Le droit international à l'épreuve de l'emploi d'armes nucléaires aux termes de l'avis consultatif de la Cour internationale de Justice du 8 juillet 1996( Télécharger le fichier original )par Sylvain-Patrick LUMU MBAYA Université de Kinshasa - Licence en droit-Avocat au Barreau de Kinshasa/Matete et Assistant à la Faculté de droit de l'UNIKIN 2004 |
SECTION II. L'APPLICATION DE NORMES SPÉCIFIQUES DU DROIT DES CONFLITS ARMÉS ET L'EMPLOI D'ARMES NUCLÉAIRES.§1. L'interdiction des armes qui causent des maux superflus et l'emploi des armes nucléaires.
I. Les assertions des défenseurs de l'illicéité La querelle a pris de l'ampleur à propos notamment du droit des conflits armés internationaux qui visent à interdire tous moyens de guerre qui causent des souffrances inutiles et les maux superflus (250(*)). Pour les défenseurs de l'illicéité (251(*)) l'utilisation des armes nucléaires provoque nécessairement des souffrances incalculables qui dépassent toute rationalité exigée dans l'utilisation de différents moyens de guerre existants ou qui peuvent être développés à l'avenir. Parmi les divers effets que peut provoquer n'importe quelle arme nucléaire, les ondes thermiques libérées par l'explosion nucléaire sont capables en quelques instants de vaporiser tout ce qui se trouve à une certaine distance. Le rayonnement initial produit par l'énergie sous la forme de « rayons gamma », ainsi que les retombées radioactives causent des irradiations particulièrement mortelles accompagnées de brûlures profondes de la peau. De tels effets dépassent largement toute modération exigée par le droit des conflits armés quant aux moyens de guerre utilisés. L'utilisation de l'arme nucléaire causerait aux combattants des souffrances inévitables et nécessairement inutiles(252(*)). II. Considérations des tenants de la licéité. Pour les défenseurs de la licéité, ce genre de raisonnement méconnaît la logique même du fonctionnement de la règle visant à interdire tout moyen de guerre qui peut causer des souffrances inutiles. Selon eux, l'appréciation de l'inutilité d'un moyen de guerre donné dépend entièrement de l'objectif militaire à atteindre dans un cas particulier (253(*)), de sorte que si l'objectif militaire fixé à un moment donné peut être atteint par l'utilisation des moyens de guerre qui causeraient moins de souffrance, l'utilisation des armes qui aggravent les souffrances ou rendent la mort inévitable est totalement prohibée. L'évaluation d'une telle situation à la lumière de la règle de la prohibition de tout moyen de guerre qui cause de souffrances inutiles est relative(254(*)). Elle dépend des circonstances particulières de chaque cas d'espèce. Pour les défenseurs de la licéité, la Cour devrait se garder de prononcer ce genre d'affirmations générales et abstraites (255(*)). III. Point de vue de la Cour La Cour se contente de récapituler la règle relative à l'interdiction des armes qui causeraient des souffrances inutiles, sans préciser le sens de l'utilité, ni donner davantage d'éléments qui permettent de définir un critère pour évaluer le seuil de « l'utilité » d'une quelconque souffrance inévitable par rapport aux nécessités militaires. Elle ne se livre pas non plus à une analyse détaillée quant à la question de savoir si en matière d'emploi de l'arme nucléaire il existe des situations où la souffrance causée par l'emploi de telles armes peut être utile par rapport à certains objectifs ou nécessités militaires. Les motifs de l'avis disposent en termes certes brefs mais fermes que : « Les méthodes et moyens de guerre... qui auraient pour effet de causer des souffrances inutiles aux combattants sont interdits. Eu égard aux caractéristiques uniques des armes nucléaires aux quelles la Cour s'est référée ci-dessus, l'utilisation de ces armes n'apparaît effectivement guère conciliable avec le respect de telles exigences » (256(*)) Les défenseurs de la thèse de la licéité de l'emploi de l'arme nucléaire verront dans une telle affirmation une réfutation par la Cour du raisonnement en termes relatifs. Toutefois, les défenseurs de la licéité trouvent certainement un refuge dans les nuances apportées par la Cour, plus loin, selon lesquelles « la Cour... ne dispose pas des éléments suffisants pour pouvoir conclure avec certitude que l'emploi d'armes nucléaires serait nécessairement contraire aux principes et règles du droit applicable dans les conflits armés en toutes circonstances » (257(*)). Ils concluent rapidement que si la Cour ne veut sagement pas se livrer à spéculer sur des cas concrets d'emploi, ce qui n'est pas son devoir, elle donne à la règle particulière toute sa tonalité relative qui oblige à distinguer, même en cas d'emploi de l'arme nucléaire, entre l'emploi qui cause une souffrance inévitable utile et son contraire. Selon les défenseurs de la licéité, la Cour ne fait que confirmer leur thèse qui consiste à affirmer que tout emploi n'est pas nécessairement illicite au regard de la règle sur la prohibition de tout moyen de guerre qui causerait des souffrances inutiles aux combattants (258(*)). §2. La prohibition des armes empoisonnées et l'emploi d'armes nucléaires I. Assertions des défenseurs de l'illicéité. Il est à noter aussi que la règle qui prohibe tout moyen de guerre qui peut causer des souffrances inutiles a inspiré beaucoup de règles en vigueur dans le droit des conflits armés notamment celles interdisant des classes entières d'armes. De tels systèmes d'armes étaient considérés par leur nature même comme des moyens de guerre qui causent des souffrances dépassant nécessairement tout objectif militaire à atteindre (259(*)). Ce fut le cas avec l'interdiction expresse par la déclaration de La Haye (IV,2) de 1899 d'employer des armes qui ont pour seul objectif de déployer du gaz asphyxiant, ou la prohibition par la déclaration de la Haye (IV,3) de 1899 d'utiliser des balles expansives dans le corps humain(260(*)). L'interdiction de toute arme qui aurait pour objet de déployer des gaz asphyxiants, toxiques ou similaires ainsi que de tout liquide, matière ou procédé analogue a été aussi l'objet du protocole de Genève de 1925. Un raisonnement à fortiori (261(*)) a incité beaucoup des défenseurs de l'illégalité à déduire la prohibition des armes nucléaires à partir de ce protocole (262(*)). Pour eux, non seulement l'arme nucléaire provoque, par son rayonnement initial, des effets particulièrement toxiques, mais les effets néfastes de l'utilisation des armes nucléaires dépassent largement la toxicité (263(*)). II. Réplique des tenants de la licéité Pour les défenseurs de la licéité, une telle construction logique n'est pas crédible, le protocole de Genève de 1925 vise très particulièrement les armes qui ont pour effet principal la toxicité. Si l'utilisation des armes nucléaires provoque des effets secondaires toxiques, la toxicité n'est que secondaire (264(*)). L'arme nucléaire n'est pas un moyen de guerre qui déploie principalement des gaz toxiques. Elle ne tombe pas de ce fait sous le coup de l'interdiction du protocole de Genève de 1925. De plus, le droit a toujours été spécifique dans l'application des restrictions sur l'emploi des différentes armes, il a toujours requis une grande précision dans la prohibition d'une classe d'armes donnée. Les interdictions concernant une arme ne s'appliquent qu'à cette arme qui ne peut pas être comparée à d'autres types de moyens de guerre (265(*)). Une interprétation et une appréciation restrictives de ce genre d'interdiction s'imposent en toutes circonstances (266(*)). Pour les défenseurs de la licéité, le raisonnement à fortiori par rapport à d'autres types d'armes relève de l'embarras évident qu'éprouvent les partisans de l'illicéité à trouver des règles d'interdiction spécifique de l'emploi de l'arme nucléaire (267(*)) qui a préoccupé aussi l'organe judiciaire international. III. Traitement de la Cour La Cour traite le problème de l'application des divers instruments portant sur l'interdiction de l'emploi des armes empoisonnées dans le contexte de la recherche de l'existence d'une règle conventionnelle portant sur l'emploi de l'arme nucléaire. Les instruments traitant des armes empoisonnées furent même les premières cibles dans la recherche d'une règle spécifique portant sur la prohibition d'emploi de l'arme nucléaire. En plaçant sa recherche à ce niveau, la Cour semble être motivée par deux considérations. La première consiste à rechercher des instruments internationaux qui portent une quelconque réglementation de l'emploi de l'arme nucléaire. La deuxième présuppose d'une certaine manière que les instruments portant sur l'interdiction de l'emploi des armes empoisonnées font partie de l'ensemble des instruments qui peuvent contenir une réglementation directe de l'emploi de l'arme nucléaire. N'y a-t-il pas là une situation de jugement anticipé en matière d'emploi d'armes nucléaires par rapport aux interdictions qui concernent l'utilisation d'armes empoisonnées ? En examinant les instruments relatifs à la prohibition d'armes empoisonnées dans le contexte de sa recherche sur l'existence d'une règle conventionnelle quelconque portant sur la réglementation de l'emploi de l'arme nucléaire, la Cour croit pouvoir trouver des règles gouvernant l'emploi de l'arme nucléaire dans les instruments portant sur l'interdiction des armes empoisonnées comme s'il était déjà établi que l'arme nucléaire est une arme toxique. Ce faisant, ne présuppose-t-elle pas d'emblée que l'arme nucléaire est une arme toxique, pour y apporter plus loin « une réfutation catégorique » (268(*)). Elle déclare notamment que : « il n' apparaît pas à la Cour que l'emploi d'armes nucléaires puisse être regardé comme spécifiquement interdit sur la base des dispositions susmentionnées de la deuxième déclaration de 1899 du règlement annexé à la convention IV de 1907 ou du protocole de 1925 » (269(*)).Il eût été plus prudent de la part de la Cour d'éviter l'embarras d'une telle contradiction d'autant plus que l'invocation de l'interdiction de l'emploi des armes nucléaires à la lumière de la prohibition des armes empoisonnées n'a été faite que dans le contexte du droit des conflits armés (270(*)), en discutant surtout de l'opportunité de l'exercice du procédé logique d'analogie avec les armes empoisonnées, ce qui suppose la reconnaissance par les Etats de l'absence d'une règle juridique en matière d'armes nucléaires dans les instruments relatifs aux armes empoisonnées et la nécessité de procéder par voie d'interprétation. Quoi qu'il en soit, la Cour paraît se ranger au côté des défenseurs de la licéité, en interprétant restrictivement les divers instruments portant interdiction des armes empoisonnées. Elle note particulièrement que diverses interprétations existent déjà en doctrine, mais que dans la pratique des Etats « ces termes ont été entendus dans leur sens ordinaire comme couvrant des armes dont l'effet premier, où même exclusif, est d'empoisonner ou d'asphyxier »(271(*)). « La dite pratique est claire et les parties à ces instruments ne les ont pas considérés comme visant les armes nucléaires »(272(*)) poursuit-elle son raisonnement. Devant les diverses interprétations possibles, la Cour opte pour une interprétation restrictive qui lui permette d'éviter de donner une réponse tranchée en faveur de l'illicéité. Ce faisant, la Cour semble vouloir éviter toute position catégorique afin de préserver sa liberté dans l'appréciation des données de la question. La grande marge d'interprétation dont disposaient les règles conventionnelles relatives aux armes empoisonnées lui permettait de procéder par choix suivant une certaine politique cachée. Il est toutefois valable de se demander, si la Cour, en voulant éviter de se ranger prématurément du côté des défenseurs de l'illicéité, elle ne tombe pas dans le camp des défenseurs de la licéité. Une réponse affirmative peut être effectivement soutenue. Toutefois, il est aussi impossible de soutenir qu'en réfutant l'application des instruments portant interdiction des armes empoisonnées à la question de l'emploi de l'arme nucléaire, la Cour n'accepte nullement la licéité d'un tel emploi mais constate seulement l'inapplicabilité de ces instruments à l'arme nucléaire (273(*)). En était-il aussi le cas à propos du principe de la non-discrimination ? §3. Le principe de la non-discrimination et l'emploi d' armes nucléaires D'autres règles du droit des conflits armes visant à contenir la guerre et à l'empêcher de déraper vers les populations civiles ou les biens de caractère civil ou vers les combattants neutralisés ont été aussi l'objet des querelles passionnelles entre les défenseurs de la licéité de l'emploi des armes nucléaires et les partisans de l'illicéité (274(*)) I. Assertions des partisans de l'illicéité Ces derniers (275(*)) ont évidemment soutenu l'idée que les armes nucléaires étant, par leur nature même de destruction massive incapables de distinguer entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires, les populations civiles et les combattants, comme c'est toujours exigé en droit . Les armes nucléaires sont aussi incapables, par leurs effets dévastateurs, d'épargner les monuments historiques, les bâtiments de religion, d'art ou de charité, et les hôpitaux, qui sont particulièrement protégés en droit. La dévastation que provoquerait l'utilisation d'une ogive nucléaire de moyenne puissance empêcherait inévitablement le bon fonctionnement des différentes conventions de Genève de 1949 entre les belligérants car, du fait de la dévastation, il serait particulièrement difficile par exemple de créer des zones protégées pour les prisonniers ou les blessés de guerre. De même l'extermination de ces personnes protégées deviendrait inévitable (276(*)). Les obligations des belligérants relatives à la collection des blessés, ou des morts, l'évacuation des prisonniers de guerre sans les exposer aux dangers inutiles, les enterrements individuels, seront tous impossible à réaliser du fait de la destruction massive qui survient à la suite de l'utilisation d'une arme nucléaire. L'emploi de n'importe quelle arme nucléaire, même si elle est dirigée vers un objectif militaire, causerait inévitablement une destruction quasi-totale des régions civiles environnantes, du fait des effets dévastateurs et collatéraux des armes nucléaires et aussi du fait de la proximité habituelle des objectifs militaires de grandes agglomérations civiles(277(*)). Cet emploi serait, de ce fait même, contraire nécessairement à toute règle de droit des conflits armés internationaux qui s'inspire du principe de la non-discrimination. Cela n'a pas pu rencontrer l'assentiment des partisans de la licéité de l'emploi de l'arme nucléaire. II. Les arguments des tenants de la licéité Les défenseurs de la licéité de l'emploi d'armes nucléaires soutiennent que l'argument selon lequel les armes nucléaires sont nécessairement indiscriminatoires n'est pas fondé (278(*)). Une telle affirmation est trop générale et abstraite. Elle méconnaît la diversité des puissances et des configurations des armes nucléaires. S'il est vrai qu'il existe certaines armes nucléaires de grande puissance qui sont capables d'infliger une grande dévastation non seulement contre les objectifs militaires mais aussi contre les biens de caractère civil, le même raisonnement ne pourrait pas être avancé à propos de toutes les armes nucléaires. Il existe en effet des armes nucléaires de faible puissance qui ont généralement le label « armes nucléaires tactiques », ou « armes nucléaires de faible puissance » qui causent généralement des dégâts limités, et qui ne sont en aucun cas des armes indiscriminatoires. Ce genre d'armes est souvent porté sur des systèmes de grande précision qui sont capables d'effectuer avec l'arme nucléaire des frappes « chirurgicales » discriminatoires. Il existe, en plus, des armes nucléaires de très faible puissance qui peuvent aussi être sous forme d'obus d'artillerie ou même de mines terrestres (279(*)). Elles sont souvent appelées des « armes nucléaires de champ de bataille ». Les effets de ces armes sont suffisamment limités pour que toute affirmation d'indiscrimination à leurs égards relève de la pure exagération. Pour les défenseurs de la licéité, la Cour pourrait ne surtout pas déclarer d'une façon abstraite que tout emploi d'armes nucléaires aurait des effets indiscriminatoires, et de ce fait qu'il violerait les règles pertinentes du droit des conflits armés. III. Point de vue de la Cour La Cour ne manque pas de voir dans les arguments des uns et des autres que la réponse au problème envisagé dépend dans une large mesure d'une évaluation des variations techniques quant aux puissances des armes nucléaires ainsi que d'une appréciation de la dynamique de l'échange nucléaire une fois engagée. Elle se verra inévitablement conduite à examiner des hypothèses qui relèvent de la stratégie, domaine étranger au raisonnement judiciaire. Dans son examen du problème, la Cour paraît critiquer l'argument des partisans de la licéité qui met l'accent sur la diversité des puissances des différentes armes nucléaires (280(*)). Elle déclare notamment qu' : « aucun des Etats qui soutiennent qu'il serait licite d'utiliser les armes nucléaires dans certaines circonstances, et notamment d'utiliser « proprement » les armes nucléaires plus petites, de faible puissance ou tactiques, n'a indiqué quelles seraient - à supposer que cet emploi limité soit réellement possible - les circonstances précises justifiant un tel emploi, ni démontré que cet emploi limité ne conduirait pas à une escalade vers un recours généralisé aux armes nucléaires de forte puissance. En l'état, la Cour n'estime pas disposer des bases nécessaires pour pouvoir se prononcer sur le bien fondé de cette thèse »(281(*)). La doctrine ne s'est pas empêchée de faire les commentaires dans tous les sens sur cette position. La doctrine n'a pas hésité à s'exprimer à ce sujet.
IV. Commentaires de la doctrine L'organe juridictionnel semble être inspiré par l'argument qui insiste sur le fait que les effets néfastes que pourrait causer l'emploi d'une arme nucléaire même de faible puissance peuvent être véhiculés dans l'espace ou d'une manière qui violerait toute préoccupation de contenir la guerre (282(*)). La Cour paraît aussi être motivée par l'observation plus forte que la première selon laquelle « beaucoup d'ogives nucléaires qui sont considérées comme des armes tactiques ont une puissance au moins double que celle d'Hiroshima et Nagasaki » (283(*)). En termes dépourvus d'ambiguïté, l'organe judiciaire international n'échappe pas à la conclusion selon laquelle une fois utilisée, l'arme nucléaire, même de faible puissance, le seuil nucléaire serait franchi et le risque d'aboutir à une situation d'escalade (284(*)) vers une guerre nucléaire sinon globale, du moins destructive d'une région entière, est inévitablement présent. A partir du moment où la Cour confirme la plausibilité de l'argument qui évoque l'inévitabilité de l'escalade nucléaire même en cas d'emploi d'armes nucléaires tactiques, le champ s'ouvre à des affirmations plus tranchées en matière du principe de la non discrimination, surtout dans un sens critique contre l'emploi de l'arme nucléaire. Dans une partie de son raisonnement, elle semble confirmer que l'emploi de l'arme nucléaire ne peut être conciliable avec tout principe du droit international humanitaire qui vise à contenir la guerre et limiter ses dégâts. Elle déclare notamment que : « [...], les méthodes et moyens de guerre qui ne permettraient pas de distinguer entre cibles civiles et cibles militaires...sont interdits. Eu égard aux caractéristiques uniques des armes nucléaires auxquelles la Cour s'est référée ci-dessus, l'utilisation de ces armes n'apparaît effectivement guère conciliable avec le respect de telles exigences » (285(*)). On aurait cru que la Cour irait jusqu'à prononcer en des termes encore plus fermes l'incompatibilité de l'emploi de l'arme nucléaire avec le principe de la non-discrimination. Mais, par un curieux revirement, elle se rétracte sans donner la moindre explication juridique. Elle affirme dans le même paragraphe qu'elle : « [...] ne peut davantage se prononcer sur le bien fondé de la thèse selon laquelle le recours aux armes nucléaires serait illicite en toute circonstance du fait de l'incompatibilité inhérente et totale de ces armes avec le droit applicable dans les conflits armés »(286(*)). Elle poursuit plus loin dans les termes suivants « (...) qu'elle ne dispose pas des éléments suffisants pour pouvoir conclure avec certitude que l'emploi d'armes nucléaires serait nécessairement contraire aux principes et règles du droit applicable dans les conflits armés en toutes circonstances » (287(*)). La Cour énonce dans le dispositif de son avis qu' : « Il ressort des exigences susmentionnées que la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire »(288(*)). La confrontation des arguments de logique stratégique qui furent longuement invoqués par les uns et par les autres s'est finalement soldée par le mot « généralement » mentionné dans la première partie du paragraphe 105E de l'avis. Ce mot paraît mettre l'accent sur la contrariété de presque tout emploi de l'arme nucléaire à l'ensemble des règles existantes du droit international humanitaire. La Cour ne fournit pas davantage d'éléments pour préciser le mot « généralement »(289(*)). Aucune justification juridique ne fut avancée pour expliquer un tel revirement, alors que tout le raisonnement de l'avis semblait annoncer une position contraire. Si ce changement inexpliqué est regrettable, sa posture ne saurait échapper aux tentatives des commentateurs à la compréhension. Une de ces tentatives reconsidérera notamment l'argument invoqué par les défenseurs de la licéité relatif à l'emploi des armes nucléaires « tactiques » ou de faible puissance. Elle tentera d'expliquer le fait que bien que la Cour semble être convaincue par l'argument selon lequel, même en cas d'emploi d'armes nucléaires de faible puissance, l'on ne peut guère échapper à une escalade incontrôlable de violence, elle n'exclut pas pour autant la plausibilité de l'argument relatif aux armes nucléaires tactiques. Le raisonnement de la Cour peut notamment tenir compte du fait que l'on ne peut exclure non plus l'hypothèse selon laquelle il existe des situations où les objectifs militaires des protagonistes dans un conflit nucléaire sont limités ou éloignés. Bien que l'éventualité d'une telle hypothèse soit faible, sa réalisation ne saurait être exclue d'emblée. Cela explique peut-être le mot « généralement » qui a porté le flan à beaucoup de critiques parmi les membres de la Cour(290(*)). L'arme nucléaire déstabilise les fondements même du droit international humanitaire (291(*)) et détruit le concept même de la guerre (292(*)). Mais le raisonnement de la Cour, en effet, en matière d'interprétation du droit international humanitaire, fut pour le moins ambivalent (293(*)), mais surtout hétéroclite (294(*)). L'apport de l'avis quant à la qualification juridique de l'emploi de l'arme nucléaire par rapport au droit des conflits armés paraît plutôt modeste. Car, de par la récapitulation des différents principes du droit international humanitaire, la Cour ne se livre même pas à leur interprétation dans le contexte particulier de l'emploi de l'arme nucléaire. D'autres lectures afficheront plus du pessimisme car, en déclarant que l'emploi de l'arme nucléaire est généralement incompatible avec les règles du droit international humanitaire, la Cour reconnaît qu'il existe effectivement des situations selon lesquelles l'emploi de l'arme nucléaire pourrait être compatible avec les règles du droit des conflits armés. * 250 Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868 ; article 35, protocole additionnel I de Genève de 1977. * 251 Egypt, CAG), Reply, p. 24 ; SINGH & Mc WHINNEY, op.cit, p. 305; GRIEF (Nicholas), « The legality of nuclear weapons», Nuclear weapons and international law, (Ist Van Pogny ed), 1987, pp. 22-52; DAVID (Eric), op.cit, p. 337., * 252 LIPPMAN (Mathew), «Nuclear weapons and international law: towards a declaration on the prevention and punishment of the crime of nuclear humancide», 8 Loy. L.A... Int'l & comp L.J., 1986, pp. 183-234 * 253 Mc DOUGAL (Myres) and FELICIANO (Florentina P)., op.cit, p. 661 * 254 CASSESSE (Antonie), Violence and law in the Modern Age, Princeton, 1989, p. 15 * 255 Voir par exemple U.K (A6), p. 40 voir aussi SHAW (Malcolm), « Nuclear weapons and international law» (Istavan Pogory ed), pp. 1-22 * 256 CIJ, Recueil 1996, p. 32 * 257 Ibid * 258 Voir dans ce sens l'opinion individuelle du juge Guillaume, CIJ, Recueil, 1996 pp. 288-289. * 259 McDougal,(Myres) at al, op.cit, p. 617 * 260 Voir BULA-BULA (Sayeman), Droit international humanitaire : théorie et réalités ; inédit, Faculté de droit, option droit public, 1ère année de licence. * 261 McDOUGAL at al, op.cit, p.665. * 262 Voir par exemple Egypte, (A6), Reply, p. 25 * 263 SCHWARZENBERGER,(George), The Legality of Nuclear Weapons, London, 1958, p. 27. * 264 Voir par exemple UK (AG), Trad., p. 39, USA (Organisation Mondiale de Santé), Trad.,p. 23 * 265 Voir par exemple France, Plaid. 1/11/1995, p. 79. * 266 Certains contestent une telle interprétation. Voir notamment, le juge Weeramantry, opinion dissidente, CIJ, Recueil p. 486 ; voir aussi WESTON (Burns H), « Nuclear Weapons and International law : Illigaty in Context », denver J. Int'l. L&Pol'y, 1983, 2,5; MEYROWITZ L., «The Laws of war and Nuclear Weapons», Brooklym. J. int'l.L.,1983 reprinted in Nuclear Weapons and Law, L.A. Miller & M. Feinrider ed), 1984, London, pp. 19-50 * 267 Mc DOUGAL (Myres) and FILICIANO (Florentin P). , op.cit, p. 665 * 268 SAYED (A), op.cit, p. 164 * 269 CIJ, Recueil 1996, p. 262 * 270 Voir à ce sujet Iles Salomon, (O MS), Trad., pp. 69, 70 ; Nauru, (OMS), Trad., p. 65 ; I les Salomon, (AG), Trad., p. 54 Nauru, (OMS), Reply, (retiré), Trad., pp. 1718, GB, (AG), Trad., p. 39 ; USA, (AG), Trad., p. 12 * 271 CIJ, Recueil 1996, pp.259-261 * 272 CIJ, op cit, pp.259-261 * 273 Eric David s'insurge contre le refus de la Cour de considérer les armes nucléaires comme analogues par leurs effets aux armes empoisonnées, DAVID (Eric), « L'avis de la Cour internationale de justice sur la licéité de l'emploi des armes nucléaires », RICR, n°823, janvier-février 1997, pp. 22-37 ; Voir aussi DOSWALD-BECK (Louise), « Le droit international humanitaire et l'avis consultatif de la Cour internationale de justice sur le licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires », RICR, n°823, Janvier, 1997, p. 37-59, p. 50, qui pose l'exemple des flèches et balles empoisonnées couvertes par l'interdiction des armes empoisonnées mais dont ce poison n'est que secondaire. * 274 Voir par exemple Egypte, (AG), Reply, p. 21 * 275 MEYROWITZ ( Elliot L), op.cit p. 200 * 276 SINGH & Mc WHINNEY, op.cit. p. 158; MEYROWITZ (Elliot), op.cit p. 41-42, FRIED (John), op.cit, p. 40 * 277 GRIEF (Nicholas), op.cit p. 25 * 278 Voir par exemple UK (AG), Trad, p. 42 * 279 SHAW (Malcolm), op.cit, p. 17 * 280 Sur la nature des armes nucléaires et les effets de ces armes, voir par exemple, le rapport du Secrétaire Général des Nations Unies du 18 septembre 1990, UN Doc. A/45/373. * 281 CIJ, Recueil 1996, p.262, paragraphe 94. * 282 Thierry (Hubert), « Introduction aux débats : la légalité des armes nucléaires », Armes Nucléaires et Droit International, GIPRI, Genève, 1985, pp.3-12 * 283 Voir opinion dissidente du juge Weeramantry, CIJ, Recueil 1996, p.444, voir aussi LIPPMAN (Mathew), op.cit., p.231. * 284 Voir par exemple Iles Salomon, (OMS), Trad., p.58, Nouvelle Zélande, (AG), trad., p.22 ; voir aussi l'opinion de Madame le juge Higgins, CIJ, Recueil 1996, p 587. ; Opinion dissidente du juge Weeramantry, p.512 ; voir aussi MEYROWITZ (Elliot L.), op.cit., p.39. * 285 CIJ, Recueil 1996, p.262, paragraphe 95. * 286 CIJ, Recueil 1996, p.262, paragraphe 95. * 287 CIJ, op cit, p.262, paragraphe 95 * 288 CIJ, Recueil 1996, p.266, paragraphe .105 2) E. * 289 McCORMACK, Timothy L.H., op.cit., p.93. * 290 Voir opinion dissidente du juge Higgins, CIJ, Recueil 1996, p.588. * 291 Voir déclaration du président Bedjaoui, Recueil 1996, p.272. ; opinion individuelle du juge Fleischhauer, CIJ, Recueil 1996, p.305 ; voir aussi MEYROWITZ (Elliot L)., op.cit., pp.19-20 et p.48 ; MEYROWITZ (Henri), op.cit., p.300 * 292 FRIED (John H.E.), op.cit., p.35-36 * 293 Voir la critique du juge Higgins, CIJ, Recueil 1996, p.587. * 294 SAYED (A), op.cit. p.172. |
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