Le rétablissement de l'Etat de droit dans une société en reconstruction post-conflictuelle: l'exemple de la sierra léone( Télécharger le fichier original )par Jukoughouo Halidou Ngapna Institut des Droits de l'Homme de Lyon & Université Pierre Mendès France de Grenoble - Master 2, Recherche, Histoire du Droit, Droit et Droits de l'Homme 2007 |
DEUXIEME PARTIE :LES MECANISMES DE JUSTICE REPARATRICE ET LA REFORME DES INSTITUTIONSLorsque la violence atteint un niveau de gravité aussi important comme ce fut le cas de la Sierra Léone, lorsqu'elle s'est généralisée au point où l'appareil de l'Etat lui-même a participé à la perpétuation des crimes graves qui a déshumanisé une frange importante de la population, il n'est de système de justice qui puisse faire face à ce désordre profond, une fois que le retour vers l'Etat de droit est envisagé. La justice pénale qui ne répond qu'à une frange minime des cas à traiter253(*) ne suffit pas à elle seule pour répondre aux besoins des victimes et des bourreaux de se reconstruire moralement et réintégrer leur société d'origine. Les crimes de masse ne pouvant rester hors de portée de la justice, les sociétés en transition politique ont recouru à des mécanismes alternatifs incluant un décret de grâce ou le vote des lois d'amnistie. L'instauration d'un régime démocratique succédant à un régime autoritaire ayant érigé la violence en pratique ordinaire s'est toujours faite avec la préférence d'une rémission des peines au cours normal de la justice. Le choix de pardon de l'Afrique du Sud a pris la forme d'une amnistie conditionnée pendant que celui de l'Algérie, de l'Uruguay ou du Chili a été plutôt dirigé vers un pardon plus général accepté par la population soit silencieusement ou au moyen d'un référendum. Quelle que soit la forme du mécanisme adopté, la justice pénale qui s'exerce contre les responsables des crimes semble s'effacer et devient ici une affaire de réconciliation à l'échelle de la société. Lorsque la violence a fait de très nombreuses victimes, lorsque les coupables sont aussi nombreux l'exercice de la justice, qu'on l'entende comme condamnation ou réécriture de l'histoire est difficile. Le respect de la seule logique de justice peut avoir des effets pervers : en s'affranchissant des normes du droit positif, une justice ad hoc soucieuse de faire droit à l'indignation des victimes risque de miner le caractère juste et démocratique de l'exercice de la justice, voire de participer d'une stigmatisation des coupables qui pouvait les amener à renouer avec la violence. L'objectif de justice peut par conséquent nuire à l'établissement d'un principe de justice, ou ne pas permettre de rompre avec la violence passée. Pour autant, est-il justifiable de laisser de coté la justice pour le pardon vers une hypothétique réconciliation ? Les femmes de la Place Mai254(*) y répondent par un « Ni oubli, Ni pardon », du moins tant que la vérité n'est pas obtenue. En effet, le pardon est ici conditionné comme c'est le cas de l'Afrique du Sud à la reconnaissance de la victime, à la coopération avec la recherche de la vérité et aux remords sincères. Le pardon peut être octroyé au non de la foi ou « du fatalisme justifié par l'impossibilité de justice pour ceux qui sont démunis de pouvoir politique255(*) ». Il est alors important de rechercher le juste milieu, c'est-à-dire, un mécanisme qui puisse rechercher la vérité et la justice pour les victimes sans pour autant conduire à la stigmatisation des responsables des exactions, ou à leur faire définitivement perdre la face. Là réside la clef du vivre ensemble nouveau. Nous venons de le montrer, la reconstruction morale est fondatrice du renouveau sociétal. Lequel renouveau est étroitement lié à la reconstruction matérielle du peuple car, il est difficile de prétendre à une réconciliation sans justice sociale. Dans presque tous les cas, les victimes sont dans un dénuement le plus total pendant que les bourreaux sont vivent à l'abri du besoin. En Afrique du Sud, l'apartheid politique total ayant disparu avec la tenue des élections libres et l'adoption d'une nouvelle constitution, l'apartheid économique quant à lui ne se résorbera qu'après de nombreuses années, voire générations. Autant il faudra du temps aux Noirs d'Afrique du Sud de sortir des Bantoustans, autant il sera complexe de réintégrer économiquement les enfants soldats et toutes les autres personnes qui ont tout perdu à cause du conflit. Contrairement au cas sud africain, les sierra léonais n'ont pas prévu de réparation directe aux personnes touchés par le conflit, un ensemble de procédés ont été adoptés pour permettre la réintégration durable de ceux-ci dans le tissus social, et de réduire au plus vite les inégalités. Ces deux régimes de réparation de ce qu'E. NGABONZIZA256(*) appelle le quadruple désordre (le désordre politique, économique, social et culturel) ne sont pas exportables car répondent à des spécificités nationales bien que le principe de rétablissement de l'équilibre social reste acquis. Il convient donc de se poser deux préoccupations à deux questions principales : comment faire face à l'impunité résultant de l'impossibilité pour le mécanisme strictement pénal de répondre à toutes les attentes des victimes ? Quels mécanismes doit on mettre en place pour redonner des bases solides à la société qui renait d'un passé marqué par des violences graves des droits de l'homme, non seulement au niveau de l'intégrité physique ou morale de la société que son intégrité économique et matérielle ? La Sierra Léone y a répondu d'une manière qui ne manque pas du tout d'intérêt. Partant du constat que la génération 1991-2000 (soit la population active de la Sierra Léone de 2010) n'a pas eu un cadre de vie adéquat à la formation de l'élite nationale, pire, qu'elle a vécu dans un environnement où la violence, le chaos et la loi du plus fort étaient la règle, un environnement dépourvu se tout sens de justice et de solidarité, un environnement où les liens sociaux primaires se sont délités et qu'il fallait les reconstruire, les autorités sierra léonaises ont mis en place des mécanismes de reconstruction entièrement focalisés vers la jeunesse. Dans un premier temps, l'objectif était de préparer la société à accueillir ses enfants perdus. Cette phase consistait à rechercher les causes profondes du conflit, avoir des données précises sur son déroulement et fixer des recommandations qui serviront à éviter aux générations futures de retomber dans le cercle de la violence. Dans une seconde phase, il fallait préparer ceux qui ont subi le plus les violences pendant le conflit à revenir dans leurs sociétés d'origine. Ces deux ensembles qui ne sont pas du tout dissociables temporellement ont été exécutées à travers la mise en place de la Commission vérité et réconciliation (Chapitre I) et à travers d'autres programmes de reconstruction et de réinsertion comportant la réforme des institutions de sécurité (Chapitre II). * 253 La Cour spéciale pour la Sierra Léone a inculpé au départ 13 personnes pour répondre des crimes perpétués pendant le conflit. Sam BOCKARIE et Johnny Paul KOROMA d'une part n'ont jamais été retrouvés et attraits devant la Cour, et d'autre part, Foday SANKOH et Sam Hinga NORMAN sont décédés avant la fin de leurs procès. * 254 Depuis 1977, les femmes manifestent sur la Place de Mai à Buenos Aires réclamant la vérité sur le sort de leurs proches « disparus » pendant dictature argentine de 1976 à 1983. * 255 Sandrine LEFRANC, Politiques du Pardon, Presses Universitaires de France, octobre 2002. * 256 E. NGABONZIZA Quelles mesures de réhabilitation pour les enfants traduits devant les instances judiciaires ? in Les enfants et la guerre, op cit. PP 76 à 86. |
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