b) Un art démocratique ?
Parallèlement à ces interrogations sur l'aspect
révolutionnaire de la création numérique, se dégage
des entretiens une remise en question de l'idée de
démocratisation impliquée par l'art numérique. Il se
développe en effet un discours théorique sur la réception
valorisant l'aspect démocratique de l'art numérique, et de
manière plus générale et plus ancienne, de l'art
contemporain. En effet, les expérimentations de l'art moderne,
inaugurées notamment par Marcel Duchamp, revendiquent une
libération générale de la pratique de l'art des
contraintes classiques de représentation. La pensée
post-moderniste a formulé des caractéristiques inhérentes
à l'art contemporain, telles que celle d'une relation horizontale et
interactive entre l'oeuvre d'art et le public. L'ère contemporaine est
ainsi définie comme proprement démocratique dans la mesure
où elle vise une désacralisation de l'oeuvre et une mise en
relation interactive et parfois ludique à l'oeuvre d'art. L'art
numérique confère à la notion de démocratisation de
l'art contemporain une dimension particulièrement significative dans la
mesure où il implique une relation non seulement interactive entre
l'oeuvre et le public, mais également la possibilité d'une
participation individuelle à la réalisation et à la
définition de l'oeuvre, qu'il s'agisse d'une participation physique ou
interprétative. Ainsi, le fait que le spectateur puisse
reconnaître son action individuelle et collective sur l'oeuvre en acte
semble constituer une illustration tout à fait symbolique et
éloquente à l'idée de démocratie.
Or, comment parler de démocratisation et de grand
public pour un art qui d'une part ne parvient pas à s'installer de
manière durable dans les institutions, et qui d'autre part revendique un
aspect conceptuel, parfois difficile à saisir pour le public ? Nous
avons cherché à savoir, au travers des entretiens, quelle
était la prégnance de cet aspect démocratique dans la
conception des artistes et acteurs institutionnels. Le mythe d'un art
démocratisé est-il, aux yeux de ces derniers, vérifiable
en pratique ?
.Le potentiel de
« séduction » de l'art
numérique
Une fois de plus, cette question d'un art démocratique
ne paraît aller de soi pour aucun des trois artistes interrogés et
constitue l'objet de questionnements définitionnels qui se
révèlent essentiels. Il semble évident, pour les trois
artistes, que l'art numérique possède un potentiel
démocratisant qui réside d'une part dans la
désacralisation de l'oeuvre d'art et, d'autre part, dans l'implication
individuelle du spectateur et son rapport interactif avec l'oeuvre qui lui
permet de se reconnaître, physiquement ou mentalement, dans celle-ci. Or,
on note dans les trois discours une certaine difficulté à
imaginer la perspective réelle d'une démocratisation pour un art
aussi conceptuel et difficile à cerner. Pour Moïra Marguin, le
potentiel démocratique de l'art numérique réside aussi
bien dans les possibilités de diffusion de celui-ci que dans ses
possibilités de réception par le public. D'une part, les
nouvelles possibilités de diffusion offertes par l'art numérique
démystifient l'oeuvre d'art et son public en affranchissant ces derniers
du cadre conventionnel du musée. Ces modalités de diffusion
étendent le public d'une manière considérable dans la
mesure où elles attirent les initiés à l'art contemporain,
mais permettent également de toucher des individus qui ne
fréquentent pas les musées, ou qui n'ont pas
nécessairement développé d'intérêt culturel
ou artistique jusqu'alors :
« L'oeuvre numérique pour moi est
largement démocratisée par Internet (...) Mais je pense que l'art
sera moins dans les musées que sur les réseaux. Les gens qui
seront touchés par l'art numérique seront d'abord touchés
via Internet» (Cf. Annexe p. XI)
Par ailleurs, sur le plan esthétique, Moïra
Marguin souligne le pouvoir démocratisant, qu'il faut comprendre cette
fois-ci comme convainquant en soi ou séduisant pour un large public, de
ce courant artistique. Ce potentiel de « séduction »
de l'art numérique, réside pour elle dans l'aspect tactile,
ludique des oeuvres, et précisément dans cette relation de
reconnaissance interactive, d'appartenance mutuelle, s'établissant entre
le spectateur et l'oeuvre :
« Je pense que l'interactivité en
numérique c'est quelque chose qui plaît, c'est très
attractif de pouvoir participer à l'oeuvre. On se sent faire partie de
l'oeuvre c'est très convivial. Ca amène les gens à la
créativité donc c'est forcément positif »
(Cf. Annexe p. XI). Régis Cotentin développe
également cette idée d'ouverture de l'oeuvre aux spectateurs mais
y ajoute une notion plus large de générosité des oeuvres
d'art numérique. Pour lui, « les disciplines qui font
intervenir du numérique sont des disciplines généreuses et
ouvertes, au sens où elles font souvent intervenir différents
arts, et au sens où elles vont à la rencontre du public, par leur
dispositif et par leur discours esthétique en quelque sorte»
(cf. annexe p.III)
Ce courant ouvre aussi bien la pratique artistique que le
discours esthétique au sens où il mêle les disciplines et
ne s'adresse pas à un public prédéfini ou initié.
Enfin, Daniel Cacouault souligne également les éléments
expliquant le potentiel démocratisant de l'art numérique.
L'artiste élabore une esthétique de la réception au
travers d'une typologie sensorielle. Pour lui, la démocratisation ne
peut s'élaborer que sur un vécu sensitif, sur des sensations
communes. Ainsi, un courant artistique ne peut se démocratiser que
dès lors qu'il évoque des sensations communes aux spectateurs :
« Il y a six sens : les sens
inférieurs et les sens supérieurs. Les sens inférieurs
sont le toucher, le goût et l'odorat ; les sens supérieurs
sont l'ouïe, la vue et l'intellect. Les gens qui ne sont pas
éduqués, pas cultivés auront toujours un attrait plus
spontané pour les choses qu'ils peuvent toucher, sentir, et voir, pas
les choses qu'ils peuvent imaginer. Le grand public sera donc attiré par
l'aspect multi-sensoriel des oeuvres numériques » (Cf.
Annexe p.XIX)
Ainsi, il semble que les trois artistes s'accordent pour voir
en l'art numérique un art ouvert, tourné vers un public large,
particulièrement par son aspect ludique, interactif et
expérimental.
.La tendance hermétique d'un art
conceptuel
Or, comme nous l'avons vu, l'art numérique a pour
particularité de mêler l'expérimentation multi-sensorielle
du publique à un versant interprétatif, souvent impalpable et
éphémère. Par ailleurs, la dimension artistique des
oeuvres réside souvent moins dans l'aspect expérimental de
l'oeuvre que dans son aspect interprétatif. De même que pour
nombreux courants de l'art moderne, les oeuvres numériques font primer
le concept sur l'aspect matériel de l'oeuvre et ne peuvent être
comprises par le spectateur comme des oeuvres d'art qu'après une
certaine interprétation, une intellectualisation. Ce dédoublement
de l'oeuvre est clairement évoqué par les trois artistes comme
l'élément central de la difficulté de la réception
et de la médiation de l'art numérique. Ne dit-on pas, en effet,
que l'art moderne a signé la fin de l'idée de beauté
universelle en art ? Pour Daniel Cacouault, si l'art numérique
semble avoir un potentiel démocratisant, en ce qu'il implique une
concordance de sensations individuelles, il se révèle très
vite peu séduisant pour le public non initié dans la mesure
où il implique également et surtout un effort
d'interprétation et de conceptualisation qui ne saurait être
collectif:
« Le grand public sera donc attiré par
l'aspect multi-sensoriel des oeuvres numériques, mais pour le reste
c'est de l'art abstrait, c'est un art sans sujet, dont il faut imaginer le
thème (...) l'art numérique restera communautaire, ça
restera très élitiste. Il y a un potentiel du numérique
à la démocratisation mais l'oeuvre d'art numérique ne peut
pas être vraiment démocratique puisqu'elle reste l'expression
d'une conception du monde sur laquelle tout le monde ne peut pas
forcément se retrouver. Pour qu'une oeuvre soit démocratique, il
faut qu'elle réussisse à unifier, à connecter les
spectateurs autour d'une conception, autour d'un ego d'artiste (...) C'est de
l'intime, c'est tout sauf voluptueux. C'est très subtil, c'est du
parfum. ». (Cf. Annexe p.XIX)
Ainsi, pour cet artiste, la perspective du
développement d'un art démocratique au travers de l'art
numérique ne peut être que déceptive pour le public. En
effet, cette idée d'un art démocratique peut se créer au
travers d'une certaine coïncidence des sensations du public et autour du
simple versant interactif et ludique de certaines oeuvres, qui ne saurait
être considéré comme artistique. Cependant, un courant dont
la dimension artistique réside toute entière dans son aspect
conceptuel, c'est-à-dire son versant interprétatif et impalpable,
ne saurait durablement, selon lui, réunir un public étendu. En
d'autres termes, si une oeuvre d'art comporte toujours plusieurs lectures,
plusieurs étapes de compréhension, l'oeuvre numérique a
pour particularité de n'acquérir sa dimension artistique
qu'à la suite d'une interprétation conceptuelle. Comment
démocratiser une oeuvre qui, tout en se présentant comme
expérimentale, est entièrement intellectuelle ?
.Le caractère déceptif de certaines
initiatives démocratisantes
Moïra Marguin confirme et renforce cette idée en
évoquant certains exemples concrets de ce caractère
déceptif de l'art numérique pour le grand public. Comme on l'a
vu, cette artiste et enseignante considère que l'art numérique
dispose d'un potentiel démocratisant considérable dans la mesure
où il offre des oeuvres attractives et séduisantes pour un public
initié et non initié, et est véhiculé par des
canaux de diffusion très larges, affranchis de l'élitisme
artistique. Cependant, elle nuance cette idée en montrant que d'une
part, certaines oeuvres qui ne reposent pas sur des concepts pertinents sont
totalement dénuées de valeur artistique. Ces oeuvres tout
à fait attractives pour le public ne pourraient être
considérées comme des oeuvres d'art et s'apparentent plus
à des « gadgets ». Moïra Marguin
montre ainsi l'importance fondamentale de l'aspect conceptuel des oeuvres en
art numérique et s'interroge sur la compréhension du
public : comment un art peut-il s'annoncer aussi généreux,
ouvert aux publics et offrir finalement un grand nombre d'oeuvres totalement
impalpables et parfois illisibles pour ses spectateurs ?
« Moi je pense que le public veut comprendre.
Quand il y a rien à comprendre je pense que le public est
frustré. Ce n'est pas comme ça qu'on attire le public. (...)Mais
s'ils se retrouvent face à un objet non identifié, (Cf.
Annexe p. XI) qu'ils n'arrivent même pas à cerner ou à
définir, cela ne sert vraiment à rien ! Et ça
arrive ! ».
L'artiste interrogée soulève ainsi, au travers
d'exemples d'expositions ou d'oeuvres numériques, le paradoxe d'oeuvres
d'art qui se mettent à la portée du public pour ensuite lui
échapper, qui sont attractives et interactives en théorie, mais
se révèlent très souvent insaisissables en
réalité. Le paradoxe est ensuite bien résumé par
cette phrase : « C'est devenu un art totalement
démocratique et impalpable ».
.Le mythe d'un art démocratique remis en
question par les artistes
En effet, cet écart entre l'aspect matériel et
expérimental et l'importance du concept et de l'immatériel dans
l'esthétique numérique est confirmé par la perception que
les trois artistes ont de leurs propres oeuvres. Le langage
particulièrement abstrait et parfois complexe utilisé par ces
derniers pour décrire leurs oeuvres semble très
éloigné des ambitions démocratiques de leurs
institutions à l'égard de l'art numérique. Moïra
Marguin par exemple, qui évoque avec récurrence l'idée
d'une démocratisation institutionnelle de l'art par l'esthétique
numérique montre ici l'écart existant entre sa perception
institutionnelle et sa perception personnelle d'artiste :
« Mes oeuvres sont plus spontanées que le
discours que je tiens ici. Ce sont des oeuvres inspirées de situations
du moment, du vécu, du quotidien. Ce sont souvent des choses assez
personnelles qui ne peuvent pas être montrées »
(Cf. Annexe p. XI).
Il a été difficile d'en savoir plus sur le
travail personnel de cette artiste. Par ailleurs, Régis Cotentin, qui
par son activité professionnelle de scénographe définit
l'art numérique comme un art de l'ouverture aux autres disciplines et
aux publics, définit ses oeuvres par l'abstraction et
l'éphémère :
« Mes oeuvres parlent de ça : de
cette tension entre l'abstrait et le concret, entre
l'éphémère et le durable. Ce qui est intéressant
c'est justement le fait de ne jamais parvenir à concrétiser quoi
que ce soit ».(cf. annexe p.III)
Au cours de l'entretien, cet artiste s'étendait
volontiers sur ces aspects conceptuels, sur cette compréhension seconde
et intellectualisée de ses oeuvres et n'a évoqué, à
aucun moment, la mise en forme concrète de ces concepts, et à la
réception plus immédiate de ses oeuvres. Enfin, Daniel Cacouault,
plus qu'aucun artiste interrogé, développe un système
théorique particulièrement complexe à propos de ses
oeuvres et montre qu'il ne saurait considérer cette partie de son
travail comme attrayante pour le public :
« J'utilise le support numérique comme il
est c'est-à-dire les synthèses lumineuses et les espaces sans
matière. C'est un travail personnel, intime, je ne recherche pas du tout
le contact avec les autres ».
Se dégage ainsi, au travers de ces trois discours, un
écart flagrant entre la perception personnelle et institutionnelle de
l'art numérique. Si les trois artistes ne nient pas l'idée d'une
certaine ouverture, et d'une idéologie démocratique de l'art
numérique en tant que courant naissant, ils ne peuvent évoquer
leurs propres oeuvres sans en évoquer l'aspect complexe,
éphémère, et peu attractif pour le public. Ainsi, si l'on
ne peut tirer de conclusions concernant la réception des oeuvres
personnelles de ces artistes en particulier par le public, l'on peut imaginer
que ces dernières, loin de démocratiser l'art numérique,
risquent de demeurer hermétiques au grand public, non seulement par leur
complexité conceptuelle et leur caractère
éphémère, mais surtout par cet écart
considérable créé entre le versant attractif, ludique et
peu artistique de l'oeuvre, et son versant intellectuel parfois impalpable.
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