§-1 Le pipeline Tchad-Cameroun
La réalisation d'un tel projet nécessite
d'énormes moyens financiers et humains. Un Etat de la trempe du Tchad,
comme la plupart des Etats en voie de développement, ne pouvait à
lui seul s'engager dans sa réalisation, au risque d'abandonner le projet
en cours de route faute de moyens. D'où l'appel à l'aide fait par
les autorités tchadiennes, car celles-ci ne bénéficiaient
pas de la crédibilité des bailleurs de fonds afin d'obtenir des
prêts, vu le contexte socio politique dans lequel se trouve le pays (1) :
c'est l'entrée en scène de la Banque mondiale (2) et la mise en
oeuvre du projet (3).
1. Contexte sociopolitique et genèse du
projet
Peuplé de 7,3 millions d'habitants, le Tchad est l'un
des pays les plus pauvres de la planète. Le PNUD, qui calcule
l'indicateur de développement humain (IDH) de 174 Etats, le place au
162e rang. Le PIB par habitant est estimé à 230 dollars par an,
moins de la moitié de la moyenne de l'Afrique subsaharienne. Le Tchad,
dont 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, connaît
une situation d'insécurité alimentaire chronique. Les
disponibilités céréalières (production plus
importations), 129 kg par habitant et par an, restent très en
deçà du seuil de satisfaction des besoins (141 kg). Les carences
alimentaires, mais aussi le manque d'accès à l'eau
potable137, l'absence de services de santé dignes de ce nom1
38 entraînent une mortalité infantile très
élevée139. Alors que l'éducation est un facteur
essentiel du développement, près de la moitié des petits
tchadiens n'est pas scolarisée140. L'analphabétisme
massif des adultes141 ne peut alors que se perpétuer. La
dette extérieure, passée de 148 millions de dollars courants en
1977 à 876 millions en 1998 ne fait que s'alourdir et
génère un service annuel de plus de 40 millions de dollars,
contre 7 millions dix ans plutôt, hypothéquant tout investissement
dans les infrastructures sociales. Elle reflète une balance des
paiements structurellement déficitaire142, Le Tchad, enfin,
comme les autres pays pauvres, subit le recul de l'aide publique au
développement. Celle-ci est passée de 296 millions de dollars en
1987 et en 1988 à 171 millions en 1998143. Dans ce contexte
catastrophique, la perspective d'une rente pétrolière annuelle
moyenne de l'ordre de 60 millions de
137 Les trois quarts de la population n'ont pas accès
à l'eau potable contre la moitié en Afrique au Sud du Sahara.
138 On dénombre deux (2) médecins pour 100 000
habitants, contre 75 en moyenne dans les pays en développement.
139 D'après les statistiques réalisées par
le PNUD, le taux de mortalité infantile serait de 100 pour 1000.
140 74 % des garçons accèdent à
l'enseignement primaire, 36 % pour les filles
141 Il représente 50% en zone urbaine et 90% dans les
campagnes.
142 Ce déficit était de plus de 200 millions de
dollars par an à la fin des années 90, contre 150 millions
à la fin de la décennie précédente
143 C'est une estimation du Comité de développement
de l'OCDE.
dollars a de quoi séduire144. Un projet
comme celui du pipeline est séduisant car il permettrait d'apporter au
Tchad, de nouvelles ressources pour financer son développement.
Après trente ans de tractations, le gouvernement
tchadien a pu trouver un consortium américain qui va exploiter son
pétrole. Le consortium pétrolier se compose de deux compagnies
américaines, Exxon Mobil et Chevron, et d'une compagnie malaisienne,
Petronas145.
Pour diriger ce pétrole vers la mer, plusieurs options
sont envisagées : acheminement par route, puis par rail à travers
le Cameroun, ou alors construction d'un oléoduc de 1070
kilomètres depuis Doba jusqu'à la côte atlantique,
où des tankers viendront charger le brut. C'est cette dernière
solution que choisit le consortium. Elle évite les ruptures de charge et
limite les risques d'accident ou d'attaques durant le
transport146.
2. L'intervention de la Banque Mondiale
C'est en 1994 que la Banque mondiale est saisie d'une demande
de cofinancement du pipeline. Le consortium a pourtant les moyens d'en assumer
le coût. Mais il cherche à se prémunir du risque
politique147 en engageant le grand argentier de la planète.
La participation de la Banque mondiale est justement de nature à
tempérer les incertitudes politiques. Si le Cameroun et le Tchad peuvent
emprunter à l'institution de Bretton Woods de quoi financer leur
participation dans le projet, ils seront, remboursements obligent, davantage
incités à en garantir la bonne exécution. Par ailleurs, ce
sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) qui
dictent aux deux pays leur politique économique148. En
particulier pour le Tchad, en cas de défaillance de l'Etat ou de
décision unilatérale149, la Banque, qui détient
les cordons de la bourse et des prêts, se trouverait alors en position de
force pour faire respecter les termes d'un contrat dans lequel elle s'est
engagée.
Le 6 juin 2000, le conseil d'administration de la Banque
Mondiale s'est prononcé en faveur du financement du projet
d'exploitation du pétrole tchadien, via un pipeline traversant le
Cameroun. Cette décision vient au terme de près de quatre
années de débats alimentés par une mobilisation
massive150.
144 Ce qui donne près de 40 milliards de francs CFA et
représente environ la moitié des recettes fiscales du Tchad qui
s'élevaient à près de 100 milliards de francs CFA en
1999.
145 Les compagnies pétrolières américaines
représentent respectivement 40% et 25%, tandis que celle malaisienne a
35% du financement du projet.
146 Voir le rapport de la mission international de
l'enquête de la Fédération Internationale des Droits de
l'Homme, n° 295 de juillet 2000.
147 En effet, des guerres civiles, luttes de factions rivales
et coups d'Etat se succèdent au Tchad depuis la dictature de
François Tombalbaye et ce n'est pas la présence d'Idriss
Déby au pouvoir depuis 1990 qui rassurera le consortium. De plus,
l'oléoduc prévu devra passer sur le territoire camerounais, et
là aussi, un conflit entre les deux voisins n'est pas un risque à
exclure totalement.
148 Le Cameroun et le Tchad sont tous deux sous Ajustement
Structurel
149 Il s'agit notamment des situations telles que les changements
de régime qui pourraient affecter les dispositions du contrat
pétrolier.
150 Il s'agit notamment d'ONG de développement et
d'organisations de défense des droits de l'Homme, au Tchad, au Cameroun,
aux Etats-Unis et en Europe. Cette mobilisation a permis d'améliorer de
nombreux aspects de ce dossier, en particulier les conditions d'indemnisation
des populations touchées et surtout la protection de l'environnement.
3. La mise en oeuvre du projet151
La mise en oeuvre du projet (a) conformément au DIE a
suivi toutes les étapes prévues par la procédure d'EIE
même si de temps à autre celle-ci s'est heurtée à
certains obstacles (b.)
a) La réalisation du projet
Démarrée en 1992, donc avant la Loi-cadre sur
l'Environnement de 1996, l'étude réalisée
conformément aux directives de la Banque Mondiale et des conventions
internationales pertinentes, s'est achevée en 1999. Elle est
réalisée en conformité avec les exigences de la Banque
Mondiale et de la Banque Européenne d'Investissement, bailleurs de fonds
du projet. Exécutée par une firme internationale, l'étude
avait pour objectifs, l'analyse des impacts sur environ 900 km de tracé,
traversant plusieurs zones écologiques en relation avec les
problèmes de pose de la conduite, d'accessoires, d'infrastructures et
d'équipements complémentai res ainsi que la prise en compte de la
réalisation des travaux par un consortium d'entreprises
étrangères.
Le rapport final, qui comprenait 19 volumes, a
été transmis pour validation en 1998. Le processus de validation,
qui a duré près d'une année a comporté :
· la consultation publique qui s'est
déroulée en trois mois et a permis de recueillir près de 6
000 observations de la part des populations, de la société civile
et des ONG. Ces observations étaient relatives principalement à
la sécurité, aux risques de pollution, à l'indemnisation
des populations, aux peuples indigènes, à l'emploi et aux
retombées économiques au niveau national ;
· la consultation des pays des bailleurs de fonds. Les
observations étaient déposées auprès de l'ex-MINEF,
du Comité de pilotage et du suivi des Pipelines, de la Banque Mondiale
et de la Banque Européenne d' I nvestissement.
Les problèmes rencontrés lors de cette phase de
l'étude ont eu trait à :
· La juste compensation des biens des populations
détruits par le projet, d'abord pour ceux des biens ne figurant pas sur
les textes réglementaires du Cameroun et d'autre part l'harmonisation du
barème de compensation existant avec les directives de la Banque
Mondiale. Ceci a conduit à une compensation additionnelle que le
promoteur du projet a pris en charge.
· La perturbation des modes de vie des peuples
autochtones d'une part et les retombées socio-économiques du
projet pour les populations riveraines du projet d'autre part.
L'élaboration d'un plan de développement des peuples autochtones
et la priorité accordée à la main-d'oeuvre locale ont
été retenus comme solutions à ces
préoccupations.
151 Rapport sur la pratique des Etudes d'Impact Environnemental
(EIE) au Cameroun, décembre 2004, p.19.
· La perte de la biodiversité compte tenu du
nombre et de la variabilité des écosystèmes
traversés avec comme compensation, la création de deux parcs
nationaux.
Le rapport final amendé avec prise en compte des
observations issues de la consultation publique a été
approuvé par l'ex-MINEF en juin 1999, rapport qui comportait notamment
le Plan de Gestion Environnemental (PGE).
La mise en oeuvre du PGE assurée par le consortium et
le promoteur COTCO, a été suivie sur le terrain par plusieurs
entités :
· Les administrations nationales concernées,
à savoir, l'Environnement, les Mines, le Domaine, la Culture, la
Santé, les Travaux publics, le Transport, la Défense nationale
sous la coordination du Comité de Pilotage et du Suivi des Pipelines
;
· Les Organisations Non Gouvernementales ;
· Le Groupe International Consultatif mis en place par
la Banque Mondiale.
Ce suivi a permis de constater la mise en oeuvre de toutes
les mesures d'atténuation et de compensation, et tout
particulièrement : la création de deux parcs nationaux en
compensation de la réduction de la biodiversité ; la mise sur
pied et le financement d'un fonds fiduciaire152 pour l'appui au
financement de la gestion des deux parcs nationaux et du plan de
développement des peuples autochtones de la région de Kribi /
Lolodorf ; l'élaboration et la mise en oeuvre d'un plan de
développement du peuple indigène153.
Le plan de suivi évaluation et le monitoring de
l'efficacité des mesures d'atténuation ou de compensation ont
été également élaborés et les programmes
correspondants sont actuellement en cours d'exécution.
b) Les obstacles rencontrés
Des problèmes liés à la mise en oeuvre
du PGE ont été relevés. Il s'agit notamment de :
· La maximisation des impacts socio-économiques
dans un contexte de pauvreté prononcée des populations riveraines
du projet. Ceci a conduit au recrutement en priorité de la main-d'oeuvre
locale pour les emplois non qualifiés et à privilégier les
locaux, à qualification égale, pour les emplois qualifiés
;
· La disposition finale de la biomasse ligneuse sans
valeur commerciale, constituée d'essences non nobles qui, à
terme, devraient constituer une source de gaz à effet de serre. Ces
essences avec l'accord de l'Administration forestière154, ont
été mises gracieusement par le promoteur, à la disposition
des populations, sous forme de bois de feux, diminuant ainsi par ailleurs la
pression sur les autres ressources ligneuses ;
152 Fondation pour l'Environnement et le Développement au
Cameroun en abrégé FEDEC.
153 Il s'agit du peuple pygmée de la région du
projet.
154 Depuis la réorganisation du gouvernement du 08
décembre 2004, c'est le Ministère des Forêts et de la Faune
qui s'occupe de ces questions.
· La compétition d'accès aux ressources en
eau entre les populations et le projet, surtout en ce qui concerne les essais
hydrauliques. Le problème a été résolu en limitant
le prélèvement pour les essais à 10 % du débit des
cours d'eaux d'une part et en fixant le débit seuil d'autre part ;
· L'absence d'analyse des capacités nationales
pour la mise en oeuvre du PGE. Ce qui a nécessité la mise en
place d'un projet d'accompagnement visant le renforcement des capacités
nationales en matière de gestion de l'envi ron nement.
Ce projet, comme celui de la route Bertoua-Garoua Boulaï
est l'un des projets qui a suivi tout le processus d'une étude impact
environnemental.
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