Rapports interethniques et différenciation identitaire en milieu rural : Cas d'Aboudé-Mandéké dans le département d'Agboville.( Télécharger le fichier original )par Karamoko KONE Université Cocody-Abidjan - DEA 2007 |
VI-1 Contexte et motifs de déstructuration des liens sociaux.VI-1-1 Des effets pervers de la crise économiqueLes années 1980 sont un tournant dans les modifications des pratiques concernant le tutorat dans le paysage foncier local. En effet, elles marquent l'avènement de la crise économique nationale (« conjecture ») avec son cortège de licenciement de (« conjecturés ») puis « déflatés » et « compressés » C'est aussi la période de la crise de l'éducation le système éducatif ayant produit de nombreux « déchets » scolaires formé des jeunes sans-emploi (diplômés- chômeurs). Par ailleurs il y'a la politique nationale d'encouragement des jeunes à retourner à la terre, or en arrivant ces jeunes se retrouvent confrontés à une sorte de pénurie foncière, de saturation due aux aliénations foncières des aînés qui ont vendu ou bradé le patrimoine familial aux étrangers. Ainsi, ces « victimes » de la crise économique et de la crise du système éducatif investissent le milieu rural avec un état d'esprit « revanchard » qu'ils traduisent en comportements marginaux vis-à-vis des migrants qu'ils tiennent pour responsables de leurs malheurs.50(*) Pour ce faire, ils se redéfinissent en tant que « nouveau tuteurs » et exercent de plus en plus une influence au sein du système d'autorité villageois qu'ils manipulent dans un dessein instrumental. Comme l'indique bien ces propos : « Aujourd'hui c'est la jeunesse qui décide. Et nous à la chefferie, on leur octroie une grande place (....) ». Comme on le voit la crise socio-économique a formaté une crise de la ruralité en propulsant sur la scène, des acteurs nouveaux qui réinventent les règles du jeu social à Aboudé. Ce qui génère des conflits et renforce la différenciation interethnique. VI-1-2 Des interventionnismes «pernicieux'' de l'Etat.
· Absence des règlementions foncières et spoliation de l'autochtonie. Depuis la période coloniale, la politique de l'Etat avait encouragé la colonisation des terres dans les zones forestières par les migrants en mettant en place des dispositions particulières favorisant à la fois l'implantation des allogènes et des allochtones. Et de cette époque jusqu'aux années 1990 l'Etat ivoirien sous le parti unique procédait à une redistribution, des fruits de la croissance. Le consensus politique et social présidait et évitait provisoirement l'explosion sociale (Konaté, 2003 cité par Babo A). De même, le principe Houphouëtien de « la terre appartient à celui qui la met en valeur » présidait à cette colonisation pionnière (Otch-Akpa cité par Babo A.). Par ailleurs avec l'ouverture du jeu politique dans les années 1990, on assiste à une instrumentalisation de l'ethnicité purement animée par les acteurs politiques avec des relais locaux qui véhiculent leurs idéologies. Il en résulte alors de nombreux conflits autant entre autochtones allochtones qu'entre autochtones et migrants allogènes qui ont contribué à fragiliser l'équilibre socio-économique du monde rural. Pour juguler cette crise du foncier rural, la Côte d'Ivoire s'est dotée d'un « arsenal juridique » par la loi N°98-750 du 23 décembre 1998 relative au domaine foncier rural. · La loi 98 comme logique de renforcement de l'autochtonie par l'Etat Les objectifs de la loi 98 étaient clairs : « (...) Résoudre la question des droits coutumiers, fixer et protéger définitivement les droits de propriété sur les terres rurales ; déclarer solennellement patrimoine national le domaine foncier rural pour en réserver la propriété aux seuls ivoiriens » SIGS, 2008 P. 10-11. L'objectif affiché par l'Etat dans sa recherche de « solution » vise donc a redonner le pouvoir à l'autochtonie longtemps spoliée et marginalisée. C'est une « reconnaissance juridique de la coutume et l'Etat ne fait que rétrocéder aux propriétaires terriens, les terres dont ils avaient été dépouillés ». (Koulibaly M.2004 cité par Koné M. P.14.). Ainsi pour parvenir à ce but, la grande nouveauté introduite par cette loi est la reconnaissance des droits coutumiers exercés par les personnes que les coutumes reconnaissent comme détentrices de terres. Ce qui signifie que si aujourd'hui une personne affirme détenir une parcelle de terre selon la tradition et la coutume, la loi la lui concède. Cependant cette affirmation verbale est temporaire et précaire si elle n'est pas consolidée en droits permanant par le canal du certificat foncier dont la procédure d'obtention se résume en six étapes fondamentales à savoir : 1. Introduire une demande d'enquête auprès du Sous-préfet de la localité ; 2. Le Sous-préfet :
3. Le Commissaire enquêteur : ü s'entoure d'une équipe pour réaliser l'enquête, ü rédige un procès verbal. 4. Les résultats de l'enquête : ü Font l'objet de publicité, ü Sont présentés publiquement, ü Approuvés par le Comité Villageois. 5. Validation par le Comité sous-préfectoral de gestion foncière et transmis au Directeur Départemental de l'agriculture qui prépare un certificat foncier ; 6. Délivrance d'un certificat foncier par le préfet de département qui le publie au journal officiel.51(*) Ainsi l'obtention d'un certificat foncier représente un parcours épineux aux yeux des populations en milieu rural. A Aboudé-Mandéké certains autochtones estiment que « cette histoire de papier ne fait que compliquer les choses. Ce sont les riches qu'on arrange (...) ». Les populations n'étant pas suffisamment informés, certains considèrent le coût exorbitant et à ce jour « aucun autochtone ne possède un certificat, ou bien il l'a eu sans passer par le Comité Villageois de Gestion Foncière, car je fais parti de ce Comité (...) » Si la marge de marginalité construite entre autochtones et allogènes est explicitement exprimée par les dispositions, celle entre autochtone et allochtones en implicite. En effet, cette loi propose deux options pour un allochtone déjà exploitant d'une surface préalablement cédée par un autochtone. La première préconise qu'avant d'engager la procédure d'immatriculation en son nom, l'allochtone purge les droits coutumiers à partir des contrats de cession en négociant avec le propriétaire terrien. La deuxième option plus ambiguë préconise que l'allochtone reconnaisse d'abord les droits du propriétaire coutumier sur la terre cédée. Ensuite il entame la procédure d'immatriculation au nom du propriétaire coutumier avec promesse ferme de ce dernier de lui céder ladite terre à la fin de la procédure. Les modalités de l'opération étant négociées à l'amiable. Il ressort donc qu'avec les antagonismes qui préexistent entre autochtones et allochtones les procédures de négociation s'avèrent épineuses. C'est pourquoi les allochtones préfèrent ne pas engager la procédure aux risques de se voir expropriés. Tout comme les allochtones, les autochtones non plus ne possèdent pas de certificats fonciers à Aboudé-Mandéké. Concernant les allogènes, la loi est claire, il y a d'abord constatations et consolidation des droits coutumiers par le détenteur coutumier qui a cédé la terre. Ensuite signature d'un contrat d'exploitation liant non-ivoirien et détenteur coutumier. Enfin, le détenteur coutumier procède à l'immatriculation des terres en son nom. Ces dispositions s'ajoutent à certains avertissements formels du code foncier à savoir : La nationalité ivoirienne comme condition ciné qua non dans l'attribution du titre de propriété ; Il est interdit de donner, vendre ou transmettre par héritage la terre à un étranger même entre deux conjoints dont l'un est ivoirien et l'autre étranger ; Désormais pour vendre ou donner la terre, il faudra la faire immatriculer, la cession verbale ou les bouts de papier sont proscrits ; L'ancien Article 26 de la loi faisait obligation aux héritiers étrangers de vendre la terre de leur défunt ascendant à un ivoirien dans un délai de trois (03) ans après la promulgation de la loi. Mais ayant suscité de vives protestations et conflits, sa révision a été recommandée par les accords de Linas-Marcoussis en Janvier 2003 dans le cadre de la résolution de la crise militaro-politique et son amendement a eu lieu le Jeudi 9 Juillet 2004. Ainsi, le nouvel article permettant aux détenteurs étrangers d'un certificat foncier d'être propriétaire mais ne peut la donner ou la vendre à un étranger. Il a seulement le droit de transmission par héritage. A l'analyse, il convient d'admettre que la loi 98 est un défoliant politique sur le monde rural. C'est un prétexte de marginalisation et d'exclusion des communautés étrangères. Mais le faisant elle rend plus flou l'expression des rapports fonciers autant entre autochtones, entre autochtones - allochtones qu'entre autochtones-allogènes. Les acteurs se contentent seulement de l'écho reçu par le biais des politiques pour mener leurs actions A Aboudé - Mandéké les actes de disqualification sont généralement dirigés contre les migrants burkinabés. En 2005, un autochtone Aboudé meurt des coups et blessures qui auraient été infligés par des Burkinabés, le village entre en effervescence, trois burkinabés sont tués, les fèves de cacao saccagées, certaines plantations détruites et la communauté menacée d'expulsion. Malgré donc les amendements à lui apporter la loi 98 semble inapplicable puisqu'elle ne part pas des réalités du terrain. Si les autochtones l'utilisent pour exhumer des conflits latents en menaçant les étrangers d'expulsion, il apparaît que les allochtones semblent dans une position perplexe. Car de quelle garantie dispose-t-il lorsqu'ils auront purgés les droits coutumiers ? Ou encore les parties contractantes sont-elles sûres d'obtenir le respect scrupuleux de l'engagement pris? Enfin la loi 98 semble soulever plus de problèmes que d'apaisement dans les rapports entre autochtones. « C'est le médecin après la mort, cette loi est venue en retard (...) ce n'est pas facile de chasser quelqu'un qui a fait 40 à 50 ans entrain de cultiver une terre. C'est ce que la loi nous demande (...). Quand on veut immatriculer la terre, les allogènes pensent qu'on veut la leur arracher, ils s'opposent donc. Comment agir dans ces conditions, la loi ne nous le dit pas (...) » Ces propos attestent bien évidemment de l'état conflictueux dans lequel cette loi plonge les communautés en milieu rural. Elle formate une idéologie d'exclusion en attisant les antagonismes interethniques. * 50 Koné M, op, cit. * 51 SIGS |
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