L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnellepar Lauren Malka Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005 |
b) Les stratégies communicationnelles des artistes du Net Art : un encadrement individualisé de la réceptionLes sites Internet de création interactive ont ainsi pour première particularité de survaloriser l'espace de médiation, jusqu'à lui conférer parfois une existence propre, une présence personnifiée. Par ailleurs, comme nous avons pu le voir, cette médiation qui se met en scène elle-même, sorte de reflet narcissique du médiateur lui-même, renouvelle les modalités de réception pour le spectateur d'une oeuvre que Jean-Paul Fourmentraux analyse comme les « cadres d'une réception négociée ». On peut affirmer en effet que cet art, qui se revendique comme négateur de tout cadre communicationnel, qui veut mettre l'art à la portée de tous, encadre en réalité la perception du spectateur d'une manière particulièrement rigoureuse et réfléchie. Nous distinguons deux types d'encadrement de la réception propres à l'art sur Internet : d'une part, une sollicitation personnalisée du public, et d'autre part une ritualisation, mode de fidélisation de sa fréquentation du site. .La sollicitation personnalisée Comme nous avons pu le voir, la spécificité du média Internet est son interactivité qui lui permet de s'adresser à un public à la fois collectif et individualisé. Cette spécificité interactive est souvent exploitée avec une certaine créativité par les sites de Net art dans la mesure où elle permet de solliciter le public personnellement, de conférer à la médiation un aspect intime proche du rapport de séduction, et de modifier son statut de spectateur d'une oeuvre. L'étude des cadres communicationnels personnalisés, et souvent séducteurs, entre les sites de Net Art et les visiteurs pourrait constituer l'objet d'une étude à part entière, d'autant plus que ces sites de création artistique sur Internet ne cessent de se multiplier. Cependant, nous nous contentons ici de donner quelques exemples marquants de cette sollicitation du public par un médium artistique. L'exemple du dispositif interactif Mouchette est une fois de plus tout à fait parlant à ce sujet dans la mesure où, comme le déclare son initiatrice elle-même dans l'entretien cité précédemment, celui-ci établit une relation personnalisée avec chacun de ses visiteurs. Ce site engage tout d'abord l'internaute à laisser une trace personnalisée de sa visite : non seulement en laissant un nom ou un pseudonyme, et son adresse mail, mais également en laissant quelques mots originaux. De nombreuses questions sont en effet posées au visiteur tout au long de sa visite, questions souvent assez absurdes ou ironiques, laissant place à une certaine créativité des réponses : « Qu'est ce qu'un nom ? » ou encore « Svp, dîtes moi ce que vous pensez ». La création exposée sous le titre « name » est un ensemble de jeu de mots et de manipulations visuelles réalisées par des visiteurs sur le nom « Mouchette ». Ceci montre la place privilégiée que ce dispositif accorde au visiteur dont il ne cesse de solliciter la créativité. Par ailleurs, après avoir enregistré les noms, adresses, dates et heures des messages, après avoir analysé, répertorié et classé le contenu de ces messages dans une base de données en fonction des catégories de réponses, le personnage virtuel nommé « Mouchette » sollicite individuellement chaque visiteur par mail. Ces sollicitations sont très personnelles, et en deviennent assez déstabilisantes dans la mesure où elles se présentent souvent comme des sollicitations amoureuses, ou des reproches. Le visiteur reçoit des mails tous les jours, de plus en plus personnels et surprenants. L'objet du mail comporte le prénom du visiteur et une phrase courte en Anglais telle que « X, Come to see me ! » ; « X, I want to see you again » ; « Finally together, X »39(*). Le contenu du message est ensuite souvent constitué de liens hypertextes pour visiter des oeuvres personnalisées également. Les ré-actions du visiteur face à l'oeuvre sont en effet guidées par les fenêtres nominatives et injonctives qui apparaissent. En cliquant sur ces fenêtres, le visiteur obéit aux injonctions individualisées qui lui sont adressées, et fait évoluer l'oeuvre de la manière prévue par l'artiste. Aux questions de Jean-Paul Fourmentraux concernant cette relation collective et individualisée avec le public, l'auteur du site répond : « Cette manière de communiquer avec son public fait partie de l'art. Donc, la médiation n'est pas séparée de la production. La médiation est l'oeuvre. (...)Le contact avec le public, qui fait partie de l'oeuvre, est créé par l'artiste. C'est l'oeuvre, c'est une des dimensions de l'oeuvre ». La dimension artistique de ce dispositif réside ainsi entièrement dans la mise en scène d'un cadre relationnel établi par Mouchette, la mise en exposition sur Internet d'une véritable esthétique de la communication. .La ritualisation de la fréquentation Parallèlement à cette intimité, ou à ce rapport de séduction créés entre l'artiste-médiateur et le visiteur, s'instaure un autre type d'encadrement de la réception visant à fidéliser le public en créant une ritualisation de la fréquentation du site. Certains sites d'artistes impliquent ainsi un engagement du visiteur s'inscrivant dans la durée, par un système de prises de rendez-vous. Au travers de ce système, la médiation artistique est non seulement ritualisée, mais fortement injonctive dans la mesure où elle suppose de réelles démarches contraignantes pour le visiteur. Le célèbre Générateur poïétique d'Olivier Auber est à cet égard tout à fait parlant40(*) dans la mesure où il propose au visiteur une implication ritualisée au sein du site Internet et autrement dit, une intervention et une fidélité au sein du processus artistique. Ce dispositif se présente comme une expérimentation collective nécessitant de la part des internautes un investissement important de temps et de volonté créative. Le visiteur doit s'inscrire sur une liste de rendez-vous ou proposer lui-même une date visant à partager dans le temps et dans l'espace la réalisation d'une image collective. Le Générateur poïétique permet en effet à plusieurs individus de se connecter à un moment donné sur le site, après avoir convenu du lieu et de l'heure du rendez-vous par courrier électronique. Le jour de ce rendez-vous, chaque participant doit avoir suivi les recommandations de l'artiste concernant les logiciels de dessin informatique à télécharger et à maîtriser. A l'heure précise du rendez-vous, l'internaute est invité à rejoindre les autres participants anonymes afin de procéder à la composition collective de l'image. L'action de chacun, visible simultanément par l'ensemble des participants, détermine l'état de l'image à un instant donné, résultat de l'action de tous. Par ailleurs, s'il semble à ce stade de l'évolution de l'oeuvre que l'artiste se contente d'offrir un simple cadre vierge et quelques recommandations bureautiques et notionnelles aux participants, il est également le scénographe de cette oeuvre. En effet, l'artiste choisit d'enregistrer certains instants de cette composition évolutive et de ré-agencer ces traces fragmentées de la participation des visiteurs pour faire l'oeuvre. Ce rapport ritualisé et contraignant entre l'oeuvre et le public, visant au départ à fidéliser le visiteur et d'élaborer une véritable esthétique de la communication, redistribue finalement les rôles d'une manière très singulière, transformant le spectateur en artiste, et en « spect-acteur », et transformant l'artiste d'origine en médiateur continu n'intervenant que ponctuellement dans le processus artistique. Un autre exemple de ritualisation de la fréquentation du public est celui du dispositif de l'artiste Michel Jaffrenou nommé Le Théâtre virtuel Diguiden41(*). Ce dispositif, aussi appelé « Web man show » par son auteur, se présente comme un spectacle interactif sur Internet. A l'inverse de l'exemple précédent, ce site ne propose pas de contribuer à la création d'une oeuvre collective, mais de s'inscrire, également sous la forme d'un rendez-vous, pour faire partie des spectateurs de l'événement. Le processus énonce une marche à suivre en plusieurs étapes. L'internaute doit tout d'abord s'inscrire en enregistrant son nom, prénom et adresse mail. Après l'inscription, le personnage virtuel Diguiden s'adresse à l'internaute comme à un candidat pour un poste sélectif en écrivant : « Ok, on va vous contacter ». Ce n'est que dix jours plus tard que celui-ci reçoit le mot de passe lui permettant d'entrer dans le théâtre virtuel de Diguiden. Ce délai d'attente pour obtenir le mot de passe, alors même qu'Internet est traditionnellement un média rapide, voire immédiat, suppose ainsi une réelle volonté pour l'internaute de connaître cette oeuvre. Ajoutées à cette recommandation temporelle de patience, apparaissent des recommandations techniques concernant les logiciels nécessaires pour l'expérience : « Attention, il faut que vous chargiez absolument sur votre machine quelques outils. Le premier c'est pour l'image (Shockwave), le second c'est pour le son et la vidéo (Quicktime). Ne dramatisons pas ! Ce n'est ni la mer à boire, ni une charge qui va affoler votre machine, c'est votre fauteuil de « Spect-Acteur » pour partir à la recherche du Dragon aux dix milles icônes et ce n'est pas plus lourd qu'une boussole. Pour les réclamations, il y a mon mail.». Cette sollicitation une fois de plus très personnalisée, et sur un ton très oral montre bien de quelle manière l'artiste implique profondément son visiteur dans la préparation de son événement artistique. Cette implication du visiteur est importante sur le plan technique, dans la mesure où il lui impose l'acquisition et la maîtrise d'outils logiciels bien spécifiques mais également sur le plan artistique et créatif puisque l'internaute doit être « acteur » de l'oeuvre. Ce message montre par ailleurs que l'internaute, pour connaître cette oeuvre, doit non seulement s'y préparer à l'avance sur le plan technique, mais également y participer en temps réel par un système interactif, tout en suivant les recommandations de l'artiste-médiateur. L'image du « fauteuil », puis de la « boussole » est très intéressante puisque ces deux éléments symbolisent le cadre de la réception, le code de lecture de l'oeuvre. L'artiste exige à la fois qu'on apporte son propre « fauteuil de Spect-Acteur » et à la fois que l'on installe celui-ci selon ses recommandations. Cette idée semble vraiment symbolique de l'art sur Internet dans la mesure où celui-ci implique à la fois une libre participation du spectateur et un encadrement rigoureux et préalablement construit de la réception. Ces deux exemples différents de sites d'artistes du Net montrent de quelle manière le Net Art se développe en exploitant et en esthétisant les potentialités de fidélisation du multimédia. Dans les deux cas, l'internaute, en s'inscrivant sur le site, s'inscrit également dans un processus artistique de long terme et devient spectateur et acteur d'une oeuvre devenue rituel. * 39 Ces trois citations sont les objets des trois premiers mails envoyés par Mouchette après abonnement, « X » étant le prénom du visiteur. * 40 Cf. Olivier Auber, Générateur poïétique, http://poietic-generator.net * 41 Cf. Michel Jaffrenou, Théâtre virtuel Diguiden, www.diguiden.net/ |
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