L'Etat de droit: entre la domination et la rationalité communicationelle( Télécharger le fichier original )par Raphaël BAZEBIZONZA Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius de Kimwenza - Maîtrise 2007 |
II.4.3. La dimension morale de la rationalité communicationnelleDans la Théorie de l'agir communicationnel, la fonction d'unification incombe surtout à l'un des types de validité. « Pour autant que la sphère religieuse a été constructive de la société, écrit Habermas, il va de soi que ni la science ni l'art n'assument l'héritage de la religion ; seule la morale déployée en éthique de la discussion, prenant forme fluide dans la communication, peut, dans cette perspective, se substituer à l'autorité du sacré. En elle, le noyau archaïque du normatif s'est dissout, avec elle se déploie le sens rationnel de la validité normative. [...] Durkheim pense lui aussi que seule la force d'une morale universaliste est capable de maintenir unie une société sécularisée et de remplacer, à un niveau de haute abstraction, le consensus normatif de base, garanti par le rituel »65(*). Parmi les aspects de la rationalité communicationnelle, la dimension morale, sur laquelle se focalisent au moins autant de malentendus et d'objections que sur la notion de communication, parait donc capitale. Elle y intervient non pas comme doctrine mais tout simplement comme méthode de résolution des conflits, du dépassement de la violence de la domination. Or, en tant que telle, la morale est considérée comme l'héritière de la religion. Chez Habermas, il faut souligner le statut qu'occupe la morale, dans la Théorie de l'agir communicationnel comme déjà dans Raison et légitimité, notamment par rapport au droit et à la politique. Deux ans après sa grande Théorie, en 1983, Habermas publie, dans Morale et communication, quatre essais dont les plus longs traitent précisément de la morale. Il y engage, entre autres, le débat avec John Rawls, sans encore aborder les problèmes de la « justice politique », et avec Karl-Otto Appel, avec qui il partage l'approche de l' « éthique de la discussion », mais sur des bases philosophiques différentes, qui ne sont pas étrangères aux interrogations sociologiques et politiques à Habermas. La question du droit et de la politique est quasiment absente. De même dans le Discours philosophique de la modernité66(*), qui tire les conclusions proprement philosophiques du changement de paradigme proposé dans la Théorie de 1981. Cependant, dans une préface de novembre 1986 à l'édition française de la Théorie de l'agir communicationnel, un nouveau changement de perspective s'annonce clairement : « Actuellement, je reprends à nouveaux frais le rapport complexe entre droit, morale, et moralité sociale, et j'examine la justesse de mes thèses sur la juridicisation, qui sont peut-être trop tranchées »67(*). Ainsi s'éclipse la place centrale de la morale dans la pensée de Habermas. En fait, Habermas doute du droit, qui selon lui contribue à la « colonisation » du monde vécu social en s'appuyant sur des mécanismes systémiques faisant l'économie de l'entente au moyen du langage. Manifestement, cette opposition vient de Weber avec son éthique protestante des principes et son institutionnalisation dans le droit moderne, structuré par la rationalité fins/moyens et du même coup mis au service du marché et de l'Etat. Pour contester ce positivisme juridique de Weber, Habermas s'engage, dans un premier temps, à « remoraliser » le droit : « La séparation, accomplie avec le droit moderne, entre moralité et légalité entraîne au niveau des conséquences le problème suivant : c'est que le domaine de la légalité a besoin dans sa totalité d'une justification pratique. La sphère du droit, libérée de la morale, tout en exigeant des sujets de droit qu'ils soient prêts à obéir à la loi, renvoie à une morale qui, de son côté, est fondée sur des principes »68(*). Il est bien clair que Habermas n'envisage pas encore ici, une fondation autonome du droit. Pourtant, il reste toujours convaincu que le droit ne saurait couper les ponts avec des principes moraux tels que l'impartialité ou l'exigence de faire valoir des intérêts universalisables, même s'il changera de point de vue à la fois sur la dépendance du droit à l'égard de la morale et sur le danger inhérent à la « juridicisation ». Mais en fin de compte, Habermas finira par ne plus penser que la morale est, à elle seule, capable d'unir la société. Le rôle du sacré sera assumé à la fois par la morale et par le droit qui partage avec elle le statut d'un système de savoir et de jugement : « La forme du droit devient nécessaire pour compenser les déficits qui apparaissent avec le déclin de la morale sociale traditionnelle. La morale autonome, uniquement soutenue par des justifications rationnelles, ne garantit guère, en effet, que des jugements corrects »69(*). Pour Habermas, il faut des lois et des institutions pour concrétiser nos convictions morales, pour mettre en pratique notre moralité70(*). Le droit est la condition sine qua non d'une solidarité qui traverse l'espace de la proximité ; une solidarité qui déborde pour atteindre celui qui est au loin. C'est, en réalité, le mode originaire de règlement des conflits à côté de la morale. Dans ce sens, le droit ne peut plus être considéré comme un médium favorisant l'intrusion des systèmes sociaux dans le « monde vécu ». Celui-ci n'est donc plus en situation de « résistance » contre la juridicisation. Bien au contraire, le droit est un canal qui permet aux citoyens, sujets de droit, de faire efficacement valoir leurs intérêts légitimes à l'égard des empiètements du marché et de l'Etat. Ce sont eux, d'ailleurs, qui, à travers le « pouvoir communicationnel » qu'ils déploient dans l'espace public, exercent une certaine influence décisive sur les orientations politiques de leur société. C'est chez Habermas, le désir de ne plus opposer les sujets sociaux à un régime politique censé en appeler à la loyauté des masses, mais d'ancrer la démocratie dans une société civile de citoyens qui restent en pleine possession de leur souveraineté politique à travers la communication. Mais que faut-il entendre ici, par « communication » ? Il ne s'agit pas d'une conversation ou d'une transmission neutre d'informations, mais d'un concept sur lequel reposait toute perception critique de l'activité sociale et qui serait, par là, susceptible de fonder une théorie de la société. * 65 J. HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel, p. 104. * 66 J. HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité. * 67 Id., Op. cit., t. 1, p. 10. * 68 Ibid., t. 1, p. 272. * 69 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 129. * 70 Ibid., p. 133. |
|