VI.2. Expression des conflits interethniques
Le blocage de l'application effective de la loi 98 est en
parti imputable aux conflits qu'elle préfigure autant à
l'intérieur d'un même groupe qu'entre les communautés
vivant en milieu rural.
VI.2.1 Les conflits Aboudé -
Aboudé
« La loi n'arrange que les riches. Elle
discrimine les riverains qu'elle devrait pourtant privilégier. Mais moi,
si quelqu'un comme c'est le cas souvent, essaie de venir derrière ma
maison et dire qu'il détient des droits coutumiers sur ma portion, juste
à côté parce qu'il est riche, je mets les plombs dans ses
fesses (...) »
Ainsi le processus de détermination des droits
coutumiers est à la base de nombreux conflits entre les membres de la
communauté Aboudé. Ce fait est renforcé par des
antagonismes politiques. Les "riches" étant également les
autochtones Aboudé faisant parti du conseil général
d'Agboville et donc affiliés au FPI, Parti au pouvoir
pendant que la plus part des membres de la chefferie se réclament du
PDCI-RDA. Comme quoi l'instrumentalisation identitaire induite par la loi se
fait prendre à son propre piège. Préétablie pour
discriminer les allogènes la loi finit par opposer les autochtones entre
eux.
VI.2.2 Les conflits Autochtones- Migrants
Aujourd'hui, plusieurs années de productions
marginalisant de l'identité des migrants ont contribué à
fragiliser leur statut en milieu rural. La différenciation
"Ivoiritaire" opérée à travers un processus
instrumental de fabrique de l'image de l' « étranger
nocif » a abouti à une précarisation de leur droit
d'accès aux ressources socio-foncières rurales.
A Mandéké, les conflits naissent
généralement des processus de déstabilisation des migrants
par certains autochtones. Il s'agit le plus souvent des Burkinabé.
« Ici aujourd'hui, le principal problème
c'est cette histoire de terre ; les autochtones estiment que leurs
pères ont vendus à des prix dérisoires ou donné
gratuitement la terre à nos parents sans prévoir leur part (...).
Mon père et moi avons payé 6 ha de forêt avec l'un de nos
frères burkinabé à 180 000 F. Cet espace appartenait
au fils de notre tuteur. Mais avant de donner l'argent, mon père est
allé voir le fils en question qui a reconnu avoir vendu au
préalable l'espace au Burkinabé qui désirait rentrer au
Burkina. Il lui expliqua son intention de racheter l'espace et ce dernier donna
son accord. A ce moment, son frère cadet travaillait à Abidjan.
Quand ce dernier fut licencié, il est revenu à Aboudé ici
et il a réclamé les 6 ha de mon père en stipulant que cet
espace lui aurait été cédé par son père et
non à son frère. Nous avons montré notre reçu
d'achat et il a dit qu'il ne le reconnaissait pas et qu'on ne pouvait aller
nulle part avec ce papier qui n'a aucune valeur (....). Nous avons
été enfin de compte obligé de racheter les six (06) ha
avec lui à 500 000 FCFA et il nous a établi un nouveau papier
signé par les chefs. »
En plus d'être le résultat des
manoeuvres politiciennes, les conflits éclatent
généralement entre les deuxièmes générations
de migrants et leurs pairs autochtones. Pour la plus part des cas, ces derniers
n'ont pas pris part aux accords fonciers dont ils méconnaissent les
closes. Ce qui laisse une marge de manoeuvre d'une part à l'autochtone
pour accuser le migrant soit d'avoir usurpé ou outre passer les limites
fixées ou les droits cédés et d'autre part au migrant de
produire un discours sur sa légitimité à travers la
présentation d'un reçu ou l'évocation de liens affectifs
liant les deux géniteurs.
Comme on le voit les conflits en milieu rural
s'expriment sur fond de discrimination ethnique. Le statut et le capital
culturel de l'individu sont utilisés comme instrument sociopolitique de
marginalisation, et le conflit permet le maintien des frontières entre
"in-group" et "Out-group".
La marginalisation et l'exclusion des Burkinabé
notamment étant le repère de ces pratiques à
l'échelle nationale.
Ramené à notre modèle analytique,
l'expression des conflits est le reflet d'un enjeu de domination de l'espace
par les Aboudé. Le champ d'exercice des actions étant plus ou
moins ouvert, les acteurs réalisent leur but par différentes
stratégies dont l'accumulation de plusieurs types de ressources. Ce qui
préfigure des itinéraires locaux de résolution.
VI - 3 - Itinéraire de
résolution
Les conflits entre autochtones et migrants ont souvent vu
l'intervention des autorités administratives ou d'organismes nationaux
(conflit de 2006). Cependant au plan local on assiste à la reproduction
d'instances de gestion des antagonismes interethniques.
« Aujourd'hui, nous n'acceptons pas que nos
compatriotes fassent le "forcing" aux étrangers. On propose toujours une
solution à l'amiable. Le migrant doit reconnaître l'Aboudé
qui lui a vendu la terre comme propriétaire terrien. A ce titre, il doit
lui verser une somme allant de 5 000 F à 10 000 F par hectare
après chaque récolte. Cela évite les conflits
(...) ».
« Ici maintenant tout est claire, quand on veut
acheter la terre, ce ne sont plus un ou deux individus que cela implique. Ce
sont les chefs de communautés que la procédure engage (...). Le
chef du village signe, le chef de terre signe, le chef de communauté du
migrant signe après que les deux contractants aient signé. Comme
ça c'est clair pour nous étrangers ! ».
A l'analyse, ces instances semblent une innovation majeure
dans le règlement des conflits fonciers. Elles semblent
définitivement régler l'épineux problème de la
crédibilité des contrats de cession.
Cependant, la logique de résolution des conflits de
revendication autochtones montre bien en quoi elles constituent un moyen de
repli sur le foncier de la part des autochtones. La reconnaissance obligatoire
du droit d'autochtonie préalable à toute négociation est
une forme symbolique de domination.
Mais pour rétablir un équilibre dans la prise de
décision, le recours aux chefs de communautés comme caution
s'avère une ressource adéquate pour le migrant.
En effet, face à la mobilisation de pratiques
inégalitaires par les autochtones, les migrants développent un
sentiment d' "agir communautaire" seule capable de les soustraire
de cette domination.
« Maintenant, on ne reste plus ici sans
repère. Il faut que tu appartiennes à une communauté.
Sinon le jour où tu auras un problème (...). Par ce qu'ici on est
étranger et le "morceau de bois aura passé cent ans dans l'eau ne
sera jamais un caïman." ».
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