L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnellepar Lauren Malka Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005 |
c) La médiation de l'art numérique : renouvellement des questionnements et des possibilitésCes questionnements concernant la réception des oeuvres numériques et remettant en cause l'idée d'une démocratisation de l'art nous amènent naturellement à une problématique de mise en exposition, de médiation de cette forme artistique. La mise en exposition d'oeuvres conceptuelles et physiques et de la réflexion scénographique qui la sous-tend paraît très subtile et constitue à elle seule un sujet de recherche à part entière. L'exposition peut en effet être perçue comme le simple agencement, ou la disposition des objets exposés. Jean Davallon, dans son ouvrage L'exposition à l'oeuvre, s'interroge précisément sur cette idée d'une exposition qui ne pourrait acquérir de cohérence sémiotique que sous le regard actif du visiteur, et qui ne constituerait pas, à elle seule, un véritable système signifiant : « N'a-t-on pas en effet souvent l'impression que le visiteur doit faire les frais de la production de signification ? Que c'est lui qui a la charge de donner une cohérence sémiotique à ce qui n'est avant tout qu'une disposition formelle de « choses » ? »32(*). A l'inverse, la mise en exposition artistique peut être perçue, non plus comme une disposition de « choses », mais comme une proposition conceptuelle et sémiotique, voire une médiation « injonctive » comme nous l'avons souvent vu. Umberto Eco ne parle en aucun cas d' « injonction » ; cependant il compare l'exposition à un texte, c'est-à-dire « une série cohérente de propositions reliées entre elles par un topic, ou un thème commun »33(*). Cette conception de l'exposition montre ainsi l'intervention possible d'une articulation sémiotique et signifiante, conceptualisée et produite par le scénographe. Ainsi, pour Jean Davallon, « l'exposition doit donc lui donner [au visiteur] les indications lui permettant à la fois de reconnaître qu'il s'agit d'une exposition (...) de comprendre ce qu'il convient de faire compte tenu par exemple du statut des objets (...), du mode de relation proposé (...), ou des informations connexes apportées sur les objets exposés ». Ces différents enjeux et problématiques concernant l'exposition deviennent d'autant plus fondamentaux et délicats lorsqu'ils concernent des oeuvres qui proposent d'ores et déjà une esthétisation de la relation avec le public et une remise en cause des modes de réception. La mise en exposition de ces oeuvres semble théoriquement facilitée par la démystification et la dématérialisation de l'oeuvre d'art. Les artistes numériques revendiquent en effet, comme nous l'avons déjà vu, une certaine indépendance de leurs oeuvres vis-à-vis des cadres traditionnels d'exposition, et une volonté de s'affranchir de tout cadre matériel : qu'il s'agisse du musée ou de la toile. Or, la démystification de l'art et sa dématérialisation ne peuvent entraîner l'absence de toute médiation artistique. Au contraire, il semble que la dimension fortement conceptuelle et individualisante des oeuvres numériques imposent une esthétique scénographique très complexe. Dispositif physique de participation individuelle et objet artistique de contemplation et de réflexion, l'oeuvre numérique ne peut être exposée sans l'élaboration, en amont, d'une réflexion scénographique importante. De quelle manière les trois artistes interrogés conçoivent-ils les difficultés de mise en exposition de l'art numérique ? En tant que spectateurs, artistes, acteurs institutionnels quelle est leur perception de la médiation de cet art qui revendique tout à la fois une facilité d'accès et un renouvellement conceptuel de la scénographie artistique ?
.Une ouverture de la médiation par le numérique ? Moïra Marguin, directrice du pôle numérique des Beaux-Arts, développe dans un premier temps un discours assez théorique en affirmant que l'art numérique ouvre les possibilités de médiation d'une manière considérable. La désacralisation et la dématérialisation de l'oeuvre d'art permettent à celle-ci d'être diffusée aussi bien par les musées, et galeries, que par les nouveaux médias comme Internet ou autres supports interactifs : « L'art numérique étend vraiment les possibilités de diffusion artistique puisque ses oeuvres sont exposées à la fois, sous différentes formes, dans les musées, les centres d'art contemporain, et à la fois dans des espaces moins consacrés comme Internet ». (Cf. Annexe p. XI) Elle renforce cette idée en affirmant qu'à l'avenir, selon elle, « l'art sera moins dans les musées que sur les réseaux » et cessera ainsi de n'intéresser que les publics initiés. Dans les lieux d'exposition traditionnels, l'esthétique numérique permet selon elle de désacraliser les oeuvres et de faciliter, en théorie, la médiation. Ainsi, il semble que d'un point de vue théorique, cette forme artistique, par son esthétique même, ouvre de nouvelles possibilités d'exposition encore inexplorées. En supprimant d'une part la notion de cadre et de fixité, et en atténuant d'autre part l'impression de « distance verticale » entre l'oeuvre et le public, l'art numérique semble faciliter la médiation vers le public.
.Le spectateur tantôt « oublié », tantôt « kidnappé » par la médiation artistique Or, il est nécessaire de dépasser ce point de vue très théorique, qui s'apparente à une idéologie de l'art numérique. Moïra Marguin elle-même adopte, durant la suite de l'entretien, le point de vue d'une spectatrice et s'interroge sur les nombreux écueils communicationnels de cette forme artistique au travers de deux exemples principaux d'exposition. Le premier exemple est celui d'une oeuvre numérique présentée au Palais de Tokyo lors d'une vaste exposition d'art contemporain nommée « Notre Histoire »34(*). Cette oeuvre, réalisée en 2003 par le groupe Kolkoz composé des deux artistes Samuel Boutrouche et Benjamin Moreau et nommée « Film de Vacances Hong Kong », montre des images de vacances remodélisées en trois dimensions. Au sein de l'exposition, cette vidéo est diffusée sur un écran d'ordinateur placé au coin d'une salle complètement obscure. Selon Moïra Marguin, cette oeuvre est « totalement inintéressante » : « Un artiste qui a repris ses images de vacances, qui les a transposées en 3D d'une manière très sommaire. J'ai lu ce que le groupe d'artiste a voulu faire dans le magazine des Beaux-Arts mais sans l'explication, j'aurais été devant l'oeuvre en disant « so what ? »35(*) Souvent il faut le mode d'emploi. Je ne trouve pas ça normal qu'on ait besoin d'un mode d'emploi, ou alors si vraiment il faut une explication, au moins qu'elle soit sur place ; sinon je ne vois pas l'intérêt. Je trouve que c'est un manque de respect de montrer une oeuvre qu'on ne peut pas comprendre. C'est un manque de respect pour le visiteur». (Cf. Annexe p. XI) Ce cas est assez parlant dans la mesure où il montre à quel point la médiation du concept artistique peut être difficile. Cette vidéo paraissait en effet distrayante mais n'était pas convaincante sur le plan artistique dans la mesure où elle ne semblait véhiculer aucun message intellectuel. Or, on comprend en se renseignant sur ces artistes qu'ils inscrivent cette oeuvre dans une problématique générale du réel, du jeu et de la science fiction. Une réflexion scénographique importante pour une meilleure compréhension, et une appréciation conceptuelle de cette oeuvre, aurait été nécessaire et semble avoir fait défaut. Le second exemple évoqué par Moïra Marguin est celui d'une exposition d'art vidéo organisée par la Fiac et nommée « Diva » : « [C'était] La pire expo que j'ai vue (...) [elle] avait lieu dans un hôtel du XVIIIème qui faisait hôtel de passe et les couloirs n'étaient pas éclairés donc on arrivait dans des couloirs complètement obscurs et on entrait dans les chambres des artistes où il y avait un lit, on était sensé s'allonger, ou s'asseoir. Je n'ai pas supporté. Je n'ai pas eu envie de rester, je me sentais kidnappée (rires), je suis très vite partie».(Cf. Annexe p. XI) Ce cas semble opposé à celui évoqué précédemment. Ici, la réflexion scénographique semble si importante et sophistiquée qu'elle enferme le spectateur, malgré lui, dans son dispositif. Ainsi, se dégagent deux écueils communicationnels principaux qui correspondent tout à fait aux problématiques soulevées jusqu'ici : d'une part une médiation ouverte, s'adressant à un public large et assez indéfini et d'autre part, une mise en scène individualisée, s'attachant à valoriser la dimension conceptuelle du dispositif. La première risque de perdre toute dimension artistique et de devenir « démocratique et impalpable », tandis que la seconde risque d'être trop injonctive pour le spectateur et de lui imposer un dispositif conceptuel qu'il n'est pas forcément prêt à comprendre ou à apprécier. .Un cadre communicationnel à la fois contesté et nécessaire Cette dualité de l'art numérique est confirmée, d'une manière théorique par Daniel Cacouault, et d'une manière plus pratique et professionnelle, par le scénographe Régis Cotentin. Pour Daniel Cacouault, l'art numérique pose problème en terme de médiation dans la mesure où il est éphémère, donc difficile à saisir et donne lieu à des spectacles individualisés, ni collectifs ni individuels : «Le problème de la médiation de l'art numérique est vraiment intéressant du coup parce qu'il faut expliquer cet aspect éphémère. Mais c'est un peu comme le cinéma finalement, c'est un spectacle collectif (...) C'est peut-être comme ça qu'il faudrait exposer l'art numérique, comme des spectacles, dans une grande salle avec des gens. Mais le problème de cet art c'est qu'il refuse ce rapport au collectif, ce rapport au code dont on parlait tout à l'heure ». (Cf. Annexe p.XIX) Cet artiste et penseur de l'art montre ainsi le paradoxe d'un art qui refuse tout cadre, tout code et qui pourtant nécessite, plus qu'aucun autre courant artistique, la mise en place de médiations très réfléchies pour le public. Par ailleurs, Régis Cotentin confirme et éclaire cette problématique d'un point de vue plus professionnel, en confiant ses propres difficultés et regrets concernant l'exposition « Volupté Numérique » organisée au Palais des Beaux-Arts de Lille. « C'est très compliqué parce qu'on est obligé soit de construire des cloisons pour isoler les sons et pour que chaque oeuvre soit pleinement vécue, soit on ne cloisonne pas et on crée un espace ouvert (...) Donc moi j'ai procédé de cette façon là, sûrement pas de façon très radicale, avec l'exposition « Volupté Numérique » : l'espace est très ouvert (...) Il y avait donc des télescopages qui gênaient plus ou moins certains visiteurs. J'aurais pu faire appel à un designer sonore pour faire en sorte que la cohabitation soit mieux réussie. Mais on n'avait pas le temps ni les moyens de le faire (...) il y avait des choses que je trouvais dommage. Par exemple la pièce de Garill (« Sat down beside her ») était trop fortement perturbée par le son des clips [qui étaient diffusés dans la même pièce]. Elle demandait plus d'intimité, plus de contact rapproché avec le public, chose que la petite scénographie de notre exposition ne permettait pas ». (cf. annexe p.III) Cette retranscription des questionnements rétrospectifs du scénographe semble très intéressante dans la mesure où elle permet de comprendre les difficultés techniques et les sacrifices des choix scénographiques. La priorité était pour lui celle de transmettre, au travers de cette exposition d'art numérique, une idée qu'il considère comme consubstantielle à ce courant : l'idée d'ouverture et de générosité. Or, d'un simple point de vue technique, il était impossible de concilier cette idée d'ouverture et de décloisonnement, et une appréciation individuelle entière de chaque oeuvre, fidèle à ce qu'aurait souhaité chaque artiste. En tant que scénographe d'une exposition numérique, Régis Cotentin semble avoir été réellement confronté au paradoxe d'un art de l'ouverture, qui conteste la notion de code communicationnel, muséal et qui pourtant ne peut prendre vie qu'au travers d'une mise en scène extrêmement structurée. Un art qui se revendique sans code, proprement démocratique mais qui, par là même, implique un renouvellement des codes de médiation, « un art qui est comme l'enfant en train de grandir, qui refuse la mesure mais qui ne veut pas revenir à maman non plus » (Daniel Cacouault, Annexe p.XIX). .Conclusion intermédiaire : de l'incertitude conceptuelle aux balbutiements médiationnels Ces rencontres et discussions autour des notions et concepts dominants de l'art numérique montrent un écart certain entre la définition théorique, et idéologique de ce champ artistique, et la conception de ses acteurs eux-mêmes. Elles nous permettent ainsi de clarifier les multiples discours de l'art numérique vus précédemment, et de mieux comprendre selon quels discours théoriques, quelles perceptions et quelles idéologies dominantes celui-ci apparaît au public. De manière plus générale, nous avons ainsi tenté de distinguer les différentes théories et idées accompagnant l'art numérique dans ses premiers développements et de mesurer l'écart entre les discours dominants de l'art numérique, tant institutionnels que médiatiques et théoriques, et les perceptions des acteurs directs de ce courant. De nombreux paradoxes définitionnels se sont dégagés de cette première approche, concernant la forme artistique en elle-même, ses caractéristiques esthétiques et ses modalités de création et d'appréciation. A la fois ludique et conceptuel, multi sensoriel et informatique, ce courant surprend et déstabilise le public. Les idéologies du numérique valorisant les notions de nouveauté, voire de révolution artistique, de désacralisation et de démocratisation de l'art, et de rupture avec l'idée de médiation artistique ont ainsi été nuancées par nos recherches et rencontres. Ces idées se sont en effet révélées réductrices dans la mesure où, malgré ses revendications contestataires, et malgré sa volonté de rompre avec tout cadre médiationnel, l'art numérique implique en réalité une transformation de la relation au public et un encadrement particulièrement réfléchi et exigeant de la réception artistique. L'objet de la seconde partie est ainsi de comprendre de quelle manière les institutions tentent à la fois de définir ce champ artistique polymorphe au travers de leurs différents partis pris, et à la fois de s'approprier les codes propres de cette forme artistique contestataire par la mise en place de dispositifs d'exposition plus ou moins actualisés et durables. * 32 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre, Harmattan Communication, 2005 * 33 Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation, Grasset, 1992 * 34 « Notre Histoire...une scène française émergente », Palais de Tokyo, du 21 janvier au 7 mai 2006 * 35 Beaux-Arts Magazine, Hors série, « Notre Histoire...une scène artistique française émergente », 21 janvier- 7 mai 2006 |
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