ne pas tenter de penser l'essence de l'animal à travers l'ontologie fondamentale, dans le dépassement de la métaphysique? Certainement parce que l'essence de l'animal ne concerne que l'étant, que son ontologie est impossible, car l'animal n'ek-siste pas. La question ne peut se poser qu'à partir de l'abîme entre l'homme et l'animal - celui-là même qui sépare la métaphysique de son dépassement. Mais il ne revient pas à l'homme de dire pourquoi il est le seul - cette question n'est pas pensable. L'homme ne dit pas si la nature (les êtres vivants) entre dans l'ek-sistence - sa finitude commence avec sa solitude. Heidegger dit bien: «Quant à savoir si l'étant apparaît et comment il apparaît, si le dieu et les dieux, l'histoire et la nature entrent dans l'éclaircie de l'Etre et comment ils y entrent, s'ils sont présents ou absents et en quelle manière, l'homme n'en décide pas. » 1 L'homme ne décide pas de sa solitude. Sa plongée dans l'animalitas ne l'entoure que très provisoirement; elle ne sauve pas l'homme de sa solitude. Comment se fait-il que l'homme soit le seul ?2 Non pas: pourquoi n'existerait-il pas un autre animal capable de penser dans la vérité de l'Etre ? - mais: pourquoi ne peut-il pas même y avoir d'autres «candidats» à l'ek-sistence? En quel sens l'essence porte-t- elle tant l'unicité de son objet que l'Un - sa solitude à l'égard des autres essences? Pourquoi l'homme est-il impensable sans l'Etre, et réciproquement ? On ne demande pas pourquoi cette relation existe, car cette relation est l 'ek-sistence. La relation de l'Etre à l'essence de l'homme est telle qu'elle est, sans qu'il puisse être demandé pourquoi elle ne concerne que l'homme puisque c'est en cela et seulement cela, concerner l'homme et l'Etre, qu'elle con-siste. Ce serait comme de demander pourquoi le bleu est bleu. Une telle question, tautologique dans son énoncé, n'est susceptible d'aucune réponse; car en essayant de remonter dans l'ordre logique des causes, l'infini n'est pas moins infini en son premier degré qu'en dernier virtuel. La tautologie se médite : la relation de l'homme à l'Etre est la seule à être une relation de l'homme à l 'Etre.3 34. La Transcendance - différence ontologique (12) Cette relation est Transcendance. Elle est pensable grâce à la différence 4 ontologique, elle -même relation de ce dont elle est l a
différence . «Il est vrai que la 1Lettre sur l'humanisme, §21. 2 Il ne peut s'agir ici d'anthropocentrisme comme cela aurait pu être le cas à l'époque de Sein und Zeit et du Dasein comme étant exemplaire; dans la Lettre sur l'humanisme, la solitude fondamentale de l'homme et l'ekstase vont l'extraire de l'étant plus que l'y resituer. Elles confèrent un « monde », la Lichtung, du haut duquel nul regard ne perce plus cet « univers environnant» - ne pas comprendre « haut» comme les jardins élyséens, mais comme l'élévation de l'homme à sa dignité la plus propre. L'homme n'est plus l'exemple de rien; il est seul. 3 La même tautologie dit aussi: l'Amour est Amour. Les êtres vivants ne sont pas capables d'Amour mais, tout au plus, se reproduisent entre eux. Or l'Amour véritable est transcendantal. Nous demandions pourquoi la solitude de l'homme? Ici peut-être s'ouvre une piste: la monogamie serait-elle essentielle à l'Amour, l'homme et l'Etre seraient toujours seuls-ensembles. 4 Lire à ce sujet le texte de Jacques Derrida Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique, in Cahiers de l'Herne Heidegger, p. 419. Nous n'aurons malheureusement pas l'occasion d'intégrer la lecture attentive de ce texte dans notre travail car la Lettre sur l'humanisme n'y occupe pas une place centrale. ne pense la différence de lÕEtre et de » 1 pas l'étant. Dans un livre intitulé Réduction et Donation, Jean-Luc Marion nous livre un certain nombre de remarques essentielles: « La différence ontologique définit entièrement la percée accomplie (sinon achevée) par Heidegger; premièrement parce qu'elle déplace la phénoménologie de la connaissance des étants à la pensée de l'être, dÕabord selon l'ontologie fondamentale, puis selon lÕEreignis. Deuxièmement parce que la différence ontologique permet seule de faire le départ entre la métaphysique - attachée à l'être uniquement comme être de l'étant et en vue de l'étant - et la pensée de lÕêtre comme tel, c'est-à-dire de pratiquer une «destruction de l'histoire de l'ontologie» qui, en fait, permet et exige de réécrire l'histoire de la métaphysique comme histoire de l'oubli de l'être, comme une histoire impensée de l'être. »2 Qu'il existe une différence entre lÕEtre et l'étant est une évidence; l'évidence est ce contre quoi il faut le plus se prémunir. Les mots mêmes indiquent cette différence. Pour autant, elle reste impensée tant qu'elle n'est poursuivie que comme différence entre l'être de l'étant, d'une part, et l'étant d'autre part. Cette dernière différence, que la métaphysique a largement exploité, ignore la question sur la vérité de lÕEtre. «Que lÕon parle de l'être de l'étant ou de l'étant de l'être, il s'agit chaque fois d'une différence. (É) La différence est par là rabaissée à n'être plus qu'une distinction, une fabrication de notre entendement. »3 La métaphysique ne peut dire en quoi l'homme est transcendant car elle sÕen tient à l'étant. Même pris dans sa totalité, ce dernier (le Dasein - et son analytique même) ne peut quÕy trouver son être - au sens verbal - et jamais la vérité de lÕEtre lui- même (cf. distinction opérée précédemment entre être et Etre, et la question de la traduction en français de « das Sein »). Si l'essence de l'homme est ek-statique , le « ek» veut qu'entre l'homme « sistant » 4 et ce vers quoi il se transcende existe une différence ontologique. Il ne peut y avoir de transcendant propre dans une (la) métaphysique rivée à l'étant. L'homme ne peut être saisi en son essence car la vérité 1 Lettre sur l'humanisme , §12 ; il est étonnant que Heidegger ne la nomme pas ici comme expressément ontologique. 2 Ce chapitre, «Question de l'être ou différence ontologique », va ensuite s'efforcer de repérer dans l'évolution de Heidegger l'émergence de la différence ontologique ; mise à part la page 230 de Sein und Zeit, citée d'ailleurs dans la Lettre sur l'humanisme, Heidegger ne la nommera qu'en 1928/1929. En fait, elle est déjà présente sous forme latente, mais n'apparaît comme « idée mature » que dans Vom Wesen des Grundes, 1929. Husserl avait déjà utilisé le terme en 1913, quoique dans un sens très différent (différence entre des manières d'être) ; la rupture théorique entre Husserl et Heidegger va se jouer sur la différence entre la manière d'être du Dasein et celle des autres étants. Heidegger cherche dans Sein und Zeit une nouvelle interprétation de cette différence, mais la distinction entre l'être et l'étant nÕy est pas ontologique au sens strict. Peut-être l'analytique du Dasein, ouvrier par excellence de la question sur lÕEtre, a-t-elle dissimulé, encombré la différence ontologique restée impensée ? Mais le Dasein fait la différence ontologique (par auto-transcendance) car il est lui-même cette différence. Il est l'unique étant pour qui être ait un sens. « Cet étant comprend dans sa simple définition ontique de com prendre l'être ; réciproquement l'être ne consiste en rien - rien d'étant - , car il réside uniquement dans la compréhension que le sens de l'être permet au Dasein dÕen prendre (É). Le Dasein est de telle sorte qu'il ne se prenne lui-même en compte, comme étant, qu'en comprenant, par son sens d'être, l'être même. (É) Il est sur le mode de la différence ontologique, parce qu'il est ontiquement lÕontologiquement différent. » Sein und Zeit connaît une différence ontologique, mais ne la pense pas encore. Cependant, ses dernières pages remettent radicalement en cause la primauté du Dasein (le sens de l'être ne peut se lire sur un étant, quand bien même il serait la différence ontologique même, c'est -à-dire le Dasein). La différence (de l'être du Dasein existant face à l'être de l'étant, ou bien de « conscience » et de « chose ») ne devient proprement ontologique que lorsque la philosophie « sort» (ausgehen) de l'analytique du Dasein. 3 Q.I, p. 296. 4 Remplaçant du Dasein, si lÕon peut dire. de l'Etre en participe. Avant la relation, doivent être compris les termes qui la composent. Ces termes sont l'essence extatique de l'homme et l'Etre revendiquant ; ils contiennent donc déjà la relation en eux -mêmes (l'idée d'une indépendance serait aberrante : ils ne sont pas posés l'un après l'autre, ni dans leur union primitive, ni dans leur désunion, mais dans cette différence ontologique). Ek-stase et revendication ne se « retrouvent» pas dans la différence, ni celle-ci ne permet-elle l'ek-stase ou la revendication. La pensée, se retirant de la métaphysique (ou plutôt la pensée d'où se retire le préjugé métaphysique), se voit confier ce-qui-est-à-penser: la différence ontologique ne déploie pas la pensée en son essence, mais c'est grâce à elle qu'existe une essence la pensée. Car même la totalité de l'étant (et l'effort métaphysique) ne suffirait à lui conférer une essence, celle-ci touchant à l'Etre lui-même. Sans la différence ontologique, la pensée ne serait en mesure de ne s'en tenir qu'à l'étant faisant ainsi de l'homme une bête, tout au plus. 35. L'homme seul (12 à 14, 31) Nous ne suivrons pas Michel Haar lorsqu'il écrit que l'homme « n'est pas tant porteur de la différence ontologique que porté par elle. » 1 Il conclut, en effet, que l'homme « ne peut être que transparence, ou obstacle à la transparence, plus ou moins docile à la lumière, éclairé, et non pas éclairant. Sur ce point la modification par rapport à Sein und Zeit, où le Dasein était essentiellement « découvrant », et la Lichtung, la lumière éclairante, apportée par lui - est complète.» En vérité, le Tournant de 1936 ne crée aucun nouveau « rapport de force» entre les termes de la différence ontologique. L'homme n'est pas porté à la docilité par cette différence. Il ne s'efface pas au profit de l'Etre car la différence ontologique persiste même lorsqu'il se tient dans l'éclaircie de l'Etre. Dans l'ek-stase l'Etre n'absorbe pas l'homme; ce dernier ne devient pas transparent, sans quoi la différence ne serait plus. « Bien plutôt veut-elle dire que l'homme déploie son essence de telle sorte qu'il est le « là », c'est-à- dire l'éclaircie de l' Etre. »2 Le Dasein n'est pas comme éclairé par une source lumineuse, il n'est pas un objet visé par « l'Ïil de l'Etre », de la sorte rendu « subtil » par l'écrasante potence de l'Etre. Il n'est pas non plus néantisé par le déploiement de sa relation à l'Etre (voir à ce sujet le commentaire du § 85). Bien au contraire, l'homme est lui-même le « là », la Lichtung dans son sens premier : la clairière, la percée de lumière. Le « da» indique le lieu où l'Etre s'éclaircit; se tenant en la Lichtung, l'homme n'est pas comme frappé de lumière3, mais plutôt il est sa profusion dans la clairière. « Ce qui est essentiel, ce n'est pas l'homme, mais l'Etre comme dimension de l'extatique de l'ek-sistence. »4 L'homme reste présent dans ce qu'il y a d'essentiel comme terme de l'ek-sistence. Son humilité ne provient pas de la vanité de cette eksistence5, ni de sa volatilité devant l'inexpugnable vérité de l'Etre6, ni même de l'indigence logico-métaphysique dans laquelle se trouve la pensée aujourd'hui, mais 1 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 99. 2Lettre sur l'humanisme, §15. 3 Illumination mystique assez impropre à Heidegger. 4Lettre sur l'humanisme, §28. 5 Elle n'est pas vaine: cf. chapitre sur le possible. 6 Un penseur essentiel participe dans son dire de l'histoire de cette vérité. du fait que « Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement l 'Etre. »1 Sans Etre, pas de don, de revendication, de relation, d'ek-sistence, d'essence de l'homme : pas d'homme. C'est le sens même de la dignité humaine qui prend le tournant de l'Ereignis. Car, au sens métaphysique, c'est «à l'avantage de l'homme, pour que brillent par son activité civilisation et culture »2 que son essence se voit gonflée de déterminations diverses Ð dépendantes alors de la civilisation et de la culture dans lesquelles navigue la pensée. Nous l'avons vu déjà: l'humanisme veut faire faire à l'homme ce que son pouvoir laisse deviner. Il s'inscrit toujours dans un mouvement progressiste dont les novations jalonnent à leur tour l'émergence de nouveaux possibles. L'inflation de ces possibles conditionnés par la technique s'appelle «l'arraisonnement ». L'essor de l'homme passe par celui de la société. Aussi, l'homme social se voit ainsi conférer une valeur dite essentielle: la civilité. Il n'est homme que pour autant qu'il s'adonne à l'humanité. Il n'est rien en dehors d'elle, et l'humanisme traitera toujours l'homme comme partie d'un tout. Rapporté à un ensemble, il n'est pas susceptible d' «authenticité » ou d' «inauthenticité» à titre individuel, ces termes n'impliquant « aucune différence morale-existentielle ou «anthropologique». Ils désignent cette relation «extatique» de l'essence de l'homme à la vérité de l 'Etre qui reste encore à penser avant toute autre chose, parce qu'elle est jusqu'ici demeurée celée à la philosophie. »3 Il n'est pas dit, en effet, que l'homme authentique soit en fait l'homme seul. Mais si l'on essaie de penser l'homme seul Ð en vue d'une ontologie fondamentale Ð nous en arrivons à des conclusions fort différentes. Jamais, de fait, « la philosophie n'a-t-elle pensé l'homme isolément. Le zôon politikon, la créature faite à l'image de Dieu, le sujet porteur de sa propre loi, la loi morale Ð ces définitions de l'homme comme toutes les autres se réfèrent chaque fois à une totalité : celle de la polis, celle de la création, celle des objets soumis à des lois. La métaphysique situe l'homme dans sa relation à la totalité et à la mesure des choses; à plus forte raison quand elle prend son point de départ comme Spinoza dans cette totalité. La phénoménologie en saisissant l'homme comme être-au-monde Ð bien qu'elle pense le monde comme horizon ou réseau de relations et non comme totalité objective Ð ne fait que radicaliser l'approche métaphysique. Pour cette dernière, il n'y a pas là «un abîme de difficultés». Cet abîme ne s'ouvre que lorsque nous n'avons plus affaire à un concept purement ontique de l'homme. L'homme cesse d'être un étant dont on peut faire une étude séparée, cesse d'être l'objet de l'anthropologie, que l'on rangera ou non dans sa totalité. »4 Si rassemblement il devait y avoir, ce ne pourrait être sur le fondement d'une collectivité, mais sur celui de la solitude de l'homme, de sa finitude. La mise en commun n'est pas une vue pratique, une illumination politique, mais la solidarité nécessaire pour que l'homme Ð tous les hommes Ð déploie son essence en vue de son destin. 1Lettre sur l'humanisme, §29. 2Lettre sur l'humanisme, §19. 3Lettre sur l'humanisme, §25. 4 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, éd. Million, p. 115. 36. L'ek-sistence n'est pas l'existentia (monde et univers environnant) Dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique ? (Questions I, p. 35), Heidegger écrit : « L'homme seul existe. » « Seul l'homme meurt. » 1 Peut-on assigner à Heidegger un anthropocentrisme à ce point violent que la négligence du reste du vivant, de ce qui en l'homme même est organisme, fait de sa pensée la plus au-delàde-la-physique qui soit? Sommes-nous placés sur le domaine aride qui effraie et déroute? Das « da» sein, être le « là », d'une part, et das Dasein, l'être-là, d'autre part, ne font qu'un. Si exister devait se comprendre comme la faculté d'être là, l'ek-sistence fait de l'homme le là même. Etre là ne s'entend plus comme la présence d'un être à son milieu, mais comme celui qui se tient dans l'éclaircie de l'Etre. La divinité est plus proche de ce lieu, de l'homme, que toute autre chose (notamment étante). « Il pourrait sembler que l'essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des être vivants »2 Un fois encore, il est bon d'évoquer le Geviert de l'Etre qui donne comme s'éclairant l'un l'autre le ciel, la terre, les divins et les mortels. La cohésion des Quatre se donne comme « monde ». Dire: « là », c'est désigner tant l'homme que le sacré, c'est-à-dire, en définitive, l'Etre. Ce « là » est monde pour l'homme. Il est le ek en vue duquel sa - sistance west. L'énigme de l'Etre repose au (de-)là. L'existentia, au contraire, place l'homme dans un univers environnant, au même titre que les autres êtres vivants. « Dans ce mot «univers environnant» se concentre bien plutôt toute l'énigme du vivant. » 3 Celle-ci repose dans l'étant. L'existentia est bien une réponse à la question de savoir si l'homme est réel ou non, mais ne permettra jamais de formuler un propos portant sur son essence, sur le langage, ou bien sur l'Etre. La stérilité de « l'Etre conçu comme actus et potentia, opposition qu'on identifie avec celle d'existentia et d'essentia »4, empêche de comprendre réalité et possible - la question de la réalité intéresse finalement assez peu Heidegger, qui ne s'applique pas à interroger ici le surgissement d'un étant parmi les autres, mais plutôt ce que sont une essence, l'homme et le monde. Rien ne recèle la possibilité de l'ek-sistence, elle n'est pas rendue possible par une quelconque actualisation - ce n'est pas même l'Etre qui rend l'ek-sistence possible, car sans l'ek - sistence il n'y aurait, à la rigueur, pas de possible possible. La question charnière se situe au niveau de ce que l'on entend par « monde ». Si l'on considère ce monde comme la collection des étants, le milieu du vivant, le trait de l'humanité par excellence, le monde dont l'attribut premier est la réalité, le monde comme ce qui s'oppose au « céleste », au « spirituel », le monde comme le théâtre des causes et de leurs conséquences, le monde comme ce qui vise toute forme de communication, alors nous désignons en fait ce que Heidegger appelle « univers environnant ». Ce concept, loin d'être vide et facilement récusable, recouvre tout ce dans quoi évolue l'animalitas et les étants sous leur jour organique. Cet univers est celui des animaux et des hommes lorsqu'ils sont analysés en termes d'homo animalitas (leur versant mécanique tant au sens moteur qu'au sens logique du mot). Il est ce dans 1 Essais et Conférences, p. 235. 2Lettre sur l'humanisme, §15. 3Lettre sur l'humanisme, §15. 4Lettre sur l'humanisme, §3. quoi la métaphysique a placé l'homme. A la merci
d'une causalité systématique, cet 1 donné matériel : cette cause première e st Dieu. Il est le Transcendant métaphysique incontestable (cf. la métaphysique comme onto-théologie). Mais nous sommes loin de la conception heideggérienne du monde que nous voyons rappelée au §62 de notre Lettre. L'être-au-monde n'est pas la présence d'un étant aux autres étants car «monde ne désigne absolument pas un étant ni aucun domaine de l'étant, mais l'ouverture de l'Etre. » Il est le « ek », «l'au-delà à l'intérieur de l'ek-sistence et pour elle.» 37. L'existentialisme est-il un humanisme ? (18 et 19) L'humanisme n'est pas seulement une question sur l'essence de l'homme car il met aussi en jeu des notions telles que l'existence, l'agir, la pensée, le langage, etc. il n'est donc pas inutile de bien préciser ce que Heidegger entend par «ek-sistence» avant que ne commencent les révolutions humanistes. Le bref passage des § 18 et 19 est une condamnation sans détour de la lecture que Sartre aura pu faire de Heidegger. Le but n'est pas ici de montrer comment Sartre a pris ses distances par rapport à Heidegger2, mais plutôt comment c'est à tort qu'il s'en est réclamé. Heidegger connaît-il L'existentialisme est un humanisme (prononcé en 1945) lorsqu'il écrit sa Lettre sur l'humanisme (1946)? Il ne semble pas que ce soit le cas - il l'aurait sans doute mentionné. Toujours est-il qu'il y répond, ne serait-ce qu'en se fondant sur L 'Etre et le Néant. Dans sa lettre à
Jean Beaufret du 23 novembre 1945, il écrit: «Je 1 Chez Saint Thomas, la métaphysique de l'être en tant qu'être culmine dans la distinction de l'essence et de l'existence qui comprend deux moments corrélatifs : d'une part chez l'Etre premier, identité absolue de l'essence et de l'être; de l'autre, chez tout sujet créé, composition d'essence (manière d'être) et d'être au sens d'acte participé. L'acte d'être est une perfection participée et, pour l'homme, un agir d'ordre essentiellement dynamique où l'intellect animateur se subordonne aux formes intelligibles qui viennent l'actuer. 2 Sartre contre la conception du Rien chez Heidegger : « Sans nul doute, Heidegger a raison de d'insister sur le fait que la négation tire son fondement du néant. Mais si le néant fonde la négation, c'est qu'il enveloppe en lui comme sa structure essentielle le non. Autrement dit, ce n'est pas comme vide indifférencié ou comme altérité qui ne se poserait pas comme altérité que le néant fonde la négation. Il fonde la négation comme acte parce qu'il est négation comme être » (L'Etre et le Néant, Paris, 1943, p. 46). Les limites relevées dans la pensée de ce dernier cachent mal les préjugés dont Sartre est encore la victime. «Heidegger voit bien que la réalité humaine, par qui les questions viennent au monde, a affaire au néant, qui se révèle à elle dans l'expérience de l'angoisse. Mais il n'a pourtant de cesse de voiler ce néant. C'est ainsi qu'il décrit le Dasein (existant humain) en termes pseudo-positifs, qui tous masquent l'agissement d'un négatif: Heidegger dira qu'il est « souci », qu'il est « êtredes-lointains », mais jamais que pour pouvoir se soucier, ou être soi à distance de soi, il doit ne pas être ce qu'il est, être ce qu'il n'est pas. Cette éclipse du négatif comme spécificité effective de l'homme ouvre la voie à une conception contemplative et quasi théologique de la pensée, où la « question de l'Etre » ne renvoie pas à une activité du Dasein, mais à l'élection que lui dispense l'Etre, et grâce à laquelle il lui est donné de pouvoir se mettre attentivement à Son écoute. Sartre, lui, insiste au contraire sur le pouvoir de rupture actif et résolument anthropologique qui anime la question: « Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les stoïciens, lui a donné un nom : c'est la liberté. » (in L 'Etre et le Néant , p. 59) » (in Gradus Philosophique, p. 680-681). Pour ce qui est de « l'éclipse du négatif» et « l'agissement d'un négatif», nous renvoyons au commentaire des §85 et suivants ; la « conception contemplative » et « activité du Dasein » à l'analyse de l'agir que nous avons déjà donnée; «quasi théologique » à ce que nous venons de dire dans le paragraphe précédent; «la liberté» au commentaire des §82, 6 et suivants: «La liberté contractuelle », ainsi qu'aux diverses rétrospectives historiques touchant bien souvent à cette notion. montre bien qu'en ce domaine une révolution se prépare. » 1 Mais le cas Sartre se résume à une révolution dans un verre d'eau. La seule digne de ce nom concernerait la métaphysique prise dans son ensemble. L'existence, au sens où Sartre l'entend, est résolument réelle, en situation. LÕon pourrait aller jusqu'à dire que le seul rapport quÕelle (et non pas la réalité-humaine) entretient avec lÕEtre se joue par l'entremise de l'essence, laquelle n'est pleinement essentielle qu'au jour où s'éteint l'existence, c'est-à-dire la mort. Que reste-t-il donc dÕontico-ontologique dans ce concept d'existence? L'homme est responsable de son essence, de ce que devient l'homme. Cette responsabilité résonne comme le souvenir du « souci de... », du « souci pour... » chez Heidegger, dans la mesure où l'homme se porte garant du déploiement - il s'agit du déploiement d'une chose en son essence chez Heidegger, et du déploiement d'une existence en vue de lÕes sence chez Sartre. Cette responsabilité revêt nécessairement un tour éthico-politique puisque seule l'action signale son effectuation. L'angoisse, chez Sartre, est toujours liée à un choix: «elle fait partie de l'action même.» C'est parce que mon essence est impliquée, et avec elle celle de tous les hommes, que je m'angoisse. Elle fait retour sur l'être que je suis et dont l'ipséité est en question. Le Dasein a à être dans un monde qui est lui-même contingent dans son être. Sartre tient que la puissance du néant dont l'angoisse témoigne ne peut pas lui être attribuée comme si c'était un corrélat intentionnel de la transcendance elle-même. De plus, comment, dans le cadre heideggérien, rendre compte de la relation entre le néant tel qu'il se manifeste dans l'angoisse et ces « petits lacs de non-être que nous rencontrons à chaque instants au sein de l'être »?2 Sartre vise ici les négations telles qu'elles se rencontrent dans le monde: «Faut-il vraiment dépasser le monde vers le néant et revenir ensuite jusqu'à l'être pour fonder ces jugements quotidiens ? » 3 Mais sÕil nÕy a pas de nature humaine4, pas non plus de morale générale5, quelle vie vise la somme de mes actes ? Pour-quoi, si tout reste à faire, devrai-je m'angoisser? La peur de rater sa vie peut-elle fonder une ontologie dont Sartre se réclame et qu'il pense même parvenir à enrichir avec de pareilles idées? Le projet originel de Sartre ne s'ordonne pas à la mort comme c'est le cas de l'être-pour-la-mort de Heidegger, et l'angoisse s'adresse à la liberté - on pourrait parler d'être -pour-la-vie. La mort est considérée comme un fait qui n'influence pas primordialement l'existence. Aucun destin ne lie la vie à la mort. A coup sûr le renversement du rapport de l'existence à l'essence n'aura-t-il pas tiré la métaphysique du destin dans lequel lÕEtre est pris. Le fond impulsif qu'est le projet originel chez Sartre ne comporte rien qui permette à l'homme d'entretenir avec lÕEtre quelque relation que ce soit (la revendication amoureuse). L'existence ainsi comprise interdit l'engagement de lÕEtre. «Sur ce plan où il y a seulement des hommes »6, le projet originel crée l'homme, création au sens presque ouvrier que Sartre veut lui donner7. Il s'agit dÕun 1Q.III.p. 130 2 L'Etre et le néant , p. 55. 3 Ibid. 4 L'existentialisme est un Humanisme, p. 49. 5Ibid. p. 46. 6Lettre sur l'humanisme, §29. 7 Dans une revue en ligne du nom de Sens Public (2ème numéro), Gérard Wormser tente de réhabiliter l'entreprise sartrienne et note: «La seule phrase de Sartre citée par Heidegger, extraite de L'existentialisme est un véritable travail sur l'homme (comme la matérialisme et l'action de l'homme sur la nature). Mais de cette nature, du travail et de la création ainsi supposés, Sartre ne retient que les hommes. Une telle conception de l'existence, si elle pense redonner à l'homme une place centrale, l'isole en vérité de lui-même (de son essence à laquelle il n'accèdera pour ainsi dire jamais). Le projet extatique, au contraire, le place directement dans cette harmonie qui l'amène à penser que l'Etre est. «Mais ce projet ne crée pas l'Etre. » 1 L'homme ne crée rien, il découvre. La vérité de l'Etre, tout comme les vérités éternelles et donc préexistantes chez Platon, n'est pas le fruit de recherches protocolaires (où le résultat est construit de toutes pièces par l'outillage, et s'en trouve plus l'expression qu'une vérité inconditionnée et inconditionnelle - elle 2 relève quasiment du sophisme) . A ce titre le projet n'est pas à l'initiative de l'homme, mais pro-vient (ent) l'Etre. 3 du jet ( Wurf ) deL'homme est jeté dans le projeter par (pro) l'Etre. L'Etre destine, et l'homme projette. Mais ce projet ne varie pas d'un individu à un autre car, de nature extatique, il est l'essence de l'homme. L'on ne choisit pas l'ek-sistence - si c'était le cas nous devrions également choisir ses moyens et méthodes, et la rendrions protocolaire. Nous ne choisissons pas notre ek-sistence. L'humilité à laquelle nous invite Heidegger est en vérité bien plus active que l'action selon Sartre, le délaissement et l'angoisse bien plus wesentlich que ce que Sartre leur donne de conséquences sur l'existence. Il s'agit visiblement d'un contresens sur le mot Dasein, que Sartre comprend comme «me voilà!» plus que comme «être-le-là» ou « réalité humaine »4. Il écrit à la page 37 de L'existentialisme est un humanisme : « Lorsqu'on parle de délaissement, express ion chère à Heidegger, nous voulons dire seulement que Dieu n'existe pas. » Le délaissement chez Heidegger ne se résume pas à l'absence de Dieu, c'est une évidence - le destin de l'Oubli de l'Etre ne commence pas avec « Dieu est mort ». Par ailleurs, lorsque Heidegger écrit que Dieu n'existe pas, il indique par là que Dieu ne se tient pas dans l'instance extatique de l'ouverture de l'Etre; non pas qu'il n'est pas de notre monde, bien au contraire - il est, et cela bien plus que ce que l'on ose s'imaginer, et sous des formes bien différentes que celles, folkloriques, données par la canonique chrétienne. Dieu entre dans la métaphysique aux dépends d'auteurs tels Sartre trop heureux de sauter sur cette aubaine nietzschéenne... Et Heidegger de s'élever contre l'utilisation abusive humanisme, se ré duit au constat selon lequel «nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes », situé dans un contexte évoquant non pas l'ontologie phénoménologique de Sartre, mais se contentant d'expliciter du point de vue de la conscience commune l'attitude interrogative, dubitative, adoptée par la pensée existentielle, par exemple chez Dostoïevski. Heidegger semble donc lire Sartre à travers cette conférence mineure plutôt que dans son exposé principal, qui est sur de nombreux points assez parallèle à celui de Heidegger. Quand ce dernier déclare en 1946 que « l'être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser », parce qu'il est doté d'une Umgebung, d'un univers environnant « sans être jamais librement situé dans l'éclaircie de l'Etre » (L 'Etre et le Néant, p.65), Sartre pourrait aisément se reconnaître.» On peut lire dans le même article ceci: «Gadamer disait en 1987 à Francfort, au cours d'un vibrant hommage à la pensée de Sartre, que Heidegger n'avait pas lu ce dernier, et lui avait offert sans en avoir coupé plus de quelques pages, l'exemplaire de L 'Etre et le Néant qui lui avait été adressé... et sur lequel il avait calé. » 1 Lettre sur l'humanisme, §33. 2 Cf. §1 «L'élément des sciences et l'expérience. » 3 Peut-on se permettre la compara ison : Mozart, dans ses moments d'inspiration, se sent comme envahi d'évidences qu'il ne s'agit plus alors que de retranscrire le plus fidèlement. Il ne se creuse pas douloureusement, c'est la musique qui vient à lui. Elle se pro-pose et Mozart se trouve jeté dans le projet de l'écrire par sa «vérité » même. 4Lettre à Jean Beaufret du 23 novembre 1945, in Q. III., p. 130. de son nom figurant là comme force de vente, argument publicitaire! Car la divinité touche en son fond lÕek-sistence en tant que le Heile est le là extatique du Dasein. Qu'il est facile de s'écrier que «Dieu est mort» lorsque n'est pas encore pensée l'essence du sacré ! Lorsque Heidegger écrit: «La «substance» de l'homme est l'existence »1, c'est l'occasion pour lui de s'apercevoir du danger des auteurs ayant le sens de la formule. C'est d'ailleurs pourquoi nous écrivons toujours, dans notre présente étude, «eksistence» lorsqu'il s'agit de lÕin-stance extatique dans la vérité de lÕEtre, et « existence » lorsqu'elle est comprise comme du couple esse existentia-esse essentia. De même, « substance » est entre guillemets dans les formules de Sein und Zeit, et cela pour bien indiquer qu'il s'agit d'une réduction abusive, pour les besoins de la formule, d'une expression plus longue (et donc moins percutante): «la manière selon laquelle l'homme dans sa propre essence est présent à lÕEtre. » De tels énoncés mérites toujours une traduction; c'est l'objet de cette Lettre, et une manière pour Heidegger de se repentir d'avoir usé de son sens de la formule. La formule est comme un piège qui cherche à capter l'attention du lecteur, mais qui l'égare en fait sur les routes de l'inattention. Notons que l'effort entrepris par Heidegger sur la langue s'explique par ce type de méprise ; dès lors qu'on emploie des mots courants (trop courants), lÕon s'expose à la radicalisation publicitaire que le langage effectue sur lui-même, et comme «malgré lui ». C'est afin lui de préserver son innocence que Heidegger puise dans les ressources de la langue allemande et crée de nouveaux mots; ils n'ont pas de «contre » au sens qu'il leur donne. «Das «WesenÓ des Daseins liegt in seiner Existenz. »2 Une fois remplacé le mot « Existenz », se trouve disculpée la pensée heideggérienne de tout existentialisme. Cette philosophie voudrait, si on la transposait avec le vocabulaire propre à Heidegger, que lÕin-stance extatique dans la vérité de lÕEtre précède l'essence du Dasein, c'est-à- dire la présence à lÕEtre dans son ouverture. Nous voyons bien comment lÕun ne peut précéder l'autre, l'idée de présence rendant impossible l'opposition traditionnelle entre esse existentia et esse essentia . Bien sûr le verbe « liegen » (reposer, résider, mais plus généralement être placé, être situé) n'indique pas l'identité (essence=existence) ; mais si la relation de l'homme à lÕEtre (ek-sistence), et celle de lÕEtre à l'essence de l'homme, s'effectuent par la pensée (essence de l'homme), le langage (maison de lÕEtre et abri de l'homme3)4 stigmatise leur indissoluble con-commitance . L'essence de l'homme ne se déploie pas dans l'exercice répété de lÕek-sistence. Ce n'est pas toutes les fois que j Õek-siste que je me rapproche un peu plus de mon essence déployée. A supposer que la pensée se tienne dans l'éclaircie de la vérité de lÕEtre, état de lieu pour le moins improbable aujourd'hui, et à supposer que je sois un dépositaire de cette pensée, que ce soit par ma bouche que sorte le silence de la langue ciselée de la vérité de lÕEtre, mon essence ne sÕen trouverait pas essentiellement modifiée. Ce ne serait pas non plus une conséquence sur le déploiement de mon essence qui s'est déjà, 1Sein und Zeit, p.42, 117, 212, 314, etc. 2 Sein undZeit, p. 42, etc. 3 Cf. « liegen» au sens de résider. 4Nous utilisons ce mot en mesurant le risque qu'il présente ; mais si c'est un acte que lÕon commet, que l'essence de l'agir est l'accomplir, et que accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude de son essence, nous nous permettrons l'emploi de ce mot. Mais ce quÕil indique d'important ici, c'est l'impossibilité pour lÕek -sistence de précéder l'essence du Dasein. ce faisant, déployée. LÕek-stase ne cause ni n'est causée. De même que dans un espace euclidien deux droites parallèles jamais ne se rencontreront, de même jamais l'essence de l'homme et lÕek-sistence ne vont-elles inter-agir l'une sur l'autre. Elles vont, ensemble, suivant un destin commun, et l'une serait impensable sans l'autre (car c'est leur destin qui est pensé). L'essence de l'homme repose dans la relation que ce dernier entretient avec lÕEtre: elle ne peut pas plus avoir de relation avec lÕEtre quÕavec elle-même - une pareille chose supposerait un dédoublement, un sortir de soi que n'effectue pas le « ek» de lÕek-sistance. C'est le Dasein qui se tient dans le là, non pas son essence qui s'est fait autre. De même n'est -il pas aisé de demander comment lÕEtre se rapporte à lÕek-sistence1 : parce que celle-ci est un rapport, son rapport à lÕEtre sera également un rapport à un rapport. Le rapport de lÕEtre à lÕek-sistence est lÕEtre lui-même en tant qu'il rap-porte à soi2 lÕek-sistence, et la ramène à soi3 au sein de l'étant. LÕEtre ne se mêle pas d'étant. Il n'entretient de rapport qu'avec le rapport entre lui-même et l'étant remarquable. Parce qu'il est lÕun des termes du rapport qu'est lÕek-sistence, lÕEtre ne peut se rapporter à lÕek -sistence qu'en se rapportant à lui en même temps qu'au Dasein. C'est parce que lÕEtre a un rapport à lÕek-sistence qu'il se destine lui-même (sans quoi il ne pourrait se viser). C'est parce que lÕEtre a un rapport à lÕek-sistence que l'homme le soutient extatiquement, c'est-à-dire l'assume dans le souci. L'essence du-là4, c'est d'être là5. Le seul rapport qu'entretiennent l'essence et lÕEtre repose dans le là. L'essence du Da-sein, c'est lÕek-sistence. Da, ek, et in peuvent, dans certains contextes, se valoir. Nous pourrions fort bien rencontrer le mot da-sistence, par exemple. LÕek- et lÕin-sistance y trouveraient la conjointure que Heidegger cherche à leur donner. L'existentialisme se base sur une conception très limitée de l'existence dont l'étante quotidienneté ne place jamais la pensée dans son élément, l'homme dans son essence. « Ce qu'on appelle «existence privée» n'est toutefois pas encore l'essentiel, le libre être-homme. »6 Partant, les conceptions de l'homme, de son humanité, de sa dignité, de sa liberté sÕen trouvent également erronées. Qu'il s'agisse d'humanisme ou bien de toute autre chose, ce qui se fonde sur la proposition «l'existence précède l'essence» est comme irrecevable. SÕil s'agit bien pour Sartre de découvrir la liberté humaine à laquelle m'accule le projet originel de mon existence, si je contribue par mes choix à mon essence et celle de l'homme en général, alors nous avons bien affaire à un humanisme, mais un humanisme dans le sens où le mot même ne doit pas être maintenu, un humanisme métaphysique participant lui aussi à l'histoire de l'oubli de lÕEtre. DÕun point de départ métaphysique, tout sera en chaîne métaphysique. Nous ne dirons donc pas que l'existentialisme n'est pas humaniste, car nous utiliserions deux 1Lettre sur l'humanisme, §24. 2LÕEtre. 3 LÕek-sistence. 4 Traduction proposée par Heidegger, Q. III, p. 130: le-là. L'essence de le-là, en français correct du-là. Nous gardons le u en italique pour rappeler qu'il s'agit toujours ici du Dasein et non seulement du da. Le trait d'union va dans le même sens. 5 Se tenir dans l'éclaircie de lÕEtre. 6Lettre sur l'humanisme, §4. champs lexicaux différents. Ce serait utiliser le mot existentialisme au sens de Sartre, et le mot humanisme au sens où Heidegger l'entend (ou ne l'entend pas...). Or Heidegger renonce à l'emploi justifié de ce mot, et le déchoie donc ainsi à ses tenants - tel Sartre. Lorsque nous disons «humanisme », ce ne peut être que dÕun point de vue métaphysique, jamais de son dépassement, et il n'est que trop vrai que l'existentialisme est un humanisme. Mais, ce disant, lÕek-sistence et lÕhomo humanitas restent encore impensés. L'existentialisme, parce qu'il est métaphysique, ne peut être qu'un humanisme, et réciproquement. C'est pourquoi Heidegger ne dit pas que telle philosophie n'est pas un humanisme véritable (il faudrait alors lui donner une définition), mais il demande si le mot même doit être maintenu. 38. La théologie Dans Identité et Différence (1957) se trouve un chapitre sur la constitution onto - théologique de la métaphysique faisant échos à la conférence de 1929, Qu'est -ce que la métaphysique? Heidegger y décrit la métaphysique comme ontologie et théologie dans la mesure où celles-ci «sont des «logiesÓ pour autant qu'elles approfondissent l'étant comme tel et qu'elles le fondent en raison dans le Tout. » 1 «La métaphysique pense l'être de l'étant aussi bien dans l'unité approfondissante de ce qu'il y a de plus universel, c'est-à-dire de ce qui est également valable partout, que dans l'unité, fondatrice en raison, de la totalité, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus haut et qui domine tout. Ainsi d'avance l'être de l'étant est pensé comme le fond qui fonde. »2 L'essence, ainsi cantonnée à l'étant, ne peut être déterminée à partir de lÕEtre, mais seulement à partir de lÕesse essentiae ou l'esse existentiae. La métaphysique est théo-logique non pas parce qu'elle intègre Dieu dans le rapport quÕelle établit à l'étant - une métaphysique peut être athée - mais parce qu'elle vise la totalité de l'étant dans son unité, «laquelle unit en sa qualité de fond producteur. » 3 La philosophie, jusqu'alors toujours métaphysique, trouve là le fond encore impensé de son unité, de son homogénéité. Alors seulement se produit l'entrée de Dieu dans la philosophie: «le propos essentiel de la pensée, l'être comme fond (...) se présente à nous comme la Chose primordiale, la causa prima, (...) causa sui . C'est là nommer le concept métaphysique de Dieu. »4 C'est avec raison que Heidegger se défend sur-le-champ d'une interprétation théologique de sa pensée lorsqu'il écrit que «la pire méprise serait de vouloir expliquer cette proposition sur l'essence ek-sistante de lÕhomm e comme si elle était la transposition sécularisée et appliquée à l'homme d'une pensée de la théologie chrétienne sur Dieu (Deus est suum esse) ; car lÕek-sistence n'est pas plus la réalisation d'une essence, qu'elle ne produit ni ne pose elle-même la catégorie de l'essence. »5 LÕEtre, contre toute apparence, ne signe pas l'entrée de Dieu dans la pensée heideggérienne. Pourquoi? Parce qu'il n'est pas le fond qui fonde tout6 - la question de la relation de lÕEtre à la chose ou à l'essence d'une chose reste absente et lÕEtre nÕy 1Q.I.p.293. 2 Q. I. p. 292. 3 Q. I. p. 289. 4 Q. I. p. 294. 5Lettre sur l'humanisme, §16. 6 Lettre sur l'humanisme, §22. trouve donc pas de place fondatrice. Il n'est pas la urspr·ngliche Sache de l'étant pris dans sa totalité. LÕek-sistence ne pose pas la catégorie de l'essence car son caractère remarquable, unique, ne permet aucune «traduction» pour les autres étants dont l'essence ne saurait consister en la relation entre les termes de la différence ontologique. C'est la différence entre la différence ontologique d'une part, et la différence entre l'être et son étant ou l'étant et son être, d'autre part, différences ne se faisant nullement échos l'une à l'autre, qui empêche à lÕEtre d'étendre son empire sur l'étant comme une onto-théo-logie seule peut le faire. Le §64 dit quÕ « avec la détermination existentiale de l'essence de l'homme, rien n'est encore décidé de lÕ « existence de Dieu» ou de son « non-être », pas plus que de la possibilité ou de l'impossibilité des dieux. Il est donc non seulement précipité, mais erroné dans sa démarche même, de prétendre que l'interprétation de l'essence de lÕhomme à partir de la relation de cette essence à la vérité de lÕEtre est un athéisme. » De même : « Le dieu vit-il ou reste-t-il mort? NÕen décident ni la religiosité des hommes ni, encore moins, les aspirations théologiques de la philosophie et des sciences de la nature. Si dieu est dieu, il advient à partir de la constellation de lÕEtre et à l'intérieur de celle-ci. »1 Que Heidegger s'abstienne de juger de l'existence de Dieu ne l'engage sur aucun sentier religieux, mais laisse ouverte la voie d'une pensée du sacré, préalable à toute considération religieuse. Le premier problème que Heidegger dérive de l'absence de pensée véritable de l'essence du sacré, c'est l'accession de Dieu au statut de valeur (« la plus haute valeur»; c'est là « dégrader l'essence de Dieu. », §61). Chercher à déterminer une existence de Dieu, c'est le ranger parmi les étants, c'est-à-dire faire preuve de cela même que l'athéisme désigne. Heidegger se montre beaucoup moins athée que ceux qui lui en font le reproche. Si le Dasein était exemplaire à l'époque de Sein und Zeit, il a subi les affres du Tournant pour finalement se retrouver isolé. De fait, « L'homme seul existe. (É) Dieu est, mais il n'existe pas. » 2 L'existence, nous l'avons dit déjà, n'est pas un prédicat 3 portant sur l a réalité d'une chose, mais ce lieu où réside l'essence du Dasein . Non plus le «est» n'indique-t-il la réalité d'une chose. Tout au plus lÕétantité peut-elle faire sens, la question de la réalité ayant perdu toute philosophique 4 pertinence . Car là où le mot ne faillit pas, la chose est5. Dieu (nom que prend la divinité chez les Chrétiens), au même titre que toutes choses du monde, se trouve exclu de ce mode de lÕEtre particulier; il ne se tient pas ouvert pour l'ouverture de lÕEtre, il ne sÕy tient pas. Dieu ne peut pas se laisser revendiquer par lÕEtre sans quoi il ne serait pas l'instance suprême. Il n'est pas non plus ce vers quoi s'ouvre le ek, car il entretiendrait alors une relation privilégiée avec un étant particulier, relation incompatible à son rôle quant à la totalité et à l'unité de l'étant. C'est ce point précis qui empêche la pensée de Heidegger d'être considérée comme théologie - l'étant ne pouvant être ramené à une unité en raison de l'essentielle et donc indéfectible différence entre lÕhomme et les autres choses du monde - et qui empêche toute onto-théologie de penser lÕEtre. 1Le Tournant, Q.IV, p. 320. 2Q.I.p.35. 3 Sein undZeit, p. 42. 4 Heidegger éclaire le sens que la tradition métaphysique donne au mot existentia § 19 en indiquant entre parenthèses : réalité. Le mot existence une fois redéfini par l'auteur rend très secondaire la notion de réalité. 5Acheminement vers la parole, p. 146. Si c'est ce théologie qu'il s'agit, alors peut-être faut-il la laisser s'exprimer. Nous prendrons comme ambassadeur de la chrétienté saint Augustin (354-430), dont les Confessions semblent correspondre à l'idée que Heidegger se fait d'elle lorsqu'il écrit que « Le chrétien voit l'humanité de l'homme, l'humanitas de l'homo, dans sa délimitation par rapport à la deitas. Sur le plan du salut, l'homme est homme comme «enfant de Dieu», qui perçoit l'appel du Père dans le Christ et y répond. L'homme n'est pas de ce monde, en tant que le «monde», pensé sur le mode platonicothéorétique, n'est qu'un passage transitoire vers l'au-delà. » 1 L'article d'Isabelle Bochet publié dans le Gradus Philosophique explique que, pour Augustin «La condition actuelle de l'homme est une condition d'errance : il se disperse et s'aliène dans le sensible, il se méconnaît lui-même et ignore Dieu, il éprouve une insatisfaction que rien ne peut combler.» Augustin, se remémorant le vol des poires (livre II, chap.VI, 12), refuse qu'on puisse faire le mal pour le mal : les vices sont des imitations imparfaites des perfections de Dieu. «Tous, ils t'imitent de manière perverse. » Dans le vol, c'est l'affirmation d'une liberté souveraine qui est recherchée. L'on parodie la liberté de Dieu, qui n'est soumis à aucune loi extérieure à lui (livre II, chap. VII, 14). L'on cherche à affirmer sa liberté en transgressant les lois divines à l'instar d'Adam en mangeant le fruit défendu. L'homme découvre par là qu'il n'est pas naturellement soumis aux lois, mais que sa liberté ne parvient à exister qu'en prenant le contre -pied de l'obéissance. La liberté humaine est faite pour Dieu. L'homme «fait comme s'il pouvait se suffire, alors qu'il ne peut se suffire que de Dieu. Il en résulte une aliénation progressive: en projetant l'infini de son désir sur le fini, l'homme enchaîne sa liberté au créé et devient esclave de la passion. La dispersion dans le sensible le rend à son tour incapable de connaître sa vraie nature et d'avoir de Dieu une idée juste. [É] La grâce est la présence de Dieu, présence aimante qui n'abandonne jamais l'homme. [É] L'initiative divine est toujours première, mais elle sollicite une réponse libre, la foi par laquelle l'homme adhère à la vérité révélée et se conforme à la volonté divine.» La parenté entre ce qui vient d'être exposé et la pensée heideggérienne ne doit pas laisser le lecteur se méprendre. Il ne serait pas suffisamment pertinent de démontrer qu'il ne s'agit pas, chez Heidegger, de religion. Le participe présent de la présence «aimante» de Dieu (saint Augustin) que nous avons analysé déjà chez Heidegger au sujet de «la force tranquille du pouvoir aimant»; les notions d'appel et de réponse; l'idée suivant laquelle la grâce est ce qui rend à l'homme son librearbitre2; le triomphe de l'homme sur l'attachement désordonné aux créatures qui l'avait enchaîné; l'homme à nouveau ordonné à sa fin transcendante... En vocabulaire heideggérien, on y reconnaîtrait, en un mot, le déploiement de l'homme en son essence, c'est -à-dire précisément l'objet de la lettre que nous étudions présentement et, d'une manière plus générale, le projet qui parcourt l'ensemble du travail de Heidegger. 1 Sommes-nous tentés d'établir un parallèle entre, d'une part, cette idée que l'homme n'appartient pas au monde transitoire qu'est son passage sur Terre car cette collection d'étants n'est pas monde à proprement parler et, d'autre part, la distinction effectuée par Heidegger entre monde et univers environnant? Certes, ces deux attitudes sont-elles le signe d'une sorte de méfiance vis-à-vis de l'existence et de la vanité de la condition humaine. Mais, à la vérité, la Transcendance vers l'au-delà n'est qu'une représentation théorique de ce qui, par défaut, doit être bon, une terre pour le Souvera in Bien dont l'existence ne peut se limiter à ses manifestations humaines. Au contraire, le monde de Heidegger n'est pas transcendant à l'univers environnant, et il n'entre pas avec lui dans un rapport de corrélation. Il n'y a pas de continuité entre ces deux plans tout à fait distincts. Le premier relève de l'ek -sistence, le second de l'existence (au sens sartrien). 2Saint Augustin, Les Confessions, IX, 1. De même la fascination pour le langage poétique de Heidegger n'est -elle pas étrangère à l'emploi de la métaphore et de la fable dans les écrits bibliques. Mais, comme nous le verrons dans le commentaire des § 64 et suivants, «rien n'est décidé de « l'existence de Dieu », ou de son « non-être », pas plus que de la possibilité des dieux.» Si Heidegger ne pose pas la question de Dieu, c'est parce que, méthodologiquement, nous n'en sommes pas encore arrivés là. Saint Augustin n'aura pas pu penser et dire ce que doit nommer le mot « Dieu » car il ne comprend ni l'essence de la divinité, ni celle du sacré, ni celle de l'Etre. Son entreprise est toute métaphysique, et intéresse l'étant (les Confessions sont une autobiographie, ne l'oublions pas) plus qu'elle ne questionne l'Etre. C'est en cela que cette philosophie sera humaniste : le souci est réel (au sens latin: res), et la réinstauration de l'homme dans son essence relève de la morale (vertus et salut), de l'action. Nous disions qu'il ne serait pas suffisamment pertinent de démontrer qu'il ne s'agit pas, chez Heidegger, de religion, cette dernière n'étant qu'une partie de ce qui est en phase d'être dépassé: la métaphysique. Ce n'est pas le fait religieux en lui-même qui pose problème, mais le fait que l'essence de l'homme y soit déterminée métaphysiquement. Comme nous l'avons vu déjà, l'homme ne retrouve ici sa dignité et sa liberté qu'en se soumettant à un ordre qui le transcende en tant qu'individu. Par contre, et nous examinerons prochainement cette question, le sacré (Heile) constitue une pièce centrale de l'énigme de l'Etre, et son essence préthéologique ne laisse d'être à-penser. Le sacré destine, et nous verrons qu'en ce destin reposent la ruine et la grâce. Ce grand mouvement de « restitution» à l'homme de ce qui lui est primordialement dû constitue le paradigme humaniste. L'homme s'est égaré dans la quotidienneté, et son fond le plus propre doit lui être restitué. Un amour de soi (par Dieu ou bien par l'humanité) termine la boucle de la culture à la nature. C'est de cette dernière que Heidegger cherche à se libérer. VI. L'heur et l'infortune de l'existence «C'est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes les remèdes à vos misères.» Pascal, Apologie de la religion chrétienne 39.L'assujétion après la mort de Dieu« « On a exigé aussi de la philosophie qu'elle ne se contente plus d'interpréter le monde et de se perdre en spéculations abstraites; il s'agirait, au contraire, de transformer le monde. Toutefois la transformation du monde ainsi évoquée suppose d'abord que la pensée se modifie. » 1 Y parvient-elle en tentant d'attaquer le fondement de ce qui, en elle, la constitue comme onto-théologie, à savoir la foi en Dieu - au profit des moyens de productions humains, par exemple? La pensée s'est-elle rapprochée de la possibilité du dire de la vérité de l'Etre, ou bien l'absence de la divinité a-t-elle 1 La thèse de Kant sur l 'Etre, Q. II, p. 379. Heidegger ne parle pas ici de théologie, mais nous détournons délibérément le sens du texte pour l'insérer dans le contexte de l'absence de Dieu. Nous verrons que les conclusions seront les mêmes, à savoir que la manière dont la pensée se modifie n'est pas moins abstraite (ici: qu'elle n'est pas moins théologique). consacré la philosophie comme onto-théologie finie? Si l'humanisme vise à rendre libre l'homme, il n'est pas inopportun de demander de quoi il doit se libérer, si c'est d'abord de Dieu, ou bien autre chose encore. Si la tendance est à l'affranchissement, elle recouvre cependant une forme d'assujétion à un autre pouvoir - ne serait-ce que celui de l'homme lui-même. Dans les premiers élans humanistes, nous avons vu comment, l'autorité des Anciens faisant foi, l'ordre nouveau devait s'agencer, et ce dans le respect de la chrétienté (par exemple). Invoquer un humanisme chrétien ou marxiste revient à lier le sort de 1 l'homme à ce qui n'est pas strictement humain, à le relativiser, à l'aliéner de nouveau , 2 à masquer une contradiction par de nouvelles mythologies . La dignité de l'homme ne se peut se trouver qu'au coeur même de l'assujétion, thème que l'on reconnaît chez Heidegger3. Quoiqu'il en soit, l'humanisme recèle une contradiction interne qui mène inévitablement ses tenants à la déroute de leur système. A terme, l'humanisme ne peut conduire qu'au blasphème suprême, la négation de Dieu, principe d'une renaissance du discours, d'une reconquête de soi, et pas seulement: il conduit à la destruction future du nouvel ordre qu'il établit. Un humanisme dispose justement de ce contre quoi un humanisme prochain pourra se nourrir: cette rébellion crispée est par essence transitoire et, du coup, ne contient pas de pensée véritable de l'essence de l'homme, mais seulement des dispositions politiques dites «d'opportunité ». L'humanisme n'est, tout au plus, qu'une doctrine morale destinée à supporter l'histoire de l'homme dans ses activités les moins essentielles - les plus techniques. L'homme, assuré de son existence, inséré dans la réalité de son monde et de son histoire, revenu de l'aliénation religieuse, est redonné à lui-même. La « mort de Dieu» signifie la naissance de l'homme (naissance tardive puisque la Renaissance s'efforçait encore de concilier Dieu avec les nouvelles doléances de l'humanité). En rigueur, l'humanisme est système de l'homme seul brisant tout lien de parenté avec la nature 4 comme avec Dieu. L'homme ne fait pas nombre avec d'autres êtres , il ne s'inscrit pas dans une hiérarchie mais, de par son autarcie absolue, il est sa propre origine et sa propre fin. C'est pourquoi l'humanisme ne peut définir l'homme que par sa liberté radicale, par l'invention de soi. Absolument isolé dans sa parfaite insularité, l'homme est son propre absolu, sa toute grande indépendance. A l'image du Dieu inaccessible et privé d'essence, il échappe aux prises du discours et demeure étranger à ce qui n'est pas lui. Il est vrai que l'homme est multiple et que chacun diffère de chacun. Mais ces 1 L'on s'aliène à ce qui n'est pas soi, à ce qui nous est étranger et nous fascine. En témoigne la fascination pour le voyage. Le voyage est l'aliénation délibérée à des conditions qui ne sont pas les nôtres. 2 Claude Bruaire, «Absolu et humanisme », in Encyclopédie Universalis. 3 Qu'appelle-t-on penser ?, p. 111 : «Par la hiérarchie, dans une signification essentielle et non pas au simple sens d'une réglementation quelconque qui classifie les données existantes, Nietzsche entend la Mesure qui fait que les hommes ne sont pas pareils, que tous n'ont pas les mêmes dons ni les mêmes droit pour toute chose, et que tout le monde ne peut pas s'ériger dans sa jugeote banale en juge de toute chose. » 4 Heidegger combat également cette idée suivant laquelle l'homme ne serait qu'un étant parmi les autres lorsqu'il critique le point de départ de l'animal rationale, mais il le fait dans une perspective qui ne peut relever de l'humanisme. En effet, la dignité de l'homme ne provient pas de sa « supériorité » par rapport aux autres étants, la différence étant abyssale, ne permettant même pas de comparer l'être d'une plante à celui d'un homme. Chez Heidegger, l'homme ne se « distingue » pas des autres êtres au sens où tel sportif pourrait se distinguer lors de telle compétition. Ce n'est pas à chaque fois qu'il parle que l'homme s'affirme comme supérieur aux autres étants, il n'a rien à prouver mais plutôt l'inverse (laisser l'Etre faire « la preuve de l'homme »). Dans la conférence Qu'est -ce que la métaphysique? (Questions I, p. 35), Heidegger écrit: «L'homme seul existe.» différences relèvent de la biologie ou d'une psychologie traitant l'homme comme une chose: elles sont extérieures et apparentes. La vérité de la liberté est l'indifférence de l'Unique. L'humanisme s'abreuve de narcissisme; ce qu'il y risque, cÕest de se mordre la queue. 40. Malheur et liberté (8) L' humanisme est avant tout la plongée dans le scandale de l'agir humain, la juste répartie aux vils comportements de l'homme - avant que d'être la visée dÕun Bien suprême. A toute mise en oeuvre précède le constat d'une urgence, celle-là même qui met Heidegger sur la voie de la pensée de lÕEtre. Mais, si l'enjeu demeure toujours le même, tel n'est pas nécessairement le jeu de l'humanisme. Le «barbare » ne sera pas le même suivant le contexte où lÕon se trouve, la conjecture, l'histoire en question. C'est à dessein que Heidegger écrit que «LÕhomo romanus de la Renaissance s'oppose, à lui aussi, lÕhomo barbarus. » (8): dans tous les cas, il faut que soit désigné un homo barbarus. Il prend des visages toujours différents, mais le fond du malfaisant y est toujours semblable. Pour donner un exemple que cite Heidegger, Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) a toujours détesté trois choses: les mathématiques, l'histoire et la métaphysique (quant à la théologie, pour lui elle n'existe même pas). Il ne croit pas que ces trois constructions de l'esprit puissent apporter quelque vérité que ce soit. La nature s'ouvre bien plutôt à qui sait regarder un crâne de mouton, ossement blanchi abandonné sur la plage, ou la plante exubérante dans un coin du jardin public de Palerme. Le tout est d'apprendre à voir et d'exercer ce que les Anciens appelaient intuition c'est-à-dire proprement le «regard ». Se définissant lui-même comme «l'homme du regard» (der Augenmensch), il retrouve et reconnaît enfin l'homme comme un agent de la nature, chargé dÕen prolonger lÕÏuvre. C'est là tout son humanisme. La loi de l'homme n'est pas de chercher le bonheur et, une fois atteint, de sÕy complaire; sa loi, c'est de faire son métier dÕhomme là où le destin lui en fournit l'occasion et le moyen; la condition de l'homme est de s'accomplir, oui, mais dans le renoncement. Un renoncement qui n'est point ascèse, mais choix délibéré. Être un homme, c'est choisir. À Weimar, comme partout ailleurs, il ne se ressent que comme un hôte de passage; c'est tout de même le lieu où il lui est donné de poursuivre et de parfaire son oeuvre. L'homme qui parlait avec les pierres était aussi celui qui savait parler aux princes. Toujours impliqué dans le gouvernement du duché de Saxe-Weimar, il se montre non pas conservateur mais... prudent. Il croit à l'évolution bien plus quÕà la révolution, et n'observe les événements de 1789 que de loin. C'est que l'homme vaut plus que ces sauvages s'élançant à la tête du pouvoir, et si l'homme savait retrouver dans la nature toute l'humilité qu'elle exige de lui, il ne s'enverrait pas voler sous les éclats de telles tempêtes. 1 Heidegger évoqueaussi Friedrich von Schiller (1759-1805), qui demeure le poète de l'enthousiasme, de l'amitié et de la liberté. Il exprime le culte de la liberté, la 1 En fait, il « convoque à la barre » ces auteurs, et nÕa de cesse de les accabler en tentant cependant d'obtenir pour eux une mise en liberté conditionnelle. haine du despotisme, l'interrogation métaphysique et lÕanti-matérialisme, la révolte contre une société livrée aux ambitieux sans scrupules. Le héros des Brigands, Karl Moor, s'insurge contre «la mode», c'est-à-dire tout ce qui contraint la spontanéité de la nature, contre tout ce qu'il y a de factice dans la vie des érudits, des courtisans, des êtres froids et sans âme du genre de Franz, son frère ennemi. Mais, voulant, purger lÕAllemagne par le fer et par le feu, Karl se laisse entraîner aux pires excès du brigandage; il «ébranle l'ordre du monde et la loi morale»; constatant son échec, il se livre à la justice pour expier cette atteinte à «la majesté des lois». Le succès des Brigands fut comparable à celui de Werther de Goethe ; jamais auteur dramatique n'avait exprimé aussi fortement ce qui sommeillait dans les esprits allemands. Schiller affirme son goût pour la nature et les moeurs simples en stigmatisant la vie scandaleuse des cours, les crimes des puissants et aussi la mondanité affectée. Il va s'agir de concilier ces deux tendances contre la laideur: l'idéalisme de la liberté morale et le culte d'une humanité complète sera l'objet de sa philosophie de l'art aussi bien que de ses créa tions poétiques. Dans La Grâce et la Dignité (1793), il définit son esthétique nouvelle, selon laquelle la beauté est le reflet, dans le monde sensible, de la liberté. Puis, dans les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (Briefe über die sthetische Erziehung des Menschen, 1793-1795), il aborde la morale et la politique, en partant de la Révolution française, qui, selon lui, se solde par un échec: la liberté ne peut pas s'épanouir dans une humanité divisée et artificielle où s'affrontent l'instinct et la raison; le plaisir esthétique seul peut réconcilier l'esprit et les sens et donner naissance à une société d'êtres harmonieux, aptes à vivre sans contrainte intérieure ou extérieure. Les artistes sont les meilleurs artisans du progrès politique, comme de tout progrès (cf. le poème Les Artistes). L'homme aux prises avec le destin peut en triompher par un acte de volonté libre. Qu'il le fasse ou non, qu'il se laisse entraîner par l'ambition et succombe, comme Wallenstein, qu'il renonce au bonheur et même à la vie, comme Max Piccolomini, pour sortir sans tache du conflit des devoirs, ou qu'il expie librement une faute, comme Marie Stuart, comme Jeanne d'Arc, effleurée par l'amour humain, comme Don Cesar, meurtrier de son frère, de toute façon, le sublime qui caractérise une telle situation nous élève au niveau des idées, au-dessus du déterminisme des passions, nous fait prendre conscience de la dignité humaine et, dans le détachement esthétique, nous entraîne, en quelque sorte, à l'exercice de la liberté morale. 41. Liberté contractuelle Si l'humanisme, du souci de Dieu 1 une fois défait , désigne originellement la libération de l'homme par lui-même
(éthique), il s'effectue toujours au profit dÕun 1 Remarque importante : nous parlerons volontiers de « défaite de Dieu » - mais c'est l'homme qui s'est défait: l'homme est défait, il a perdu, il est en perte de dieux. 2 Le retour aux Anciens n'est que la forme embryonnaire de ce qui devient ici un retour sur soi-même, c'est-à- dire une révolution - un « soi-même » dont le « soi » est devenu collectif. A la rigueur, nous pourrions distinguer les deux périodes de l'humanisme, suivant qu'il nécessite un retour à l'Antique ou qu'il sÕen passe (l'alternative n'étant plus alors que révolutionnaire). Cf. §9 de la Lettre sur l'humanisme. de l'erreur de ces hommes «mauvais malgré eux ». D'une manière générale, l'idée que l'on se fait de l'homme correspond assez peu à l'homme tel qu'on le rencontre: l'on s'enquit alors de savoir ce qu'il doit être et comment cela se peut-il faire. En vérité, la question de la réalisation de cet homme qui n'est encore que représenté philosophiquement est essentielle, car s'il s'avérait qu'il n'était pas possible de transformer l'homme conformément à la nature qu'on lui attribue, le discours 1 humaniste se réduirait à un bavardage : le souci
de réalisme , c'est l'ambition politique 2 pensées enrichies de véritables doctrines politiques , puis le temps de la République romaine, pour le coup non plus humanisme politisé, mais politique humaniste. Mais le problème est là: une pensée qui se targue d'être non seulement fondamentale, mais encore de l'être au point qu'elle doive s'exécuter politiquement, n'est pas une pensée authentique: instrumentalisé de la sorte, l'humanisme, de par sa vocation même, ne pense pas. D'une manière générale, il s'agit dans l'humanisme de rééquilibrer un état de fait, de procéder à un certain nombre de changements négociés sous la forme d'échanges, de contracter auprès de l'humanité des obligations auxquelles le Bien et le bonheur répondent sous la forme de droits - le droit au bonheur. L'humaniste rêve de réaliser ses rêves. Comment organiser la vie en commun pour que chacun y trouve son compte? La théorie du contrat social de Rousseau jette une lumière intéressante sur le projet général de l'humanisme3. 1 Cf. Rousseau, Du Contrat Social, Livre I: « en prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent être ». 2 L'on peut d'ailleurs se demander à ce sujet ce qu'il en est de l'Eglise, aujourd'hui privée de sa dimension et au début XX e politique. La séparation de l'Eglise de l'Etat en France du siècle ne lui aurait-elle pas retiré sa dimension humaniste, la figeant dans un système incapable de travail ? Ne relève-t-il pas de la nature même d'une religion de pouvoir mettre en place elle-même les dogmes qu'elle produit? L'exécution de la volonté divine doit-elle s'en remettre au bon vouloir des hommes ou bien, au contraire, former corps avec la société et ses moeurs ? La conception de l'homme telle qu'on la trouve décrite dans les évangiles se voit opposer un refus de principe dont l'âge moderne n'a certes pas fini de souffrir. 3 Digression sur Platon et le « barbare ». Dans l'Histoire de la philosophie, p. 504, Jean Wahl rappelle quelques points de la République de Platon. «Ce qui nous paraît le plus important, c'est ce qu'il dit de la destinée et du choix des âmes par elles-mêmes. «Ce n'est pas vous qui serez reçues en partage par un Démon; mais c'est vous qui choisirez un Démon.» Hono rer la vertu ou ne pas l'honorer, voilà ce qui dépend de nous. » Dans La République II/371b et suivants, il est écrit que « Ce qui donne naissance à une cité [É] c'est l'impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu'il éprouve d'une foule de choses ». «Un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d'associés et d'auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité ». Une révolution telle que la socialisation de l'homme s'explique ici suivant l'utilité pratique de la réunion, le motif étant constitué par l'insatisfaction des besoins. Mais l'homme ne se soumet à aucune force autre que la sienne et s'il est obligé, il ne l'est que dans la mesure où « il s'agit dans la pensée que l'échange se fait à son avantage. » Aucune visée éthique dans cette réunion, donc : elle n'est même pas encore à proprement parler politique. A noter égalemen t que « Dieu, puisqu'il est bon, n'est pas la cause de tout, comme on le prétend communément; il n'est cause que d'une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l'est pas de la plus grande, car nos biens sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent être attribués qu'à lui seul, tandis qu'à nos maux il faut rechercher une autre cause, mais non pas Dieu. » (II/380a). Le fait social est ici décrit comme un événement très spontané, non pas fortuit, mais étranger à toute cause cosmologique, divine, ou humaine (au sens du genre humain). La cité se gonfle petit à petit des nouveaux besoins qu'elles se crée, mais c'est quasiment d'ex nihilo qu'elle émerge. Elle ne vit que par et pour elle-même, ce qui se traduira par les idées d'autarcie et d'autonomie, chères aux Grecs. Les besoins de la cité ne sont plus ceux des hommes - quatre ou cinq auraient suffi (II/369e), mais ceux que la cité elle-même a généré. A ce point, la cité est devenue comme étrangère à l'homme « du départ », désormais siège, au titre de citoyen, de besoins dénaturés. Mais la distinction n'est pas faite en principe entre l'homme seul et le citoyen, puisque les deux Bien qu'il n'ait pas réellement proposé une conception fondamentalement nouvelle de l'homme, l'effort qu'il fit pour comprendre ses contemporains fut entrepris dÕun point de vue tout à fait original. Les rendre moins égoïstes, moins méchants peut-être... Le projet de Rousseau nÕa pas l'ambition (marxiste, chrétienne, ou romaine) d'une refonte générale du genre humain. Il s'inscrit cependant dans une tradition philanthropique proche des courants humanistes alors en vogue chez les Lumières. Rousseau se propose comme sujet du livre premier du Contrat Social de rendre légitime le changement s'est opéré et qui a mis partout l'homme dans les fers 1 qui . La réponse suivant laquelle il faut respecter le contrat social qui donne à l'homme la liberté civile en échange de la liberté naturelle ne semble pas, de prime abord, faire preuve d'humanisme. En effet, pour peu qu'une démocratie soit en place, il ne s'agit plus que d'accepter l'état de fait. Tout état de fait ne peut cependant se trouver justifié (la monarchie, l'esclavage...). Rousseau légitime le pas de la liberté aux fers, et ce au prix d'éventuelles contradictions. Dans lÕ Emile , il écrit que «La société a fait l'homme plus faible »2, et distingue plus loin «deux sortes de dépendances : celles des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté et n'engendre point de vices: la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement ». En vérité, ce sont les abus de cette nouvelle condition qui dégradent l'homme souvent au-dessous de celle dont il est sorti3. La critique ne peut venir que de ces abus que cette liberté nouvelle et cette intelligence permettent. La seule solution à ce problème se trouve dans l'éducation; il nÕy a pas lieu de remettre en question le modèle de la démocratie, ultime idée contre laquelle butent les méditations politiques de Rousseau. Comprendre sa liberté et apprendre le respect de cette liberté, de soi-même : la soumission aux lois seule peut faire que chacun « n'obéisse quÕà lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. »4 Comme chez Platon, on ne peut être que gagnant à s'associer puisqu'on récupère ce que lÕon a perdu avec, en prime, «la force pour conserver ce qu'on a.» obéissent aux mêmes vecteurs, à savoir la satisfaction des besoins, quels qu'ils soient. Il n'est pas dit que le premier soit purement théorique comme c'est le cas chez Rousseau car, à la rigueur, les vagabonds et les barbares sont aux frontières de la cité ces « hommes sans cité ». Notons au passage la valeur de cette mesure coercitive que prend alors l'exil: l'homme privé de sa cité n'est plus entier, et il est mis en manque d'autonomie, et se retrouve dans « l'impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même ». Le Bien ne se situe pas à un niveau éthique; ce n'est pas dans son comportement, dans la conformation aux vertus que l'homme trouve son équilibre, mais dans son autonomie. C'est paradoxalement lorsqu'il est seul qu'il est le moins autonome. Ce qu'il importe de retenir, c'est que c'est un état de l'homme, accessoirement les moyens qu'il se donne pour sÕy trouver, qui font de lui un homme véritable. Le concret de son existence quotidienne prend donc le pas sur le monde intelligible qui, en l'occurrence, nÕa rien à expliquer. La lumière au sujet de la constitution de la cité vient dÕen bas : « le bien n'est pas la cause de toute chose ; il est la cause de ce qui est bon et non pas de ce qui est mauvais. » Voilà rendue à l'homme une part (d'ailleurs majoritaire) de responsabilité dans l'ordre des causes, conformant ainsi entre elles l'autonomie, la responsabilité, et la liberté. Cette dernière ne se paie qu'au prix de la soumission de l'homme à une structure - si tant est que celle-ci soit la structure parfaite, à savoir la cité. Une manière bien originale pour Platon de libérer l'homme du joug de la superstition, et ce dans un cadre qui reste idéaliste - attitude pour le moins humaniste, si lÕon y entend ce que Heidegger entend par « réfléchir et veiller à ce que l'homme soit humain et non in-humain, «barbare», c'est-à-dire hors de son essence.» 1 Du Contrat Social, Livre I, chap. 1. 2 L'Emile, II, p. 67, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1898. 3 Du Contrat Social, Livre I, chap. 8. 4 Du Contrat Social, Livre I, chap. 6. Pour en revenir à notre sujet, ce sur quoi nous désirons insister, c'est la coappartenance, la cohésion de la liberté et de la soumission. Le fait d'être «dans les fers » n'est pas un problème en soi tant qu'on arrive à le justifier. La libération de l'homme ne consiste pas en la rupture pure et simple de tout lien à ce qui le contraint, mais en la volonté qu'il a d'être contraint par ceci plutôt que par cela. Veiller à ce que l'homme soit humain, c'est y réfléchir dans le cadre d'une doctrine et proposer de sÕy ranger, c'est-à-dire assumer toutes les conséquences qu'elle peut entraîner (je pense notamment au communisme... 1). Il y a toujours un acte de foi promulgué par l'humaniste, dont tout le travail consiste à savoir ce en quoi il décidera d'avoir confiance, ce à quoi il va s'enchaîner. Et quel acte saurait lier l'humanité toute entière lorsque l'étant n'est déterminé métaphysiquement qu'au fil de l'histoire de l'oubli de lÕEtre ?2 42. Le matérialisme de Karl Marx (7, 39 et 40) La politisation nécessaire se l'éthique humaniste se fonde en droit sur le matérialisme de Karl Marx. Elle est le fait de lÕagir entendu métaphysiquement. Le § 1 de la Lettre sur l'humanisme dit que nous ne connaissons l'agir «que comme la production dÕun effet dont la réalité est appréciée suivant l'utilité qu'il offre.» Cette remarque s'étend à de nombreuses philosophies, mais vise le matérialisme marxien plus directement. «Avec le retournement de la métaphysique, déjà accompli avec Karl Marx, c'est la plus extrême possibilité de la philosophie qui se trouve atteinte. »3 Immergé dans la question de la technique, le matérialisme exprime cependant clairement quelque chose du destin de l'homme. Quelle est cette extrême possibilité de l'homme, la technique aboutie dans son avènement métaphysique? Dans la Préface de la Contribution, Marx avait résumé «le résultat général qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à [ses] études». Ces formulations allaient constituer plus tard l'exposé «canonique» des principes du matérialisme historique. «Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles4. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de 1 L'humanisme, c'est la violence de la vérité, la lutte contre le non-humain, cont re l'erreur. Tous les moyens sont bons puisque la vérité justifie tout. En son nom l'autorité prend un visage. 2 Un humanisme ne peut que se heurter à la diversité des interprétations de l'étant que nous sommes, et se voir opposer une résistance tout aussi justifiée -humaniste, elle aussi . Le conflit ne peut que devenir polémique, stérilisé par la foi que ses parties invoquent le plus justement du monde -cette confiance étant la condition sine qua non d'une entreprise humaniste. 3Lafin de la philosophie, Q.IV , p. 283. 4 L'homme ne choisit pas le type de rapport qu'il entretient avec le monde et ses semblables. Le milieu seul détermine l'espace résiduel de liberté qui lui est accordé. Si lÕon voulait s'amuser à transposer cela en langage heideggérien, nous aurions un étant particulier, le Dasein ; un être-au-monde (être-jeté) ; l'agir le plus haut et le simple ne serait pas la production sociale de son existence mais la pensée; son élément non la matière, le milieu social, mais lÕEtre. L'étant (Dasein) sÕen remet à son élément tout comme l'homme aux rapports de production. Les rapports (ontologiques) entre les étants sont indépendants de leur volonté, la liberté se trouvant à un autre niveau, celui de la transcendance. vie soci ale, politique et intellectuelle en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience1. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des 2 forces productive s qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves . Alors 3 s'ouvre une époque de révolution sociale . Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les de production 4 rapports . Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se propose jamais que des tâches qu'elle accomplir 5 peut , car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que la tâche elle-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour la remplir existent déjà ou du moins sont en voie de constitution. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processus de production sociale, non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions d'existence 1 Cette formule pourrait, à quelques termes près, être prêtée à Heidegger lui-même, qui décrit souvent la pauvreté de l'homme ainsi: «ce n'est pas nous quiÉ ». Un exemple parmi tant d'autres, p. 227 de Sein und Zeit: «Ce n'est pas nous qui présupposons la « vérité », c'est elle qui en général rend ontologiquement possible que nous puissions être de telle manière que nous «présupposions » quelque chose ». N'exagérons pas l'analogie, bien sûr. Au-delà de la formule, rien n'indique chez Marx la pauvreté de l'homme devant son être social, son essence en vérité. 2 Comme chez Rousseau, la collaboration dégénère; la réunion des hommes, faite à leur image, fonctionne exactement comme un organisme : naissant, se nourrissant, puis périssant. 3 Un humanisme est nécessairement révolutionnaire: l'Eglise le parut moins puisqu'elle siégeait déjà aux plus hautes instances, mais les innombrables luttes qu'elle engageât (tant à l'intérieur avec l'Inquisition, par exemple, qu'à l'extérieur avec les Croisades) trahissent la volonté d'éradiquer l'homme non-conforme à sa nature (en tout cas suivant les dogmes chrétiens). 4 Les enjeux d'une époque ne s'analysent pas dans sa vie intellectuelle mais matérielle. Toutefois, « toute vraie philosophie est la quintessence de son temps ; quand elle rentre en contact et en interaction avec le monde par l'entremise de la presse, elle cesse d'être un système déterminé, en opposition avec d'autres systèmes, pour devenir la philosophie tout court, face au monde, la philosophie du monde présent. » (Introduction de la compilation Philosophie de Marx). Nous voyons à quel point nous sommes éloignés ici du point de vue de Heidegger sur la question, où la médiatisation d'une pensée l'appauvrit, et où l'essence de l'homme ne se trouve pas dans la technique mais dans la pensée. 5 Cf. Rousseau (L 'Emile, livre II), pour qui une maxime fondamentale serait de ne vouloir que ce que l'on peut. sociale des individus; cependant les forces productives qui se
développent au sein de la 1 cette contradiction . Avec cette formation sociale s'achève donc la préhistoire de la société humaine.» Son histoire ne commence évidemment qu'avec la société communiste. Entre un matérialisme naturaliste, où l'histoire humaine apparaît comme le prolongement de l'évolution biologique et même géologique, où les lois de l'histoire sont des cas particuliers d'une dialectique universelle de la nature, dÕune part, et une philosophie humaniste, fondée sur la critique de toutes les aliénations de la société bourgeoise, sur l'idéal éthique d'une libération de l'homme, sur l'irréductibilité créatrice de la pratique historique, d'autre part, Marx détermine systématiquement l'homme comme être social. Dans au Philosophie 2 l'introduction recueil , nous pouvons lire ce commentaire: «Désormais, à ses yeux, humanisme et matérialisme se fondent en une même philosophie sociale qui constitue la substance théorique du socialisme et du communisme. [É] Sa pensée demeure foncièrement étrangère à toute réflexion spéculative sur les thèmes métaphysiques tels que le rapport de l'esprit et de l'âme, etc., étrangère donc au matérialisme «mécanique» inauguré par Descartes, et qui se prolonge avec la science naturelle française et la physique newtonienne en général. Le matérialisme marxien se nourrit d'une conception sensualiste et pragmatique du monde, fondement d'une éthique sociale dont les thèses se rattachent tant au matérialisme français et anglais du XVIII e siècle quÕà l'anthropologie de Feuerbach et à la critique de la civilisation et de la morale bourgeoise par les utopistes - Fourier, Saint-Simon et Leroux, par exemple, dont il reprend à son compte la finalité émancipatrice.» La transformation du milieu par la pratique révolutionnaire coïncide avec la transformation des hommes. L'observation et l'analyse empirique des processus sociaux de production et d'échanges matériels sont les outils indispensables de la philosophie marxiste. En effet, il faut que le projet soit réalisable, possible. L'examen des possibilités passe par une caractérisation de la nature de l'homme, ce en quoi « consiste l'humanité de l'homme ». Son essence sociale, que lÕon ne retrouve pas seulement chez Marx, est l'aboutissement d'une réflexion typiquement métaphysique. Quand bien même Marx ne s'occuperait pas de questions traditionnellement métaphysiques, « l'interprétation déjà fixe de la nature, de l'histoire, du monde, du fondement du monde » se joue au sein du monde réel, empirique, « c'est-à-dire de l'étant dans sa totalité. [É] qu'elle le sache ou non, l'interprétation de l'étant sans poser la question portant sur la vérité de lÕEtre, est métaphysique. » 3 1 Le problème génère lui-même sa propre solution, lÕy prépare. La révolution n'est que ce saut, certainement douloureux, de lÕun à l'autre. Mais elle s'impose comme une évidence, problème et solution se renversant lÕun l'autre, se remplaçant. Le communisme sera la solution de la bourgeoisie et, pendant la révolution (au sens astronomique du terme : retournement, tour sur soi-même), la nouvelle forme de son problème (déplacé dans sa solution). 2 Karl Marx, Philosophie, Folio Essais, introduction par Louis Janover et Maximilien Rubel, p.XIX. 3Lettre sur l'humanisme, §9. VII. Heidegger et l'humanisme 1 43. Le mot « humanis me » - question sur l'homme ? (3, 9 et 49) L'humanisme de la tradition ne parvient à penser la relation de l'homme à l'Etre. Si le mot «humanisme» devait signifier quelque chose, il serait la réinstauration de l'homme en son essence. Le mot ainsi redéfinit s'oppose désormais à son ancienne identité, son jumeau déshérité: la métaphysique. L'histoire se clôt sur ce mot qui depuis sa naissance2 n'avait en vue que ce jour, celui de sa disparition. Mais le 1 L'objection que l'on peut faire à Heidegger serait la suivante: la pensée humaniste n'a pas émis de conjecture sur l'essence de l'homme puisque prise dans l'histoire de l'oubli de l'Etre. L'humanisme n'a pas tiré les mauvaises conséquences de la connaissance de l'essence de l'homme auquel il a donné lieu car il ne s'agit tout simplement pas de l'essence authentique de l'homme. Nous nous situons à un plan totalement différent qui est celui des moeurs humaines, des opinions que l'on a des hommes, de ce qu'on lui assigne en vertu de projets que ses compétences permettent de conjecturer (compétences éclairées par des nouvelles techniques...). Heidegger souligne cette différence qui existe entre essence de l'homme procédant de l'analyse existentiale et de l'ontologie fondamentale d'une part, et nature de l'homme (sa liberté) que l'on forge au gré d'une historialité toute métaphysique d'autre part. Il n'y a effectivement aucun rapport entre l'une et l'autre, et l'on comprend bien pourquoi c'est à contrecoeur que Heidegger entame cette étude sur l'humanisme. Il est presque hors-sujet et s'attaque à des difficultés dont la négation pure et simple est annoncée d'avance. 2 Le mot « humanisme» se définit, pour les historiens, au regard de la Renaissance et de la puissance de transformation qui a alors restructuré l'image du monde et la conception de l'homme qui s'est peu à peu e imposée. Mais, chose surprenante, le terme ne date que de la seconde moitié du XIXsiècle ; il désigne pourtant un mouvement dont on peut dire qu'il est XV e aux XIV et siècles à l'ordre du jour. Pic de la Mirandole (1469- 1494) écrit en 1486 : « J'ai lu, dans les livres des Arabes, qu'on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l'homme. » (De dignitate hominis). Et certes, c'est un modèle de perfection humaine d'ordre éthique ou esthétique se diffusant dans tous les domaines de l'activité humaine. En vérité, c'est surtout à la littérature gréco-latine des Anciens que se réfèrent les humanistes de la Renaissance à travers des traductions, des commentaires, des transpositions, des imitations, etc. La pédagogie constitue évidemment le souci premier de ce courant qui vise à dégager l'humanité de son état de nature, de barbarie (De l'éducation libérale des enfants, 1529). La pédagogie est essentielle chez les penseurs de l'humanisme, ainsi que chez les Grecs. Nous pourrions nous étonner de ne pas la voir apparaître dans cette Lettre, et demander pourquoi Heidegger ne prend-il pas la peine de prendre position quant à cette question. Il serait trop aisé de dire que, pensant contre l'humanisme, il pense automatiquement contre la pédagogie, car la position délicate de Heidegger laisse peut-être une place à la pédagogie. Nous verrons donc que s'il ne préconise pas de réforme au sens d'une restructuration du système depuis son intérieur, d'un ordre nouveau accouché de l'ordre métaphysique, que la marche du destin de la vérité de l'Etre ne s'effectue jamais au pas des améliorations de l'homme, de ses compétences nouvelles, de savoirs acquis, il n'en reste pas moins que l'éducation n'est pas totalement absente de l'entreprise heideggérienne. Nous interrogerons : la pédagogie, un souci résiduel de l'humanisme présent chez Heidegger ? Peut-on s'intéresser à tout? La constitution d'un système global n'est-il pas l'écueil par excellence de toute pensée ? Assez mot perd du coup son utilité même car, des deux humanismes, aucun ne reste ainsi nommé. Celui qui pose la question de l'Etre à l'essence de l'homme sera appelé «pensée », l'autre «métaphysique ». Le mot humanisme peut donc encore avoir un sens (il en a même deux), mais n'a plus lieu d'être précisément à cause de cette ambivalence qui ne peut laisser se produire que des contre-sens'. Comment expliquer que la nature et la liberté de l'homme aient été aussi restrictivement analysés jusqu'à présent ? Il ne peut s'agir d'une méprise générale sur plus de deux mille ans d'histoire de la pensée. Heidegger a dû changer quelque chose au rapport de l'humaniste à l'homme pour que l'on en arrive à des conclusions aussi diamétralement opposées 2 . Que se joue-t-il en fait dans cette Lettre? S'agit-il même d'une explication3? Les philosophes, s'apercevant d'une disponibilité, d'un possible, d'une capacité en l'homme, vont le lui indexer au compte de son essence. De quoi notre puissance nous permet-elle de disposer? L'humanisme qui ne pose plus cette question du pouvoir de l'homme, mais celle de l'essence de l'homme, perd aussitôt son nom puisqu'il quitte la métaphysique. La « nature» de l'homme et sa « liberté» sont métaphysiques, son essence ne l'est point. Comment le mot « humanisme» pourrait-il ne pas être maintenu? La tâche de Heidegger va consister à montrer que le mot se contredit lui-même, qu'il est un paradoxe, car celui qui se dit humaniste s'engage ce faisant dans une voie opposée. A la rigueur, le mot humanisme désigne le contraire de ce qu'il voudrait signifier. Le « É isme» en fait une cause perdue qui rend assez décourageante l'entreprise de lui redonner un sens. Il n'est même pas réellement possible de thématiser le mot lui-même à moins de le décomposer. C'est pourquoi Heidegger s'attèle à l'étude du « É isme » (la métaphysique) et de l' « huma... » (l'essence de l'homme) séparément. Le mot est à ce point « lamentable» que Heidegger répugne presque à entamer sa réponse sans ce paradoxalement, beaucoup d'humanistes négligeaient les sciences telles que l'arithmétique, la géométrie, la physique, la botanique ou la zoologie, et même les langues modernes, au profit exclusif de la grammaire et de la rhétorique. On a même pu prétendre que les grandes découvertes ou inventions scientifiques de l'époque se firent contre l'esprit humaniste, car elles étaient délibérément tournées vers le présent et l'avenir, et contraintes de rompre avec la tradition issue des sources antiques, où les faits positifs étaient souvent entremêlés de croyances mystiques ou religieuses. De fait, ni les explorations au long cours et la découverte du Nouveau Monde, ni les recherches sur la perspective Ð communes aux géomètres et aux artistes Ð, ni les ressources nouvelles de l'algèbre, les travaux anatomiques de Vésale, les recherches minéralogiques de Georges Agricola, l'astronomie nouvelle de Copernic ou l'esprit scientifique de la cosmographie de Mercator, ne semblent avoir modifié, et encore moins troublé, l'univers mental des principaux représentants de l'humanisme. ' Ce qui va distinguer une pensée humaniste d'une pensée non humaniste n'est ni son projet fondamental (rendre à l'homme sa dignité) ni ses conséquences (politiques, éthiques et morales), mais le terrain sur lequel elle se situe. N'est humaniste (au sens absolu, et non historique du terme) que celui « qui pense le destin de l'essence de ' l'homme » originellement . A la rigueur, celui qui pense ce destin, même sans la volonté expresse de faire accéder l'homme à son humanité, y parviendra mieux que ceux qui se nomment humanistes. 2 L'ambition de Heidegger peut, en effet, paraître un petit peu présomptueuse. Mais il écrit dans l'introduction à la conférence Qu 'est-ce que la métaphysique?, Questions I, p. 27 : «Mais pourquoi, dès lors, un tel dépassement de la métaphysique est-il nécessaire ? Est-ce seulement pour que cette discipline de la philosophie, qui jusqu'alors était la racine, soit étayée par une plus originelle et remplacée par elle? S'agit-il d'une modification de l'édifice doctrinal de la philosophie ? Nullement. [É] Dans la venue ou le retrait de la vérité de l'Etre, c'est autre chose qui est enjeu: non point la constitution de la philosophie, non point seulement la philosophie elle-même, mais la proximité et l'éloi gnement de Cela d'où la philosophie, en tant que pensée par représentation de l'étant comme tel, reçoit son essence et sa nécessité. » 3 A n'en retenir que le « ex », pourquoi pas? recul devant « le malheur qu'entraînent les étiquettes ». Mais le mot est là, les gens (le on) s'en servent encore, il ne peut être «annulé ». Heidegger se montre assez récalcitrant devant la question du sens du mot 1 « humanisme ». Le mot se définit ainsi dans le dictionnaire: « Position philosophique qui met l'homme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs. » Heidegger s'en tient d'abord à la définition étymologique du mot qui se décompose ainsi: « L'humanum », dans le mot, signale l'humanitas, l'essence de l'homme. L' « Éisme» signale que l'essence de l'homme devrait être prise comme essentielle. C'est ce sens que le mot « humanisme» a en tant que mot. »2 Cette définition, si elle est proche de celle du dictionnaire, va plus loin, plus à la racine du mot: le dictionnaire parle de valeur et place l'humanisme dans un cadre fondamentalement éthique, et met en perspective les valeurs humaines par rapport aux autres - distinction de niveau qui est déjà une considération éthique en soi, puisque le fait de poser l'échelonnage de la valeur en valeurs distinctes les unes des autres comme possible a priori, c'est déjà une considération philosophique. Cette définition laisse floue la question des valeurs qui ne seraient pas humaines; en effet, des valeurs telles que la tradition, telles que la nature peut les former, des valeurs religieuses et mythiques, politiques et économiques, des valeurs esthétiques ou bien artistiques ne sont-elles pas toutes des valeurs humaines? Que serait une valeur non humaine? La définition mathématique du mot valeur recoupe toutes ses autres: l'une des déterminations possibles d'un élément variable. La détermination étant toujours humaine (jugement, évaluation, opinion), une valeur, bien qu'elle recouvre toute l'objectivité qu'on veut bien lui donner, est une conceptualisation spécifiquement humaine. La définition du mot « humanisme » par Heidegger s'en tient beaucoup plus au mot, et l'on ne peut pas lui faire le même reproche: il emploie un vocabulaire qui pourrait laisser dans le vague le mot « humanisme » lorsqu'il parle d'essence de l'homme, mais cette essence, si elle prête à discussion, cherche justement son déploiement (au contraire de la valeur qui s'impose comme préexistante aux actions qui la viseront). C'est sous cette forme seulement que le mot a un sens qui permette de lui en redonner un nouveau. C'est seulement en revenant au plus originel que Heidegger peut emprunter une autre voie que celle de la métaphysique. Le mot épuré de tout connotation, le mot étymologiquement entendu laisse encore une place à la définition plus développée que Heidegger s'apprête à donner. C'est un exemple très caractéristique du soin que Heidegger porte à la langue; il ne se contente pas de dire que la définition du mot est fausse et d'en reproposer une autre, mais il montre comment le sens du mot s'est égaré en chemin, rappelle au mot sa pro-venance, d'où il vient et où il va, et lui indique la bonne marche à suivre avant de le mettre en garde contre les bêtes qui habitent la forêt où ses pas se sont perdus. Le carrefour où l'humanisme a rencontré Heidegger est assez vaste pour être considéré comme une clairière - le là, l'éclaircie de l'Etre. Puisque c'est de là que part maintenant la route de l'humanisme, il faut dire avec Heidegger que « L'essence de l'homme repose dans l'ek-sistence. » 3 Si le mot voulait poursuivre sa route, si nous décidions de maintenir le mot (ce que Heidegger ne fait que par charité, si l'on veut), il faut alors le comprendre ainsi : « l'essence de l'homme 1Le Petit Larousse, 2000. 2Lettre sur l'humanisme, §49. 3Lettre sur l'humanisme, §49. est essentielle pour la vérité de l'Etre, et l'est au point que désormais ce n'est précisément plus l'homme pris uniquement comme tel qui importe. »1 44. Heidegger humaniste ? Oui et non (43 et 50) Que signifie cela ? Ce n'est pas l'homme qui importe, mais son essence. Il peut paraître trop simple de dire ceci, mais c'est pourtant là toute la difficulté du discours heideggérien: ce qui est essentiel, c'est l'essence. L'existence n'intéresse pas l'eksistence. Nous rappelons que le mot « existence» est utilisé dans notre texte au sens de la réalité de l'ego cogito, la réalité des sujets produisant en commun les uns pour les autres et par là même venant à soi. Le doute que laisse planer parfois le vocabulaire de Sein und Zeit ne laisse plus de confusion possible. L'humanisme ainsi défini s'accorde très bien avec son étymologie (humana... isme) et pourrait trouver place dans le Panthéon de l'histoire de l'humanisme. Heidegger le dit lui-même: sa pensée en est une forme, savoir «l'humanisme qui pense l'humanité de l'homme à partir de la proximité à l'Etre. »2 Il est justement de la nature de l'humanisme de penser l'homme à partir de son essence ; quelque soit la relation que cette essence entretient avec la chose dont elle est essence (ici, l'homme), l'humanisme abandonnera toujours l'homme au profit de son essence, au moins dans un premier temps. Ce premier temps est commun à tous les humanismes, et Heidegger pourrait naturellement « se faire une situation ». Chaque penseur aura son «créneau », et va privilégier tel ou tel aspect en l'homme - en l'occurrence la proximité à l'Etre. Si l'on en restait là, ce qui serait a priori envisageable, nous aurions un humanisme original, sans plus. Mais ce n'est pas le cas (évidemment...) : Heidegger vient de montrer qu'il pourrait être inscrit sur la liste des humanistes notoires (plusieurs pages y sont consacrées) et, sans trop d'explication, prend position contre l'humanisme (il ne dit que très rapidement au §50 qu'à s'engager dans les courants dominants, la pensée s'asphyxie dans le subjectivisme métaphysique et sombre dans l'oubli de l'Etre). Par contre, il écrit de nombreuses pages sur les justification a posteriori de sa position qui, bien qu'anti-humaniste, n'est pas pour autant barbare, etc.... En vérité, il n'explique que très peu positivement et directement pourquoi il prend cette position. Les raisons de ce choix parcourent l'ensemble de la lettre: que les « ... ismes» soient dangereux, sa définition de l'homme et de son essence trop éloignée de la tradition, que l'humanisme soit métaphysique et cette dernière prise dans le destin de l'oubli de l'Etre ne suffisent pas à expliquer cette position. En fait, un humanisme se décrit en termes éthiques sur un cercle historico-politique, et nous pensons que c'est pour cette raison en particulier que Heidegger ne s'inscrit pas dans l'histoire de l'humanisme. Il a en horreur cette idée que l'on puisse dériver de sa pensée quelque précepte que ce soit, et qu'on puisse le ramener à une philosophie de l'action. Nous pensons notamment à l'épisode national-socialiste et, par exemple, à cette fascination malsaine de ses lecteurs contemporains à ce sujet. L'on va s'intéresser au prodige d'un homme intelligent, qui écrit des livres très compliqués, dont on a compris qu'il était génial par la bouche des rares à l'avoir compris : mais ce qui intéresse, c'est le fait qu'il ait été nazi et qu'il ait dit qu'il était contre l'humanisme. Sa pensée fondamentale ne concerne 1Lettre sur l'humanisme,
§49. en rien ces questions-là, elle est absolument étrangère à toute considération sociopolitique, éthique. Ces questions relèvent d'un ordre personnel, intime, subjectif: qu'elles soient de caractère religieux, politique, éthique, familiale, etc., ces opinions ne dépassent pas barre de la quotidienneté et n'atteindront jamais le stade de pensée. Or l'humanisme donne lieu à des conférences d'opinions, jamais de pensée, et c'est pourquoi Heidegger pense-t-il contre l'humanisme stupide (au sens italien du mot: faible). Une pensée forte qui arrive à s'imposer pour ce qu'elle est doit s'affranchir des controverses ordinaires, des comparaisons faciles ou bien abusives - on peut le dire sans avoir peur de se tromper: Heidegger est incomparable (à la philosophie même). En vérité, s'il pense contre l'humanisme ce n'est pas tant à cause de l'humanisme lui- même qu'en raison des conséquences de son caractère nécessairement métaphysique. 45. In-humain, barbare, nihiliste (50) Heidegger sait qu'il ne sera pas compris dans sa démarche et, pire encore, que lui-même n'arriverait pas à se justifier jusqu'au bout. Il a appris, lui aussi, le résignement: «peut-être vaut-il mieux supporter quelque temps encore et laisser s'épuiser d'elles-mêmes lentement les inévitables erreurs d'interprétations auxquelles est exposé le cheminement de la pensée dans l'élément d'Etre et d'Etre et Temps. »1 C'est parce que les résistances sont telles qu'il va de soi pour Heidegger de penser contre l'humanisme. Malgré les difficultés qui se présentent, il s'engage tout de même dans ce qu'il est convenu d'appeler des justifications. Heidegger dresse lui-même la liste des torts qui lui sont imputés ; il se défend, mais son discours transpire d'une violence refoulée face à l'incompréhension dont il est encore la victime. Il est taxé de totalitarisme dans ses méthodes 2 non seulement , mais aussi dans ce qui est trop facilement dérivable vers la dérive) de pensée 3 (dérivation sa . L'on craint de lui une défense de l'in-humain et une glorification de la brutalité barbare, de l'arbitraire des instincts et des sentiments, de l'irrationalisme, une pensée qui nie la valeur et toute «Transcendance », qui perpétue la «mort de Dieu » dans l'athéisme et qui annonce comme sens de la réalité le pur néant.4 Ce nihilisme destructeur conduirait aux pires extrémités de l'homme, et l'on pense notamment à la Shoah. Sa réponse est forcément délicate. Livrée à la masse du «on », cette pensée mal lue fut réduite, récapitulée, résumée, extrapolée, un mot, incomprise. Les ravages du langage devenu publicitaire ne font pas qu'inquiéter Heidegger: touché de plein fouet et victime de choix, il s'élève contre cette intolérable dégénérescence. Cette pensée qui met en question, parce qu'elle est une rébellion, s'oppose- une mise en question se 1Lettre sur l'humanisme, §50. 2 «L'exercice du prélèvement arbitraire ou sans justification est assurément habituel chez Heidegger ; mais il confine, en la circonstance, à l'absurde. » (Lacoue-Labarthe, présentation de La Pauvreté, p.13). 3 Nous n'avons pas même pris la peine de lire l'ouvrage de Dionys Mascolo, Haine de la philosophie (éd. Jean- Michel Place, 1993), tant sa bêtise est manifeste. Nous reproduisons ici la quatrième de couverture pour l'exemple: «Heidegger tente d'éclaircir la misère inhérente, de nos jours du moins, à la démarche philosophique. Misère malfaisante, faite d'étroitesse, de présomption, de fausseté, et même de fausseté double - à la fois erreur et fourberie - se rencontrant à divers degrés, du dérisoire au scandaleux, dans toute philosophie déclarée. Ce qui est dit de la philosophie est mis en rapport avec la personne et l'Ïuvre de Heidegger, tant la dextérité dialectique n'a d'égal que la bassesse d'âme. Heidegger conduit à une haine de la philosophie en un sens analogue à celui où Georges Bataille parle de haine de la poésie.» 4Ibid. §54. transforme aussitôt en remise en question. Des concepts tels que lÕ «humanisme », la « logique », les «valeurs », le « monde », « Dieu» se sont imposés à travers l'histoire de la métaphysique dans les esprits des philosophes autant que des masses comme des entités positives, c'est-à-dire dignes dÕun respect inconditionnel, d'une confiance sans mesure. Elles sont le Bien par excellence, et lÕon jure allégeance avant que dÕy toucher. Elles sont le fond sur quoi se dessine l'idée même de «préjugé », ce qui lui donne son contenu, ce de quoi le préjugé s'alimente, et ce vers quoi il est orienté. Campant sur la positivité de ces concepts, le lecteur impatient ne verra pas dans leur remise en question l'intérêt de leur mise en question. Au fond, ce que propose Heidegger est une lecture alternative de ces concepts, «d'autres échappées» comme il le dit page 108. Il s'agace de voir ses contemporains bornés à ce que d'autres qu'eux ont un jour posé comme le positif, le Bien. C'est le fait de ne pas même donner leurs chances aux lectures alternatives de l'histoire du monde et du destin de lÕEtre qui pourrait décourager tristement Heidegger.1 Nous employons le mot «Bien» en sachant pertinemment qu'il est impropre: son sens renvoie à une morale qui nÕa pas sa place ici, mais il s'agit pour nous de chercher à lire en filigrane ce que Heidegger ne dit pas toujours expressément. Les concepts dont il parle se ramènent à des considérations éthiques. Lorsqu'il devient une valeur, et quÕà sa manière le Dieu pénètre cette métaphysique2, l'humanisme est le Bien. Que dire devant une telle proposition? On ne peut pas avancer que l'humanisme est le Mal, le négatif, car cette dernière assertion est logiquement fausse. Or c'est justement le reproche que lÕon adresse à Heidegger: faire du positif le négatif, un amalgame grossier qu'il est tout de même incroyable d'imputer à un penseur dont on espère qu'il a pensé! Il ne faut pas s'étonner que Heidegger ait provoqué l'effroi de certains - il s'indignerait lui aussi, 1 Nous n'insérons cette remarque qu'en note parce qu'elle n'aurait pas sa place dans notre argumentation et parce que ce n'est pas l'objet de notre présent travail. Elle n'est évidemment qu'un avis personnel et ne doit être lue qu'avec la plus grande vigilance. Mais cette Lettre tient une place importante dans le débat concernant Heidegger et le nazisme, et nous développons les points de ce sujet toutes les fois qu'ils se présentent. Dans l'expérience nationale-socialiste de Heidegger, et plus généralement dans l'entreprise gigantesque de l'Allemagne à partir de la fin des années 20, lÕon retrouve cette mise en question et la remise en question révolutionnaire des concepts habituels de l'humanité, notamment de la polarité ancestrale Bien-Mal. La tentative de reformulation de la lecture traditionnelle de l'éthique par les idéologues nazis n'aura pu que plaire à Heidegger non pas sur la base du résultat de cette relecture, mais sur celle de l'effort collectif pour mettre en chantier d'autres échappées«. Le positif n'engendrait plus son négatif systématique puisqu'en expansion l'empire régulait à la demande ses moye ns en fonction de ses fins sans cesse renouvelées. Si le Führer est le positif premier et définitif, les moyens de la préservation de cette positivité ne le seront jamais. Le glissement exponentiel vers l'ultra-violence remodèle, à chaque fois que cette violence est employée, l'équilibre entre ce qui est positif et ce qui est négatif. DÕoù l'abjection des populations d'après -guerre pour ce qui avait en réalité basculé dans la sphère du positif lors du règne de cette positivité absolue qu'incarnait le Führer. Le silence de Heidegger sur ces questions s'explique peut-être par le respect de cet effort en soi, par- delà les atrocités commises (et qui ne le furent pas encore en 1934, au moment où Heidegger quitte le parti) : que cette entreprise se soit soldée par un échec idéologique et militaire ne fait pas du vainqueur le positif par excellence, mais plutôt par défaut. Qu'arrive à s'imposer à travers le monde un certain modèle de société (libérale) n'implique nullement que ce modèle soit nécessairement positif, mais que les autres soient automatiquement négatifs. Les outils dont nous disposons aujourd'hui s'inscrivent dans le couple opposant le Bien au Mal sans qu'ils ne permettent de juger judicieusement les entreprises alternatives. Ceci peut expliquer le silence de Heidegger, et pas seulement parce qu'il aurait peur d'être incompris de nouveau, mais peut-être aussi parce que lui-même ne propose pas sur le plan de l'éthique autre chose que cette dualité sempiternelle entre Bien et Mal. Pourquoi s'abstient -il? La fascination qu'exerce la nouveauté est capable de soulever des foules, l'histoire lÕa dit, et ce ne sont pas ses excès qui l'effraient. Nous pensons plutôt qu'il s'agit dÕun enseignement de la pensée même de Heidegger qui, Berger se tenant dans lÕéclairci e de lÕEtre, expérimente le silence gardé. 2 Cf. La métaphysique comme onto-théologie. avec autant de virulence que ses détracteurs, d'une pensée humaniste du Mal, c'est-à- dire d'une pensée qui basculerait dans la sphère du négatif l'idée du déploiement de l'homme en son essence. Heidegger ne procède pas du tout de la sorte puisqu'en militant contre l'humanisme il évacue dans le même geste le positif et le négatif (la valeur) et ne prend pas position quant à la détermination de ce qui est ainsi suspendu (lÕon s'abstient de juger dans l'effort d'ignorance en vue du retour au primordial, comme dans lÕépoché de Husserl). Heidegger s'oppose sur un terrain qui n'est pas celui de la négation pour cette raison qu'il ne tient pas pour positif ce à quoi il s'oppose. Au premier rang de ce cortège se tient la logique. 46. La logique (60) La réflexion que produit la logique nÕa pas été préparée par la pensée du logos et de son essence. Des tentatives en ce sens ont bien entendu déjà été faites. Mais en se 1 basant sur leur résultat, et Heidegger se montre en cela très pragmatique et tranchant , on peut dire qu'elle a «consommé sa perte» ( 59). Pourquoi? Une réflexion, Nachdenken, se prépare, Vor-bereiten. Etre prêt-avant ou prêt-devant (Vor-bereit) une pensée (Denken) d'après (Nach), réflexive au sens quasiment moteur du terme (un réflexe «causé» par un stimulus), ce n'est pas seulement être prêt à penser: c'est avoir effectué le retour en vor en vue du nach. Ce vor se situe dans l'essence du logos qui donne lÕEtre comme l'élément de la pensée, lequel est institué par ce retour comme le nach de la pensée (non pas le derrière, l'arrière-plan, mais la pensée «après» le déploiement de son essence : andenken). Le vor et le nach se retrouvent sur le chemin du destin de la vérité (logos) de lÕEtre (élément de la pensée). Ils sont le même lieu qui est l'éclaircie du Da. La pré-paration et la ré-flexion ne sont pas à prendre comme des activités s'échelonnant, se succédant, ni même se complétant, mais comme le même et unique geste qui met la pensée dans son élément. Le Da nÕa pas le sens spatial qu'on lui donne usuellement, de même le vor et le nach n'ont-ils aucune dimension temporelle. Ils sont ensemble dans le destin. Or la logique se passe d'une réflexion sur le logos, du vor, et donc du nach qui place la pensée dans son élément: elle est plus illogique que l'illogisme reproché à Heidegger. Il entend par «pensée rationnelle» celle qui commence par penser la ratio, la «pensée logique» comme celle qui a logiquement procédé pour obtenir ses résultats. Ces définitions ne sont pas abusives mais elles mettent en question le sens du logos et de la ratio, lequel est objet de querelles et rend stérile toute objection. En disant que le fondement de la logique n'est pas le logos, celui du rationalisme la ratio, Heidegger met-il d'abord en question la logique ou bien le logos et la ratio? En fait, le scandale est double car la logique ne pense pas son «élément», le logos, à quoi s'ajoute le fait que le logos sÕen trouve nécessairement réduit, contraint à lÕinessentiel, au fonctionnel - il s'est formé « sur le tas ». En s'abstenant d'une telle réflexion, la logique fait d'une pierre deux coups: elle perd pied et le langage sÕoubli. Le mode sur lequel sont formulées ses propositions crée un ordre qui n'est pas celui de la pensée authentique. Ainsi, lorsque lÕon plaide contre l'humanisme et la logique, cette logique voudrait que lÕon soit barbare et illogique, conséquences inéluctables et sans appel. Ce qui n'est pas noir ne peut être que blanc, comme dans le langage informatique où rien n'existe entre le 1 et le 0. Or 1 C'est noir ou blanc : ou bien l'essence originelle du logos est atteinte ou bien elle ne l'est pas. une réflexion attentive au sujet du langage et sur son essence montre que la vérité méthodique, conséquente, architecturale et logique ne dit pas grand-chose de son objet, de ce dont elle est la vérité. Ainsi, toutes les objections faites à Heidegger et fondées sur un système logique seront-elles repoussées aux frontières de la stérilité sophistique. 47. La valeur - des hommes, des objets, des faits (61) Lorsqu'il est parlé de valeur, ce sont notamment les domaines de la culture, de l'art, de la science, de la dignité humaine, de monde et de Dieu qui sont concernés. Pour donner quelques exemples, nous pourrions parler de la structure patriarcale dans nos sociétés, de l'appréciation d'un artiste par les critiques ou bien suivant le prix de vente de ses oeuvres, de l'adhésion de la communauté scientifique à une théorie nouvelle suivant le nombre de ses publications, de ses commentaires, etc., du grandiose d'une action suivant les valeurs héroïques alors en vogue, etc. Il s'agit toujours d'un système de « notation» de l'homme qui, ainsi, n'échappe pas à une hiérarchisation en règle. Dire que l'homme est la somme de ses actes (Sartre), c'est le placer sans cesse dans ce processus d'accumulation de «bons points» dont on fait le total au jour de sa mort. Cette comptabilisation exige un chiffrage, une homogénéisation des différentes actions mises à plat sur un même plan, une traduction en un langage universel : la valeur. Ce procès suit une grammaire bien précise venant se plaquer sur les actes en cause. Comme tout code, cette globalisation par la valeur se réclame d'une certaine objectivité en sachant que «Toute évaluation, là même où elle évalue positivement, est une subjectivation. » (61). Ce phénomène s'observe dans le rapport à autrui, certes, mais aussi, et c'est peut-être cela le plus grave, au sujet de soi- même -je me juge suivant des normes établies et souffre la moindre incartade, je me vexe et me tourmente au nom de ces valeurs. Ma subjectivité propre se trouve blessée par cette objectivité subj ectivée, deux «sujets » se trahissant l'un l'autre au même moment en me laissant seul en ce moi méconnaissable. Cette réduction vaut pour les hommes, mais également dans le rapport de l'homme aux objets. De nos jours, l'objectivation radicale s'effectue avec l'attribution à une chose d'un prix. Le «Tout est permis» de Dostoïevski marque une crise de la valeur, absorbée dans l'effervescence anarchique de notre société nouvelle. L'essor du modèle capitaliste confirme l'hégémonie d'une seule valeur à laquelle peuvent, en dernière analyse, se ramener toutes les autres: l'argent. Le travail, la force, le temps, l'intelligence, le courage, l'honnêteté sont désormais monnayables. Ce système fonctionne comme une machine infaillible où l'on sait par avance d'une chose à quelle qualité s'attendre en observant son prix. Prenons l'exemple d'un terrain; sa valeur, la fertilité. Un terrain en Haute-Saône peut jouir d'une grande fertilité agricole. Cette caractéristique est humaine dans le sens où c'est l'emploi pour l'homme qui va mesurer la valeur du terrain, mais celui-ci gardera une identité à lui-même (composition des sols, météo, etc.) que l'agriculteur ne pourra jamais changer (pesticides, irrigation, etc.). Au contraire, un terrain en Provence ne permettant aucune culture agricole se voit attribuer une fertilité d'un autre genre: il n'y poussera pas d'arbre, mais une maison avec une vue sur la mer que l'on pourra louer à des touristes en saison. Le terrain est un bien qui, selon sa destination, sera vendu plus ou moins cher. Il n'est plus partie de la surface de la Terre, mais du patrimoine d'un homme. L'homme dévalue la terre, évalue son patrimoine, et se compare aux autres hommes. C'est ce que Heidegger entend par «faire-valoir ». Le terrain en Provence n'a pour fonction que de faire valoir son propriétaire alors que, et pour le dire comme en riant, l'être-de-l'étant (du terrain) n'a que faire du statut social de son propriétaire. C'est ce lien de propriété même liant l'homme aux objets du monde qui intéresse vivement notre problème. Il est étonnant que Heidegger n'ait pas thématisé plus explicitement, et sur le rebond matérialiste, ce rapport de propriété juridique. La propriété, si elle n'est pas une personnification de l'objet, est une humanisation; cette pipe est celle de Paul, cette plume appartient à Jacques, qui la tient de son grand-père (une généalogie de l'objet est le commencement de son évaluation, l'ancienneté un gage de fidélité, de fiabilité de l'objet). La propriété étant un rapport complètement fictif (puisque fondé sur des normes), ce n'est que pour autant que l'on se sent propriétaire qu'on ne l'est. Nous pouvons donner un exemple de droit; le possesseur d'un objet réel, celui qui en jouit présentement, est réputé propriétaire de la chose. Dans un litige portant sur la propriété d'une chose, la charge de la preuve incombe à la partie qui se prétend propriétaire contre le possesseur de bonne foi. Ce détail est essentiel, car la bonne foi indique cette croyance en l'existence du lien, une volonté toute orientée vers lui, une foi en l'objectivité de ce qui n'est encore que subjectif (jusqu'au verdict). Le litige va se résoudre par un choix parmi deux objectivités contradictoires; la partie perdante doit alors reconnaître que ce lien qu'elle prétendait entretenir avec l'objet n'était qu'illusion, qu'elle a abusivement objectivé son rapport à l'objet. C'est une subjectivation en règle du statut de l'objet dont la valeur se calcule désormais suivant l'attachement (affectif) de la personne, sa place dans son patrimoine, son utilité dans la vie du propriétaire, etc. (des données toutes subjectives). L'objet n'est plus rien en dehors des fins que l'homme lui a assigné. Ce phénomène est, à sa manière, une sorte d'anthropocentrisme, puisqu'il ramène à des caractères humains les objets satellitaires de son environnement. Pour les choses de « manufacture naturelle » surtout, ce nombrilisme est une atteinte à leur être même. Dans leur essence comme dans leur existence (si l'on peut se permettre ce terme), leur omnigestion par l'homme a force de loi. Heidegger invoque donc à sa manière un retour au choses mêmes fondé, comme chez Husserl, sur une suspension du jugement, mais en ce sens seulement que le jugement est l'assignation d'une valeur à une chose. L'évaluation ne se produisant pas uniquement lors du jugement, mais aussi dans le rapport ordinaire aux choses que l'on alimente par leur emploi même, le laisser-être heideggérien est beaucoup plus étendu que l'époché husserlienne. Penser contre les valeurs pour toucher le pur objet n'est pas une critique sur le choix des valeurs (la culture, l'art, la science, etc.), ce n'est pas dire que l'objet ne dispose pas de ces valeurs ou que d'autres lui conviendraient mieux. Heidegger ne remplace pas un système par un autre. Il rejette plutôt le pouvoir tentaculaire de ces valeurs s'étendant, depuis notre relation à lui, sur le terrain de son être. Dans un second temps seulement nous pourrons dire que c'est parce que l'objet est contraint dans son être que notre relation à lui est inauthentique. L'évaluation de l'objet inverse la priorité de son être par rapport à sa relation à l'homme. Heidegger nous invite à redonner à l'être sa place première, un respect dont la considération se traduit en souci. Cela fonctionne comme la revendication de l'Etre, mais à moindre échelle. Il s'agit comme d'un début, un exercice propédeutique à l'ek-stase où « apprendre à vivre dans ce qui n'a pas de nom» serait «apprendre à vivre sans la valeur.» Les enjeux ne sont pas le mêmes, mais le laisser-être trouve ses racines dans le même effort. Donner une valeur à quelque chose doit devenir essentiellement «Autre Chose» que son object-tité. La valeur, tout comme ces notions métaphysiques (humanisme, pensée, vérité, être, nihil, etc.), peut revêtir un autre sens que celui de « notation» et servir une toute autre fin: elle doit être le rassemblement en la maison de l'Etre de ce qui mérite son soin. Elle est, si l'on veut commencer à penser proprement, non pas jugement, mais la richesse inexprimable du mot. « Evaluer, c'est- à-dire conserver comme pensé dans la mémoire. » 1 Aussi la valeur n'est-elle pas ce que l'on retient d'une chose en vue d'une utilisation à venir, mais la « mise en garde» par la pensée dans le langage. La valeur ainsi définie est ce qui tient-lieu dans le mémorial-pensé. Cette lieu -tenance de la mémoire se déploie sous le regard vigilant de l'Etre. VIII. Propédeutique à La question de L 'Êthique «Ce n'est pas vous qui serez reçues en partage par
un 48. Appréhender l'éthique (25, 70 à 72) L'éthique est l'effort que fait une métaphysique, suivant un détour par la philosophie de l'action, pour testifier de son intérêt, pour légitimer son « méta » en montrant qu'elle y vit également, dans le «physique ». L'homme du commun est autant invité à prendre connaissance de ce qu'elle enseigne que le savant, car c'est lui aussi qui est concerné dans sa vie quotidienne. L'éthique est l'ouverture à la plèbe. Elle est ce qui témoigne de son plébiscite. Elle s'intéresse à l'homme tel qu'il agit 1 Qu'appelle-t-on penser ? p.68-69. conformément à son essence, celle déterminée métaphysiquement. Elle est une interprétation métaphysique d'un homme métaphysique. Le problème est le même que celui déjà aperçu et mis à profit dans la conférence intitulée Qu'est-ce que la métaphysique ? Nous avons vu comment Heidegger s'autorisait tout de même la thématisation d'une question métaphysique, qu'il y été même contraint, et quels rapports ses analyses entretenaient avec le destin de la vérité de l'Etre. Mais, pour parler d'éthique, il ne met pas son lecteur devant une problématique éthique, un choix du genre que Sartre donne dans L 'existentialisme est un humanisme: le jeune homme qui ne sait pas s'il doit s'engager ou bien rester auprès de sa mère. Appréhender l'éthique pour dire qu'elle est métaphysique sans faire cependant de la métaphysique, ce peut être délicat - surtout lorsqu'on tente un dépassement de la métaphysique et qu'une éthique s'y fait jour. L'enjeu est pourtant de taille, d'autant que Heidegger reste souvent équivoque. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il est régulièrement amené à recadrer sa lecture et repréciser le sens de certains mots qui prêtent à confusion (et sur lesquels il joue énormément). Il le fait au §25 : «Sein und Zeit appelle «déchéance» l'oubli de la vérité de l'Etre au profit d'une invasion de l'étant non pensé dans son essence. Le mot ne s'applique pas à un péché de l'homme compris au sens de la philosophie morale et par là même sécularisé, il désigne un rapport essentiel de l'homme à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre à l'essence de l'homme. De la même manière, les termes d' «authenticité» et d' «inauthenticité» qui préludent à cette réflexion n'impliquent aucune différence morale- existentielle ou «anthropologique». Ils désignent cette relation «extatique» de l'essence de l'homme à la vérité de l'Etre ». Si Heidegger ne porte pas jusque sur le terrain de la morale sa pensée de l'Etre, le choix de son vocabulaire mérite tout de même un commentaire. Un auteur qui consacre une telle attention au soin de la langue ne choisit pas au hasard des termes quasiment bibliques (« déchéance » de l'homme chassé du jardin d'Eden, «errance» du peuple juif, etc.). N'est-ce pas précisément pour mettre à profit cette connotation morale que Heidegger fait emploi de pareils mots? Dans quelle mesure peut-on recevoir des éclaircissements qui préviennent certes d'un malentendu, mais qui n'expliquent pas le choix des mots? Heidegger trouve dans la question de Jean Beaufret un biais qui met en perspective sa pensée avec une partie de la métaphysique, mais sans préciser s'il s'agit d'une ontologie fondamentale ou pas. Cette question est la suivante: « Ce que je cherche à faire, depuis longtemps déjà, c'est préciser le rapport d'une ontologie avec une éthique possible?» (§67). La méthode heideggérienne revient à nouveau à la charge, et l'essentiel de la réflexion se déroule sur la définition du sens des mots « éthique» et « ontologie ». C'est sans surprise que Heidegger annonce son programme au §71 et dit que la relation entre deux disciplines caduques ne permet pas un questionnement productif. La discussion ne portera donc que sur la caducité de ces deux disciplines philosophiques, et non sur le déploiement de leur essence. 49. Héraclite (73 à 78) Heidegger est un fervent lecteur d'Héraclite, l'Obscur, à qui il a déjà consacré un cours en 1943 (non publié à l'époque) intitulé Alèthéia, et qu'il clôt ainsi: «Mais l'or, l'éclat sans apparence de la clarté, ne se laisse pas prendre, parce que lui-même ne prend pas, mais est pur événement (das Reine Ereignen). L'éclat sans apparence de la clarté émane du «s'abriter» inviolé, sous la garde, qui se contient, du Dasein. C'est pourquoi l'éclat de la clarté est aussi, en lui-même, le «se-voiler» et, pour autant, la chose la plus obscure. » 1 Il traduit dans ce cours quelques fragments d'Héraclite: « Les ânes prennent la paille plutôt que l'or.» (fragment 9), «Comment quelqu'un pourrait-il demeurer caché devant ce qui ne sombre jamais (É) à celui-ci, c'est-à-dire à la clarté? » (fragment 16). Ces questions concernent le Dasein qui vit à-la-méprise de son essence, et commencent déjà de demander si la pensée peut formuler la question de la remise de l'homme en son essence. Il peut sembler de prime abord assez étonnant de voir Heidegger citer le fragment 119 d'Héraclite car le rapport de l'ontologie à l'éthique n'y est pas expressément désigné. Heidegger commence par donner sa traduction ordinaire : «Le caractère propre d'un homme est son démon.» Nous sommes loin, en effet, de notre sujet. Nous ne cherchions pas la nature de l'homme. Plutôt que de définir l'ontologie et l'éthique telles qu'elles ont sévi dans la philosophie, il situe leur origine suivant les indications de sa pensée propre qui, nous le savons déjà, s'efforce de prendre toute la distance qui s'impose par rapport à ces deux disciplines. Leur point de départ résume ainsi leur définition, et la partialité de ce choix place Heidegger dans une position peu confortable face à ses détracteurs. Qui plus est, la sentence ne doit pas être comprise dans son sens usuel, celui-là même que ces détracteurs pourraient accueillir, mais suivant sa traduction heideggérienne. Qu'est-ce à dire ? Que sa traduction ordinaire laisserait dériver l'éthique et l'ontologie vers les écueils que Heidegger cherche justement à combattre ? Qu'en désaccord perpétuel Heidegger ne s'entendra-t-il pas même sur le sens des sentences fondamentales qu'il choisit pour développer sa pensée? Ne s'expose -t-il pas ainsi à des reproches aussi facile que, par exemple : Heidegger se méprend sur le sens des auteurs dont il invoque la sagesse et ruine par là même la légitimité de son dire, la cohérence de son discours, il prive sa pensée du fondement qu'elle recherche sur le terrain grec? Nous allons voir comment cette sentence se révèle pertinente, comment elle déploie son sens aux cotés d'une anecdote rapportée par Aristote. Heidegger donne deux traductions successives de la sentence d'Héraclite, des traductions non pas du Grec à l'Allemand, mais de la langue métaphysique en langue qui tente de penser en direction de l'Etre: « L'homme habite, pour autant qu'il est homme, dans la proximité du dieu. »2 Puis, au §78, un sens plus heideggérien encore: 3 « Le séjour (accoutumé)est pour l'homme domaine présence 5 le ouvert 4 à la du dieu, 1 Essais et Conférences, Alèthéia, p. 341. 2Lettre sur l'humanisme, §73. 3 Geheure. 4Das Offene. 5 Die Anwesung. 6 Des Un-geheuren. Nous savons déjà tout l'intérêt que Heidegger porte à la traduction et à l'altération nécessaire de la langue qui, pour ce qu'elle a à dire, revêt des formes toujours plus étranges. Le défi du mot est de n'en dire ni trop, ni pas assez. Une langue morte telle que le Grec se prête bien à la malléabilité que suppose une pensée cheminante, et sa traduction sera originale dans la mesure de l'originalité de la pensée qui l'invoque. Il renchérit en rapportant une anecdote de Aristote décrivant la scène du four: «D'Héraclite, on rapporte un mot qu'il aurait dit à des étrangers désireux de parvenir jusqu'à lui. S'approchant, ils le virent qui se chauffait à un four de boulanger. Il s'arrêtèrent, interdits, et cela d'autant plus que, les voyant hésiter, Héraclite leur rend courage et les invite à entrer par ces mots : «Ici aussi les dieux sont présents.» » 1 Vers quoi portent ces deux exemples, sur quelle terre déposent-ils le voyageur ici arrêté? Heidegger interroge l'éthique, et nous voilà mis devant l'opposition classique entre la sagesse du penseur et la brutalité de la masse. L'incompréhension des curieux et la réponse d'Héraclite aident-elles à mieux comprendre le rapport de l'ontologie à l'éthique ? Pourquoi Heidegger choisit-il précisément cette anecdote pour expliquer sa position sur une question si importante et si complexe ? Parce que le défi étant de ne pas rentrer sur le terrain de l'éthique et son eau métaphysique, il faut partir de sa racine pour que, une fois développée, le lecteur s'aperçoive qu'il s'agissait bien du rapport de l'ontologie à l'éthique. Heidegger s'identifie à Héraclite en ce sens qu'il n'est pas compris par ses visiteurs. La simplicité de la réponse produit pareillement ce vertige qui rebute d'autant plus le visiteur, ou bien donne le ton de la profondeur de ce qui est à penser. Héraclite, comme Heidegger, pense une chose à ce point essentielle, la proximité même, qu'elle paraît la plus éloignée, la plus fantasque. On lit une sorte de frustration de ces auteurs qui tentent d'assumer l'incompréhension des autres, mais s'isolent encore plus lorsque leurs explications restent laconiques (Héraclite) et compliquées (Heidegger), lorsqu'ils essaient de rester fidèles à leur pensée propre. L'on ne peut pas vulgariser l'essentiel qui est déjà à ce point condensé, compact, simple, qu'un résumé serait en vérité plus long que le dire originel. Le problème est le même: comment dire simplement le simple ? En mathématiques, même les évidences sont démontrables. Si l'on se base sur un tel système logique, l'on se condamne à des démonstrations non seulement homériques, mais encore impossibles, dont les épisodes s'enchaîneraient sans terme. Heidegger décrit l'attitude des étrangers afin de mieux souligner le gouffre qui les sépare du penseur. Cet écart est le même que celui qui sépare l'éthique et l'ontologie telles qu'on les comprend aujourd'hui de ce qu'elles seraient plus originellement. Cette scène se joue en fait sur différents tableaux et stigmatise de nombreuses oppositions; entre un penseur et son public, entre une pensée authentique et une philosophie qui réduit, qui systématise, entre l'ouverture et le préjugé, entre la pensée grecque et ce qu'elle deviendra au cours de son histoire métaphysique, etc. Ce hiatus est le même dont souffre encore la pensée heideggérienne. Cette anecdote met à 1 Partie des Animaux, A5, 645 a 17. jour lÕun des sens de cette Lettre sur l'humanisme, dont le sujet est en fait une réponse aux méprises sur la pensée de la vérité de lÕEtre. Ce qui importe dans le dire héraclitéen n'est pas son panthéisme, ni sa place dans la pensée de la mythologie grecque. C'est au contraire le rapport établi entre d'une part, la vie courante, une quotidienneté dans laquelle personne ne se baigne deux fois (Panta rei), l'éthique telle qu'elle se décline alors, sans l'acquisition de brevets moraux ni l'avancement dÕun projet quel qu'il soit et, d'autre part, la pensée qui s'effectue tout de même (malgré l'absence d'éthique au sens moderne du mot), la pensée qui touche à l'essentiel, aux dieux non pas agissant mythologiquement, mais aux dieux comme fond ontologique dÕune pensée venue à bout d'elle-même, c'est-à- dire l'ontologie encore sans nom en-deçà de quoi rien n'est plus pensable. L'ethos est avant tout un lieu, une tanière dÕoù lÕon s'élance à l'aventure du monde, où lÕon revient nécessairement, une tanière dont lÕon n'oublie pas le chemin, qui reste inscrite en nous quoi que nous fassions. Il est à nous, en nous, et pour nous: c'est ce que signifie le verbe «habiter ». L'homme habite. C'est en dire beaucoup plus long déjà que seulement «le caractère propre de l'homme ». Heidegger dit-il que le caractère propre de l'homme est d'habiter? Non, l'habiter est la propreté (Eigentlichkeit) même. L'habiter n'est pas le plus propre des caractères parmi ceux que lÕon peut lui attribuer, mais ce de quoi l'homme est homme. LÕethos nÕa pas le caractère absolu de la vérité, mais de la Eigentlichkeit. Tout n'est pas déjà pensé dans cet ethos, mais désigne ce qui est à penser. C'est un prodige qui laisse à penser. Où l'homme habite-t-il ? Dans la proximité du dieu (cf. Abri dans la vérité de lÕEtre). Nous avons déjà analysé le rapport de Heidegger à la religion, mais il mérite ici une nouvelle remarque. Le rapprochement entre lÕEtre et le dieu, et dont Heidegger se défend, est-il vraiment abusif ? Le parallèle entre la proximité du dieu et celle de lÕEtre se fonde sur ce son essence 1 à quoi l'homme appartient dans . Heidegger parle du même fond et dans les mêmes termes; est-ce à dire que nous avons décelé chez lui un mysticisme refoulé? Non, et c'est l'épisode du four qui va recadrer cette question en expliquant ce que Héraclite entend par « dieu ». Dans la traduction de la sentence 119 après l'épisode du four, c'est-à-dire la sentence encore enrichie dÕun sens de prime abord peu évident, les termes-clefs ne sont plus « homme» (mot répété deux fois dans la première traduction) ni dieu, mais «séjour (accoutumé) », «domaine ouvert », « présence» et « in-solite ». Le jeu de mot entre Geheure et Un-geheure, séjour accoutumé et insolite, n'est pas seulement le signe d'une opposition entre l'ordinaire et l'extraordinaire, mais celui d'une profonde solidarité entre l'éthique et l'ontologie, une racine commune (-heure) qui fait que l'habituel n'est pas si «normal» que cela, que l'insolite n'est pas si improbable qu'on ne le pense. Heidegger ne dit pas que l'insolite ne peut se produire que sur le terrain de l'ordinaire (ce serait une ineptie tout à fait inutile, et ce n'est pas cela qu'il faut retenir). Il éclaire le sens des mots « éthique » et «dieu» comme « séjour de l'homme» et « élément », le mot central étant alors «Das Offene », le domaine ouvert. Heidegger désigne ici ce où est conduite lÕek-sistence. Celui qui veut penser ne doit pas s'attacher à ce qu'il voit, à la quotidienneté, à l'étant, mais à l'ouverture qu'est son séjour, à l'élément de la pensée dont l'accès n'est pas semé d'embûches, mais d'une simplicité essentielle. La présence de lÕin-solite, das Un-geheure (l'élément de la pensée) est l'ouverture, laquelle est le séjour accoutumé, 1 Lettre sur l'humanisme, §73. das Geheure. L'insolite n'est pas le séjour accoutumé, nous ne sommes pas accoutumé à l'insolite, le Un- ne se résorbe pas dans l'ouverture, mais la présence se produit dans le séjour tant qu'il est domaine ouvert. Heidegger ne fait pas preuve ici de mysticisme, mais tente de comprendre ce qui n'a finalement été réduit qu'à un mysticisme grec, et dont on s'aperçoit maintenant qu'il était un effort pour penser en direction de l'Etre, de la présence de l'in-solite. L'idée de dieu ou de démon chez Héraclite est en fait bien plus proche de celle de l'Etre chez Heidegger que de celle de Dieu chez les Chrétiens. La vérité de l'Etre qu'Heidegger tente de porter au langage n'est pas théologique, et c'est sans hésiter qu'il dit qu'elle n'est pas ontologique non plus. C'est parce qu'elle n'est pas une étude de l'être de l'étant et qu'elle est si difficile à qualifier que Heidegger s'autorise des analogies telles que celle du dieu chez Héraclite. Cet exemple sert à montrer en quoi cette pensée est impossible à qualifier, car l'on est bien embarrassé après cette analyse pour dire si la sentence d'Héraclite est ontologique ou bien théologique, et s'il s'y trouve un contenu éthique au sens onto-théologique du terme. L'éthique comprise au sens originel (Geheure) est intimement liée à l'ontologie (Un-geheure) mais ne sera pas dite ontologique dans la mesure où cette discipline ne 1 désigne plus que la pensée de l'étant dans son être . Privée d'une ontologie originelle et fondamentale, l'éthique perd jusqu'à son nom dont le sens ne désigne plus que ce que l'ontologie métaphysique a pu lui conférer de contenu. Ce dans quoi l'homme habite n'est pas l'univers environnant, mais le monde. Le séjour de l'homme n'est pas celui qu'il effectue sur Terre, sa vie parmi ses congénères, mais dans la vérité de l'Etre. Le divers sensible importe peu. Le plus proche, en même temps le plus lointain, est de partout dans ce monde sans parts et sans tout, sans dessus et sans dessous. Il n'y a pas de lieu en ce monde où l'homme est plus homme, où la pensée se porte plus loin : c'est en ce monde que pense la pensée. Si l'on s'arrête à ce que l'univers environnant nous laisse voir, nous nous fermons résolument au monde où l'homme habite. L'éthique n'est donc pas un code où l'homme inter-agit avec son univers environnant, mais un lieu où la pensée pense, où l'homme est homme. Cette éthique ne commence pas avec l'ordre de quitter le niveau de l'homo animalitas pour atteindre celui de l'homo humanus car nulle injonction n'existe dans ce simple état de fait, que deux niveaux existent. L'éthique est seulement l'un de ces deux niveaux, celui de l'homo humanus. Cette conception de l'éthique suppose tout de même une position quant à l'univers environnant dont Heidegger ne parle jamais qu'en termes de rejet, mais dont on peut se demander si elle n'est pas justement l'éthique au sens métaphysique du mot. Nous verrions alors émerger une question fort simple: l'exigence de penser revêt-elle un caractère éthique? La réponse suivant laquelle il en retourne de l'essence de l'homme et que cette destination ne laisse aucun choix à l'homme ne suffit pas à expliquer le comportement du « on ». La description d'une déroute métaphysique est une manière de juger, jugement qui parle la langue de l'étant puisque c'est de lui qu'il s'agit. Nous verrons que Heidegger pose la question d'une éthique sous-jacente à sa critique de la métaphysique, mais qui n'est pas une éthique issue de la pensée. Cette éthique est critique métaphysique de la métaphysique, jamais pensée de la pensée. 1 Lettre sur l'humanisme, §79. 50. La pensée n'est ni théorie ni pratique (79 à 81 et 90) «Il faut en effet nous demander: cette pensée qui, pensant la vérité de l'Etre, détermine l'essence de l'humanitas comme ek-sistence à l'Etre, reste-t-elle seulement une représentation théorique de l'Etre et de l'homme, ou peut-on en tirer en même temps d'une telle connaissance des indications valables pour la vie pratique et utilisables par elle? La réponse est celle-ci: cette pensée n'est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant cette distinction. Pour autant qu'elle est, cette pensée est la pensée de 1 l'Etre dans l'Etre et rien d'autre.» L'engagement de l'Etre que nous avons étudié au début de notre travail rappelle que l'engagement par et pour l'Etre n'engage rien, ne produit rien, qu'il n'a pas de conséquences. Il n'est pas une cause car l'ordre causal est celui de l'étant, non pas celui de l'Etre. C'est d'ailleurs pourquoi la logique n'a pas sa place dans la pensée, car elle est l'ordonnancement de cette causalité. Or la pensée «n'a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. »2 Dire que la pensée est en tant qu'elle pense est loin d'être tautologique car, en même temps que de la limiter à un seul et unique « agissement », c'est lui donner son entièreté et sa simplicité. Il y a quelque chose qui est à-penser, la pensée le pense (elle dit ce qu'il y a à dire). Nous avons déjà dit que ce qui laisse à penser est ce qui est le moins pensé; penser l'Etre, c'est «laisser l'Etre - être ». L'humilité de la pensée qui n'est plus créatrice, mais qui s'apparente bien plus à ce que Platon disait au sujet de la réminiscence, la pauvreté du berger qui accepte la garde, le silence du langage qui conserve et maintient ne laissent rien à penser à l'éthique, tout étant déjà confié à la Simplicité. Lorsque la pensée pense, elle est et ne fait rien être; elle s'est fait être, si l'on veut (l'Etre, lui, est déjà, il est ce qui est avant tout). Mais dans cet agir il n'y a ni avant ni après. L'Etre n'est pas avant que la pensée ne soit; elle ne naît pas (un beau jour) de l'Etre, mais se déploie lorsqu'elle est dans son élément. De cet être-ensemble l'éthique est absente et ne vient pas non plus s'y adjoindre après. La pensée est seule, et ce qui s'y rajoute ne peut être que parasitaire, un corps étranger qui ne la touche pas tant qu'elle reste ce qu'elle est - heureuse. L'action - comme activité sur quelque chose - se traduit, quand il s'agit de la pensée, par une élévation à la pureté essentielle de toute action : l'activité est le fait même qu'elle soit, qu'elle pense, et ce sur quoi elle agit est elle-même, son essence qu'elle déploie ainsi. Son « objet », si l'on peut encore se permettre ce mot, n'est donc ni théorique ni pratique, c'est la pensée même dont il n'est jamais décidé quoique ce soit et qui ne décide de rien. A la question: à quoi sert la pensée? nous ne pouvons que répondre: à rien. Mais il y a de la pensée. Au demeurant, si l'éthique peut servir quelque chose, nous ne pouvons dire qu'ily a de l'éthique dans la mesure où l'éthique est un produit de l'homme (créé par lui et pour lui) qui n'est pas donné ni ne donne (es gibt) quoi que ce soit. L'éthique vend plus qu'il ne donne suivant une échelle de valeurs qu'il établit seul. La vie pratique n'est pas l'élément de la pensée; sans rapport aucun avec sa quotidienneté, la pensée n'offre aucune prise et ne peut être l'objet d'une «récupération» éthique. 1 Lettre sur l'humanisme, §81 et 81. 2Lettre sur l'humanisme, §82. La question que pose Heidegger indique avec raison le risque qu'encoure cette pensée, à savoir de rester «seulement une représentation théorique de l'Etre et de l'homme ». Le réflexe logique étant de dire que si une pensée n'est pas pratique, alors elle est théorique, perchée sur des cimes qui ne concernent en rien les hommes que nous sommes réellement, une pensée jonchées d'élucubrations toutes plus folles les unes que les autres. Heidegger analyse plus tard dans notre Lettre les tendances arbitraires ou aventurières de la philosophie, thème qu'il aborde ici suivant un de ses aspects (l'alternative pratique/théorique). Ses contemporains lui ont souvent fait le reproche de n'être qu'extrêmement métaphysique, en décalage complet avec la réalité humaine (décalage qui explique peut-être la traduction malheureuse, mais abandonnée depuis, du mot « Dasein» par «réalité-humaine »; cette tentative pour ramener Heidegger dans l'arène des philosophes de la phénoménologie n'aura visiblement pas porté tous ses fruits...). Sartre incarne bien le contre-pied classique qu'un lecteur de Heidegger prend devant l'étourdissante puissance d'une pensée qui dit ce qu'elle a à dire. Le retour aux préoccupations plus réelles, qu'elles soient de situation, d'éthique, de politique, etc. signale un recul devant la pensée de Heidegger. Il se défend ici non seulement du reproche qui lui est fait (sa pensée n'est pas assez pratique), mais aussi de celui qu'on aurait dû lui faire (sa pensée n'est pas assez théorique). Sa défense est simple : l'on ne peut regretter que sa pensée soit trop peu pratique sans regretter en même temps qu'elle soit trop peu théorique, à moins de ne l'avoir pas bien lu. La pensée se produit avant la distinction entre pratique et théorique; cela ne signifie pas que la distinction soit maintenant opérable, comme si la pensée lui était propédeutique, qu'elle était une prémisse à effectuer patiemment, que le temps ferait les choses. Il n'y a pas d'après à cet avant. La seule distinction qui subsiste n'est ni celle entre théorique et pratique, entre poésie, philosophie et science, entre Antiquité et âge moderne, entre philosophies idéalistes, matérialistes, empiristes, phénoménologiques, etc., mais entre métaphysique et pensée qui pense en direction de la vérité de l'Etre. Une fois encore, Heidegger se justifie derrière ses propres lignes en coupant court à toute nouvelle objection sur cette question - l'herbe sous les pieds de ses adversaires est bien cette distinction entre théorie et pratique, et la disjonction opérée par Heidegger ouvre à d'autres problèmes, notamment celui de la liberté. La pensée est «un faire qui dépasse d'emblée toute praxis.» (90). Mais il demeure chez Heidegger une réflexion sur la praxis qui ne parvient pas à s'émarger dans sa langue métaphysique. La Lettre sur l'humanisme, comme tout autre texte, reste forclose dans la métaphysique et n'arrive qu'à « indiquer » le lieu où l'éthique n'a plus lieu. Nous verrons prochainement comment «sous-vient» tout de même une éthique dans ces propos, comment une éthique s'y sous-tend irrémmé-diablement. 51.Différences entre praxis, théoria etpoïesis; de l'aliénation du langage (1) La différence entre la pensée telle qu'on la rencontre (pensée de l'étant dans le double sens du génitif) et la pensée en son essence (pensée de l'Etre) est la même que celle établie entre techné et poïesis. La pensée, jusqu'à présent, n'a pas été déployée dans son essence, ses pétales closes à l'advenir de l'Etre. Son dire ne peut être technique mais, si l'on s'en tient aux distinctions établies par les Grecs, poétique. Reste à savoir si la pensée qui pense en direction de l'Etre conservera ce type de détermination du langage et prendra partie pour l'un ou l'autre de ces genres. Deux questions émergent ainsi: doit-on maintenir ces distinctions? Si oui, pourquoi la pensée de l'Etre doit-elle être poétique? La qualification technique de la pensée signe sa négativité (elle est ce qu'elle n'est pas, elle n'est pas - ce qu'elle est), et sa détermination théorétique la gêne alors qu'elle n'éprouve pas ce qu'elle «devrait être ». Se débattant devant l'impasse qu'est la métaphysique, elle s'est perdue plus encore devant le succès des sciences qui, elles, sont dans leur élément. Heidegger rend toutefois l'hommage qui leur est dû aux Grecs, et à Aristote surtout, pour la distinction qu'ils ont su faire entre techné et poïésis. Il regrette seulement que, d'une part, ils n'aient vu qu'il s'agissait de la différence entre pensée et expérience pure de la pensée et, d'autre part, qu'ils aient préféré s'engager dans la première plutôt que dans la seconde. Ce qui importe ici, c'est que les distinctions opérées par l'histoire de la pensée sont authentiques, valables. C'est déjà une aide très précieuse pour le travail de Heidegger, une indication apte à guider la confiance du penseur d'aujourd'hui. Aristote distingue philosophie théorique, philosophie pratique (éthique et politique) et philosophie poétique (celle qui s'occupe de la production, poïésis, en particulier d'Ïuvres d'art) et subdivise à son tour la philosophie théorique en théologie, mathématiques et physique1. La praxis est l'action immanente, ayant en elle-même sa propre fin, et la poïésis est la production d'une oeuvre extérieure à l'agent2. Cette distinction, apparemment claire, fonde la différence entre sciences pratiques et poétiques. Mais, dans le détail, Aristote oublie souvent cette distinction, et il lui arrive de décrire la structure de l'action (praxis) morale en prenant pour modèle l'activité technique, dont les articulations sont plus visibles. L'amalgame entre poïésis et praxis ne laisse plus qu'un mode possible pour la pensée, la théoria. Nous verrons plus tard quelles conséquences cette confusion a pu avoir sur la métaphysique à venir et le joug qu'était cette distinction entre pratique et théorie pour une pensée qui cherche à se produire avant elle3. Si tant est que la distinction existe encore, c'est certainement sur le mode po étique de la vérité de l'Etre viendrait au langage. Or c'est justement celui-là qui s'est résorbé sous les noms de praxis et de techné, technique qui a ramené sur elle tout l'ordre du langage. Heidegger se propose-t-il de reclarifier cette distinction ? Non, il la laisse au point où Aristote l'a abandonnée afin de laisser libre le langage, laisser-être qui se poursuit avec une libération des liens de la grammaire. C'est uniquement lorsqu'il parle des penseurs et des poètes que Heidegger place le dire de la vérité de l'Etre sur un terrain poétique, mais dont les frontières ne s'arrêtent pas à la forme poétique proprement dite - un terrain bien plus vaste qui n'a besoin d'aucun nom et que l'histoire de la marche du Destin forme au gré de ses ressacs. Le nom de «logique» n'est pas de Aristote, mais apparaît pour la première fois avec Xénocrate4, successeur de Platon à l'Académie. La logique n'est pas une partie de la philosophie, et l'on est loin d'une logique formelle, impliquant une séparation rigoureuse de la forme du discours et de son contenu, de la façon dont l'entendront les modernes. S'il n'y a pas encore de logique, Aristote s'intéresse déjà au scandale que 1Métaphysique, E, 1, 1026 a 13. 2EthiqueàNicomaque, I,1, 1094a3 ; VI, 5, 1140b6. 3 Cf. commentaire du §82 : «Cette pensée n'est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant cette distinction.» 4 Il ramenait le nombre mathématique au Nombre idéal et versait alors dans une sorte de mysticisme dualiste, pour lequel l'Inégal n'était pas seulement l'un des principes du Nombre, mais la racine du Mal. Aristote n'aura de cesse que de réguler ce mathématisme outré. sont les sophistes et à la manière dont il faut user de la langue (cf. la Rhétorique, les Topiques, les Premiers Analytiques ). Celle-ci est une technique qui s'apprend, qui se comprend, comme toutes les autres techniques, mais qui a la particularité d'être désintéressée. Le problème vient de ce que, ne parvenant plus à rester l'effort purement théorique par rapport au geste pratique de la recherche scientifique, et parce qu'elle se veut une science au moins aussi exacte que les autres, la pensée perd son esprit désintéressé, son autonomie, entre en contradiction avec elle-même et ne peut s'en tirer qu'au prix d'un compromis avec la logique. Le programme de Heidegger est de montrer que, si une distinction doit être opérée, ce n'est pas entre pratique et théorique, ni entre pratique et poésie, mais entre poïésis et techné, et que la pensée relève bien plus de la poïésis que de la techné (dont les penchants pratiques et technoscientiques sont à prévoir). «Cette pensée surpasse toute contemplation parce qu'elle se soucie de la lumière en laquelle seule une vision comme théoria peut séjourner et se mouvoir. »1 Nous ne pensons pas l'agir: la pensée agit en tant qu'elle pense. Heidegger met en perspective deux choses usuellement tenues pour opposées. L'opposition sempiternelle entre philosophie de l'action et philosophie de la contemplation, entre vie active et vie métaphysique est consacrée par Heidegger lui-même qui emploie cette dualité penser -agir. Elle s'explique par la manière usuelle de connaître l'agir. Mais cette opposition ne résiste pas au revers de la pensée de l'Etre qui les assimile. Du coup la question de la liberté est-elle posée différemment: est-elle celle de l'agir en tant qu'il pense ou bien de la pensée en tant qu'elle agit? Si les deux sont ramenés l'un à l'autre, c'est la définition même de ce que peut être un humanisme qui s'en trouve affectée. Heidegger, même s'il généralise ouvertement, ne s'en tient qu'à quelques manifestations de l'humanisme, ce courant générique2 dont cette présente Lettre témoigne l'importance. La définition du mot « humanisme» peut être sujette à controverse « suivant la conception qu'on a de la «liberté» et de la «nature» de l'homme. De même se distinguent les moyens de le réaliser. » 3 52. La liberté libérée - Mal et Bien (82) « La liberté n'est pas seulement ce que le sens commun aime à faire passer sous ce nom: le caprice qui parfois surgit en nous, de pousser notre choix vers telle ou telle extrémité. La liberté n'est pas une simple absence de contrainte relative à nos possibilités d'action ou d'inaction. Mais la liberté ne consiste pas non plus en une disponibilité à l'égard d'une exigence ou d'une nécessité (et donc d'un étant quelconque). Avant tout cela (avant la liberté «positive» ou «négative») la liberté est l'abandon au dévoilement de l'étant comme tel. La caractère d'être dévoilé de l'étant se trouve préservé par l'abandon ek-sistant; grâce à cet abandon, l'ouverture de 1Lettre sur l'humanisme, §90. 2 Notons au passage qu'une histoire de l'humanisme aurait pu commencer avec les Grecs, dont toute la tradition se réclamera par la suite, mais que dans la perspective heideggérienne les Grecs ne sont pas à ranger au nombre des métaphysiciens qui a uraient manqué le destin de l'essence de l'homme. Pensée commençante, elle est également ce à partir de quoi le grand déclin prend son élan. La pensée grecque a tenté de toucher à la vérité de l'Etre et, chemin faisant, ajeté sur la place les rudiments d'une certaine authenticité. La Grèce antique ne fait pas partie de l'histoire de l'Oubli de l'Etre puisqu'elle n'en est que l'enfance, l'enfance de toute histoire possible. 3 Heidegger, Lettre sur l'humanisme, §8. l'ouvert, c'est-à-dire la «présence» (Da), est ce qu'elle est. » 1 Dans lÕHistoire de la philosophie, p. 504, Jean Wahl rappelle quelques points de la République de Platon. « Ce qui nous paraît le plus important, c'est ce qu'il dit de la destinée et du choix des âmes par elles-mêmes. «Ce n'est pas vous qui serez reçues en partage par un Démon; mais c'est vous qui choisirez un Démon.» Honorer la vertu ou ne pas l'honorer, voilà ce qui dépend de nous.» Nous lisons à la fin du paragraphe 81 cette phrase : «Cette obligeance (É) est plus libre.» Remarquons que le sujet de la phrase n'est pas la liberté mais l'obligeance. La question de la liberté chez Heidegger est très délicate et, si elle n'est pas complètement éludée, n'est pourtant jamais élucidée. Dans le « plus libre» nous relevons une certaine relativité de la liberté qui ne se déploie qu'en degrés; capable de plus ou de moins, elle n'est pas un absolu, un point dÕArchimède duquel on part, un attribut de l'homme, un dû qu'on lui donne en guise de cadeau de bienvenue dans la philosophie. Ici la liberté n'est qu'adjective. A quoi? A une obligeance! N'est-ce pas là un paradoxe que de voir des obligations « évaluées » non en fonction des contraintes auxquelles elles lient, mais suivant un degré de liberté plus ou moins élevé? Car le mot « libre» ne désigne pas l'envergure qui reste à la pensée une fois son devoir effectué, un espace résiduel dans lequel la pensée serait enfin ce qu'elle est lorsqu'elle est libre, mais l'obligation même. La pensée est libre dans la mesure où elle se conforme à ce qu'elle a à dire quand elle doit le dire. Qu'elle le dise à un moment historique inadéquat ou bien qu'elle ne le dise pas du tout, elle n'est pas libre. Heidegger ne dit pas même « parce que c'est seulement ainsi qu'elle est absolument libre », mais « parce qu'elle est plus libre (que lorsqu'elle se conforme à la validité des sciences)». On dirait presque que Heidegger fait une concession du bout des lèvres et pour contenter ses lecteurs, pour les rassurer sur la possibilité d'une liberté, et ce surtout parce que nous venons d'aborder la question de l'éthique. La liberté a-t-elle sa place dans la pensée, se tient-elle parmi les choses quÕelle a à dire, ou bien n'est-elle pas plutôt un concept métaphysique étranger au vocabulaire de la vérité de lÕEtre? Pourquoi Heidegger ne thématise-t-il que très peu la liberté dans une Lettre sur 2 l'humanisme , un humanisme pétri de liberté et qui pourrait presque sÕy résumer ? Justement parce qu'il pense contre l'humanisme et que, si sa pensée peut être considérée comme la plus humaniste de toutes, sa conception de la liberté comme celle qui rend à l'homme sa plus grande dignité, il n'est pas prêt à négocier avec la langue son entrée dans la métaphysique, et refuse systématiquement toutes les invitations qu'elle formule au détour de mots tels que « liberté », par exemple, ou ceci: la liberté est l'existence (ek-sistence). Heidegger fait ici l'économie de nouvelles explications quant à la liberté parce qu'elles seraient en tout point semblables à celles que nous recevons déjà au sujet de l'éthique. Le lecteur attentif est donc appelé à se méfier de ce mot « libre» inséré là peut-être rapidement - mais non pas légèrement, la Lettre étant entièrement consacrée à la lecture de ce genre de mots. Avec toute la prudence nécessaire, nous pouvons avancer dans notre analyse ; ce que nous avons dit précédemment au sujet de la liberté contractuelle chez Rousseau et que lÕon observait en fait dans toutes les formes de l'humanisme, nous le retrouvons 1De l'essence de la vérité, in Q.I, p. 177. 2 «L'humanisme se différencie suivant la conception qu'on a de la «liberté» et de la «nature» de l'homme. », Lettre sur l'humanisme, § 9. chez Heidegger de manière frappante. Nous avions conclu en disant que la liberté consistait en la soumission à un ordre qui dépasse l'homme, auquel il adhère délibérément et pour son Bien. La liberté se présente sous la forme d'un contrat conclu contre une forme de Mal qui sévit en soi et dans ses relations à autrui. La dignité de l'homme est le pôle positif d'un couple qui revêt nécessairement un visage moral, et l'éthique est la somme des moyens mis à disposition des hommes pour assurer la pérennité de ce contrat, la justice le bras armé de cette liberté, le Bien sa vérité a priori. Qu'elle soit traduite ou pas en termes de Bien ou de Mal, la liberté est l'objet principal de la morale: ces pôles «commettent » l'architecturalisation d'une pensée, pensée qui peut toujours être l'objet d'une morale, et ce même de manière abusive. Ainsi, nous pourrons faire dire à Heidegger que le penseur qui pense en direction de la vérité de l'Etre participe au Bien, le logicien positiviste au Mal. C'est la fonction même du couple Bien/Mal que de pouvoir s'appliquer à tout, d'être poly-valent, poly - sémique et poly-sémantique, de se surajouter à n'importe quel autre couple. Il est le concept (bipolaire) parasitaire par excellence puisque le Bien en soi n'a pas d'objet, qu'il est une idée vide. Il a besoin d'un moule où se glisser et il revient à ce qui est ainsi moralement déterminé de se défendre seul contre une insertion abusive de la morale dans la pensée. Le couple pensée authentique/métaphysique y parvient-il ? Oui, lorsqu'il est dit que ces deux « activités» agissent dans deux éléments différents, qu'elles n'ont pas le même objet, qu'elles vivent à coté sans jamais s'inter-pénétrer, s'inter-prêter. Il n'y a pas de relativité quant à leur détermination comme c'est le cas des affaires humaines (une rupture, une révolution, une condamnation s'estiment suivant la conception du Bien et du Mal qui s'est alors imposée dans la famille, la politique, le droit pénal; un meurtre peut être légitime, une révolution souhaitable ou pas suivant ce que l'on croit bon pour le peuple, etc.). Heidegger ne dit jamais que les sciences sont une erreur, que l'homme ne devrait jamais que penser la vérité de l'Etre, que le reste est une perte de temps, mais seulement que la confusion entre les prétentions de la logique dans les sciences et la métaphysique et la simplicité de la vérité de l'Etre empêche cette vérité de venir au jour. Ily a une vérité de l'Etre et la logique s'est étendue dans de nombreux domaines. Ces deux faits ne peuvent accueillir la bipolarité Bien/Mal. Le désarroi, la détresse ne proviennent pas de l'existence de la logique, mais du fait qu'elle empiète sur un domaine qui n'est pas le sien. De même la pensée n'est pas dans son élément; ce qui ne va pas, ce qui, à la rigueur, pourrait être le Mal, c'est la confusion entre ces deux choses distinctes (le Bien serait alors les choses lorsqu'elles sont à leur place). Le couple moral ne peut donc pas s'appliquer à la pensée (Bien) et la logique (Mal), mais seulement à leur amalgame - rendu impossible désormais par les éclaircissements de Heidegger. La pensée ne peut être articulée autour de ces deux concepts moraux car l'un d'eux disparaîtrait aussitôt (le Mal comme confusion, comme prétention de la logique à la vérité universelle). La morale ne peut s'appliquer de force à la pensée de Heidegger, le Bien n'y est pas la visée de la liberté, et ce d'autant plus que l'auteur nous a prévenu contre toute récupération éthique en aval. La pensée ne produit pas de conséquences et prive tout humanisme de sa nourriture polis-tique. Il n'en reste pas moins qu'une obligeance est - libre; si ce n'est pas pour le Bien que l'on se soumet, pour-quoi s'oblige-t-on donc? La question: pourquoi? suppose un objet visé, un quoi pour lequel on agit. Ce sera systématiquement le Bien. Si, comme nous venons de le faire, nous supprimons de la pensée toute considération sur le Bien, que reste-t-il? Rien, justement, qui ne soit l'objet d'un pour quel qu'il soit. La pensée se conforme pour-rien à la revendication de l'Etre. Elle est à l'écoute de l'Etre pour-le-Rien. Sa liberté n'est pas l'accession à un statut plus élevé, ce n'est pas pour sa liberté qu'elle s'engage (la liberté est l'engagement lui-même). La liberté de la pensée ne confère rien de plus à l'homme, il ne se trouve pas enrichi par une trans-action (de la pensée à sa liberté d'une part, de l'Etre à son essence d'autre part). Bien au contraire, ce que l'homme y gagne, c'est la découverte de sa pauvreté fondamentale. La soumission à une entité est l'acte libre par excellence, et c'est en cela que Heidegger touche encore à l'humanisme. L'homme ne trouve sa dignité la plus propre et son essor le plus ambitieux que dans la conformité à un ordre dont l'humanisme se charge de dessiner l'architecture. Mais, parce que la pensée heideggérienne se produit avant toute structuration, avant qu'une stratification logique ne vienne lui dicter les maximes procédurières de sa vérité, ce à quoi la pensée se soumet n'est rien - rien d'autre que la pensée attentive - n'est rien donc l'Etre. Une pensée à l'écoute de l'Etre, de l'Histoire, qui dit ce qu'elle a à dire dans le langage qui est la maison de la vérité de l'Etre est contrainte, en quelque sorte, mais par sa destination seulement qui le dire de la vérité de l'Etre. Lorsqu'elle s'embarrasse des critères logiques de la vérité elle évolue moins librement dans la clairière qu'est son élément. En définitive, la liberté n'est pas l'attribut d'une essence, mais l'effort de conformité d'une chose à son essence. Elle ne peut donc se situer chez Heidegger qu'à la croisée de la pensée et de l'essence de l'homme. Elle se traduit par un laisser-être général (de l'Etre, de la pensée, de l'essence de l'homme) contre le laisser-faire (des objectivations de l'homme qui s'étendent jusqu'aux frontières de la vérité de l'Etre). Elle n'est jamais le but poursuivi par l'homme, mais un simple mot pour désigner la conformité d'une chose à son essence. C'est pourquoi la liberté ne revêt pas chez Heidegger une importance capitale. |
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