L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnellepar Lauren Malka Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005 |
I. L'ART NUMERIQUE, UNE ESTHETIQUE DE LA COMMUNICATION : GENESE, DEFINITIONS ET ACTEURSOu : Fécondation
La jeunesse et la singularité de ce que l'on nomme aujourd'hui « art numérique » rendent difficile la reconstruction objective d'un aperçu historique. Le fait même de lui attribuer une date de naissance, des ancêtres ou des pionniers implique de le redéfinir. C'est pourquoi cet art demeure, pour le moment, un objet construit par de multiples partis pris idéologiques et négociations définitionnelles dont il faut bien cerner les fondements à la fois objectifs et subjectifs. Comment cerner ce champ artistique en constante redéfinition ? Quelles sont les différentes perceptions, personnelles et institutionnelles, et les initiatives qui esquissent progressivement son existence en devenir ? Ces questionnements ont été soulevés, de différentes manière, par des philosophes et théoriciens de l'information et de la communication ou critiques d'art tels que Jean-Pierre Balpe, Edmont Couchot, Norbert Hillaire, Paul Ardenne, ou encore Franck Popper. Nous nous inscrivons ainsi dans le sillage de ces auteurs en nous référant à leurs écrits. Par ailleurs, certains ouvrages plus encyclopédiques tels que les ouvrages de Louise Poissant2(*), nous ont permis de nous imprégner de ce sujet et éclairent ainsi implicitement, sans lieu de les citer, notre étude. Cette première partie propose, au travers de recherches documentaires, d'enquêtes auprès des institutions, et de rencontres des acteurs directs de ce courant, de mettre en lumière les différentes coulisses historique, institutionnelle et artisanale de la conception de champ artistique. Nous tentons alors de comprendre les difficultés, les problématiques et les perspectives de la naissance matérielle, institutionnelle et définitionnelle de l'art numérique. - Nous adoptons donc, dans un premier temps, un regard historique sur cette forme naissante, afin de comprendre de quelle manière est apparue l'idée d'une approche esthétique des outils technologiques. - Puis, nous abordons les réinterprétations institutionnelles constantes de ce champ artistique afin de comprendre selon quelles perceptions, quels éclairages conceptuels et discours définitionnels l'art numérique doit apparaître au public. - Enfin, nous tentons de confronter ces différents discours historiques et institutionnels aux conceptions des acteurs eux-mêmes, artistes et médiateurs de ce champ artistique. 1. Les premières décennies de l'art numérique : la disparition progressive de l'objet artistique et la naissance d'une esthétique de la communicationTentons d'abord de revenir sur les origines techniques et sur les premières mises en lumière esthétiques de l'art numérique afin de comprendre de quelle manière le champ artistique et celui des nouvelles technologies ont croisé leurs talents et leurs perspectives respectives. Cette première approche historique, réalisée au travers de recherches documentaires et universitaires, permet de comprendre quels ont été les premiers fondements techniques, mais également les premières conceptualisations et interprétations esthétiques de l'art numérique et ainsi de mieux cerner l'objet étudié. Bien que l'apparition de l'art numérique n'ait pas été le fruit d'une révolution brutale et soit le résultat d'un processus évolutif permanent de l'histoire conjuguée de l'art, des techniques et de la société elle-même, nous prenons le parti de ne suivre cette évolution, sur le plan chronologique, qu'à partir de l'apparition de l'image numérique à la fin des années 40. Il s'agit d'appréhender l'histoire de l'art numérique au travers des développements parallèles de l'art par ordinateur, de l'art vidéo et de l'art sur Internet. a) Au commencement, l'art sur ordinateur : la tentative d'une réconciliation entre l'art et la science et d'une démystification de l'objet artistiqueLe développement de l'image numérique n'avait pas, au départ, de vocation esthétique, mais se réalisait dans un contexte de recherche industrielle. De grandes firmes internationales d'aéronautiques, de télécommunications ou de laboratoires médicaux ont en effet consacré leur département de recherche et de développement à ce nouvel usage de la machine à des fins scientifiques. Or, la dimension esthétique de ces images est apparue nécessaire au moment où les firmes en question ont voulu faire connaître leurs recherches scientifiques au public. Il fallait en effet, pour ces entreprises industrielles, acquérir une caution esthétique et culturelle, en ayant recours aux artistes professionnels. C'est ainsi dans le but de construire une sphère communicationnelle aux entreprises et de valoriser les recherches techniques et scientifiques qu'est apparu le premier usage esthétique de l'outil informatique. Ces premières collaborations, assez informelles et balbutiantes au départ, entre artistes et techniciens, permettaient également aux mathématiciens et informaticiens d'explorer des ressources originales et inconnues de leurs instruments. .La naissance d'une esthétique L'année 1963 est celle considérée par de nombreux théoriciens tels que Edmond Couchot et Norbert Hillaire3(*), ou encore Christiane Paul4(*) comme marquant la naissance de l'art numérique. C'est au cours de cette année que la revue « Computer and Automation » a organisé un concours de dessins réalisés par ordinateur. Les critères de sélection n'étaient pas seulement mathématiques ou techniques mais aussi et surtout artistiques. Cette initiative a en effet été déterminante dans la mesure où elle a institutionnalisé, même ponctuellement, une pratique à laquelle les créateurs s'essayaient progressivement et de manière isolée. Le concours a été reconduit d'année en année et certains participants ont très vite évoqué l'idée de présenter leurs premières oeuvres graphiques au grand public. En 1965, les créateurs allemands Frieder Nake et Georg Nees et l'Américain Michael Noll inaugurent, aux yeux du grand public, l'exposition d'art sur ordinateur. Les publics artistiques et la critique demeurent muets et semblent indifférents face à ce courant naissant. L'art numérique réalise ainsi ses premiers pas et se construit dans un espace relativement clos et étroit, sans se confronter aux publics et aux influences artistiques, alors même que le grand public apparaissait comme sa première raison d'être. A la fin des années 60, l'art sur ordinateur évolue considérablement avec l'apparition de l'écran de visualisation, appelé en termes techniques le « tube cathodique ». L'on peut désormais visualiser, explorer et modifier chaque image instantanément. Par l'intermédiaire du clavier, le créateur, et très vite le spectateur de l'oeuvre, peuvent modifier l'image immédiatement. Ainsi, à la fin des années 60, l'on peut déjà affirmer qu'une pratique artistique, renouvelant les modes de création et d'exposition, est apparue. Il s'agit en effet, dès cette période, de valoriser l'importance du dialogue expérimental et interactif entre le créateur et son oeuvre, et une forme de contemplation particulièrement active du spectateur. La toute première génération de l'art sur ordinateur, composée essentiellement des artistes cités plus haut : Frieder Nake, Georges Nees et Michael Noll, utilisait, pour leurs premières recherches, des logiciels basés sur le principe du hasard, principe théorisé en 1971 par Abraham A. Moles dans son ouvrage Art et Ordinateur. Leurs créations étaient aléatoires, « permutationnelles » selon le terme du théoricien, c'est-à-dire qu'elles permettaient aux artistes d'expérimenter leurs formes dans un champ infini de possibles : «Ce n'est plus le résultat d'une continuité spontanée du mouvement de la main, mais une volonté de forme : il y faut une aptitude à passer outre. L'artiste doit passer outre et définir son activité par l'idée d'exemple plutôt que par celle d'oeuvre »5(*). L'un des premiers à avoir pensé l'art sur ordinateur et les changements esthétiques que cela impliquait semble ainsi accorder une importance fondamentale aux principes scientifiques du hasard et de l'expérimentation. C'est contre ce principe, qui laissait peu de liberté créative à l'artiste, et qui semblait faire primer la dimension scientifique sur l'imagination artistique, que sont apparues de nouvelles générations d'artistes numériques, et de nouvelles collaborations entre artistes et informaticiens. L'artiste Charles Csuri et l'informaticien James Shaffer, récompensés au concours de « Computer and Automation » en 1967 pour leur oeuvre « Sine Curve Man » s'orientent vers la représentation figurative, ou « réaliste » en créant des programmes informatiques plus flexibles et en les soumettant leur imagination propre. Ils se détournent ainsi des courants mathématiques et abstraits pour tenter de manipuler les images dans un style plus expressionniste. Parallèlement, se développe un courant de traitement assez souvent abstrait des images et des courbes, avec de nombreux artistes américains tels que Kenneth Kowlton et Manfred Schroeder, recherchant essentiellement les effets originaux des nouvelles technologies numériques sur le public. Ces deux courants récents, qui se distinguent par leurs modes de représentation figuratif pour l'une et plus abstrait pour l'autre, se rejoignent cependant par une primauté accordée à la réception du public. Cette recherche de la dimension expressive et de l'anticipation d'un effet sur le spectateur est tout à fait novatrice dans la mesure où la complexité scientifique des programmes utilisés apparaissait alors en totale contradiction avec la notion même d'expressivité. .La recherche d'un public A partir de l'année 1968, et plus exactement lors de l'exposition d'oeuvres numériques organisée par Max Bense et Jasia Reichardts à Londres, l'art numérique commence à susciter une certaine curiosité au sein de la critique professionnelle. Les critiques, le plus souvent spécialisés tels qu'Abraham Moles cité plus haut, s'interrogent sur la légitimité esthétique des oeuvres créées par ordinateur : peut-on qualifier d'artistique des travaux informatiques ? Les artistes doivent-ils considérer cet outil numérique comme un instrument artistique et s'intéresser à cette approche qui semble inédite? Stimulés par cet écho médiatique, les artistes sont de plus en plus nombreux à recourir à l'ordinateur pour leurs créations, et à exposer leurs oeuvres dans des galeries ou au cours de festivals. Des oeuvres réalisées à l'ordinateur apparaissent notamment dès 1970, à la Biennale de Venise, à côté d'oeuvres traditionnelles. Le désaccord fondamental, déjà évoqué, entre ceux pour qui le critère artistique est celui de l'effet produit sur le spectateur et ceux pour qui il réside dans le degré de complexité du programme, intéresse de plus en plus les théoriciens et créateurs. De nombreux artistes, tels que Manfred Zaijec, Vilder, Palumbo, ou encore Vera Molnar, cherchent à réconcilier la rigueur complexe du programme informatique et la recherche d'un effet anticipé sur le spectateur. Membres de groupes divers tels que l'Art cinétique, Groupe de Recherche d'Art Visuel(GRAV), Experiments in Arts and Technology, ces artistes se réunissent par leur esthétique fonctionnaliste proche de celle du Bahaus et une certaine volonté de démystifier l'objet artistique, de le mettre à la portée d'un public très large, et d'atteindre éventuellement un « non public » 6(*) selon l'expression utilisée par Philippe Urfalino pour désigner un public non initié à l'art et souvent indifférent à l'offre culturelle. Les oeuvres de Georg Nees deviennent, à cette période, tout à fait représentatives de ce courant de recherche esthétique. En 1970, il réalise notamment des oeuvres graphiques sur ordinateur basées sur le principe de rigueur formelle et sur un système d'échange interactif avec le spectateur. Par ailleurs, dans cette même optique de désacralisation des notions de beauté et de dématérialisation de l'oeuvre d'art, apparaissent les transformations et les surimpressions, appelées « morphing », notamment à travers les transmutations numériques de Mona Lisa de Léonard de Vinci, réalisées par Philippe Peterson (« Mona revisitée par les nombres »), ou encore, quelques années plus tard, au travers des « Beauty Composites » de l'artiste Nancy Burson qui faisaient fusionner les visages de Bette Davis, d'Audrey Hepburn, de Grace Kelly, de Sophia Loren et de Marilyn Monroe (« First Composite »). Quelques années plus tard, autour de l'année 1990, apparaît l'image 3D qui se développe au détriment des courants cités plus haut. L'image 3D, par le volume et le réalisme des effets visuels qu'elle propose, devient un véritable outil de base pour le cinéma, et suscite la curiosité du public. Les artistes sur ordinateur, dont les festivals et expositions sont de plus en plus rares, poursuivent ainsi leurs recherches et leurs créations scientifiques et artistiques tout en se repliant sur eux-mêmes. Ce mutisme du public spécialisé et cette difficulté de la médiation de l'art numérique se révéleront constitutives de son esthétique et de son rapport au public.
* 2 Louise Poissant, Dictionnaire des Arts médiatiques, Presses de l'Université du Québec, 1997 ; Esthétique des arts médiatiques tome 1, 2 et 3, Presses de l'Université du Québec, 2003. * 3 Edmont Couchot et Norbert Hillaire, L'art Numérique, Comment la technologie vient au monde de l'art, Champs Flammarion, 2005 * 4 Christiane Paul, L'art Numérique, Thames &Hudson 2004 * 5 Abraham A. Moles, dans IBM Informatique n°13, 1975 * 6 Philippe Urfalino, L'Invention de la Politique Culturelle, La Documentation française, 1996. |
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