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L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnelle


par Lauren Malka
Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005
  

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Introduction

« Les relations de l'homme à l'oeuvre d'art ne sont pas de l'ordre du désir. Il la laisse exister pour elle-même, librement, en face de lui, il la considère, sans la désirer, comme un objet qui ne concerne que le côté théorique de l'esprit. C'est pourquoi l'oeuvre d'art, tout en ayant une existence sensible, n'a pas besoin d'avoir une réalité tangiblement concrète ni d'être effectivement vivante ».

Esthétique Hegel

A la fin du XXe siècle, apparaît progressivement au public une forme de création artistique singulière, renouvelant les outils et les finalités esthétiques et perturbant fortement notre philosophie collective de l'art. Il s'agit d'un courant qui utilise les sciences, l'ordinateur, Internet et plus largement les nouvelles technologies numériques comme pinceaux et comme toiles, comme outils et comme support : l'art dit numérique. Loin de l'essence divine que lui conférait Platon ou de l'objet de contemplation qu'évoquait Hegel, l'oeuvre d'art numérique n'est autre qu'une composition de pixels sur ordinateur, produit de la collaboration complexe entre artistes, ingénieurs, programmeurs et scientifiques. La mythologie romantique de l'artiste solitaire habité par les muses, de la création immédiate et de l'oeuvre achevée semble se transformer en une esthétique technicienne de création numérisée et d'une oeuvre inachevée et éphémère.

L'ART NUMERIQUE ET LES PUBLICS : DELIMITATION DU DOMAINE D'ETUDE

En effet, depuis les années soixante, les artistes se sont emparés des ordinateurs et des nouvelles technologies comme outils de recherche esthétique, de création et comme médiums d'exposition. Le numérique est devenu ainsi non seulement un support de médiation de l'art mais aussi un médium artistique en soi. Cette forme artistique, qui est l'objet de plus en plus d'événements culturels et que de multiples penseurs tentent aujourd'hui de théoriser, interroge de manière parallèle les pensées de l'art et de la communication en renouvelant l'esthétique de la création, de la médiation de l'art, de sa réception et en inaugurant le concept d' « esthétique de la communication ». Ces concepts ne peuvent être réellement définis, dans toute leur complexité et leur actualité, qu'au fur et à mesure de notre étude. Cependant, il convient ici de délimiter et de questionner notre champ d'étude.

De nombreux discours théoriques, artistiques et communicationnels contribuent à la création d'une mythologie autour de l'aspect positivement ou scandaleusement révolutionnaire de l'apparition de cet art, comme cela avait été également le cas au sujet de l'art moderne. Comment l'outil informatique pourrait-il produire de l'art ? Comment pourrait-on considérer un ensemble de données programmatiques et mathématiques comme la réalisation d'un concept subjectif, et esthétique ? Sur le plan du processus créatif, de nombreux changements sont relevés, et présentés comme « bouleversements radicaux ». L'oeuvre d'art n'est plus définie uniquement par la singularité du geste, par le coup de crayon ou la plume de son auteur. Elle ne se définit plus par son créateur unique, par son achèvement ou par l'attitude contemplative qu'elle suscite. Elle peut désormais être le produit d'un travail collectif, celui de l'artiste, du technicien, et du scénographe et n'est plus pensée comme une création contemplée et passive mais comme relation au spectateur, voire comme une parole impérative, au sens grammatical du terme, adressée au public. Sur le plan de la relation entre les oeuvres et le public, on considère que l'art numérique redéfinit les modes d'appréciation d'une oeuvre, dans la mesure où celle-ci ne semble plus renfermer en elle-même sa dimension artistique mais est un dispositif communicationnel esthétique à la fois physique et conceptuel qui comprend le spectateur, qui agit sur lui et est agi par lui ; elle est une relation conceptualisée à l'avance, à la manière d'une parole, et apparaît même, à cet égard, comme une communication injonctive, un impératif de réaction ou de participation. Ce terme assez fort d'« injonction » artistique implique plus précisément l'idée, très présente en art numérique, d'une proposition de réception, d'une mise en relation entre l'oeuvre et le spectateur préalablement aménagée (sur le plan matériel et conceptuel) par l'artiste.

L'oeuvre numérique semble ainsi annoncer une remise en cause des modes de médiation artistique dans la mesure où elle est à la fois une oeuvre spectacle, que les artistes souhaitent désacraliser et démocratiser, et à la fois une esthétique de l'injonction qui ne prend sens que dans sa mise en relation, souvent individualisée, avec le public. La notion de médiation, qui peut être définie de manière très générale comme le processus par lequel on établit un intermédiaire entre des êtres ou des termes, et qui est théorisée de manière plus particulière par Antoine Hennion comme un processus d'effet-retour : "la construction croisée des choses par les hommes et des hommes par les choses" est encore enrichie par la réflexion autour de l'art numérique. La médiation artistique de l'art numérique semble constituer une expression particulièrement concrète et éloquente de l'idée d'interaction dans la mesure où elle se définit essentiellement comme un processus de communication esthétisé, où l'homme et la chose font partie d'un tout artistique inter-créatif. Le statut du public, ou plus précisément du visiteur --d'une exposition ou d'un site Internet--ne peut qu'être modifié par cette esthétisation de la médiation : le spectateur devient un « spect-acteur » dans la mesure où il est à la fois acteur de l'oeuvre, et spectateur de ce processus esthétique de médiation entre l'oeuvre et lui-même. Enfin, ce sont également les usages du médiateur, c'est-à-dire de l'institution, ou du groupe de personnes chargées de valoriser, dans l'espace et dans le temps, la médiation esthétique proposée par l'artiste, qui doivent évoluer. Le médiateur ne permet plus, comme pour une exposition classique, la relation verticale entre les hommes et les choses, mais une relation interactive, voire inter-créative entre une esthétique de la communication potentielle et ses « spect-acteurs » Loin de se contenter de renouveler nos conceptions et nos mythologies de la création, l'art numérique entend aussi participer à une transformation de notre relation à l'oeuvre et donner naissance à une véritable esthétique de la médiation artistique. En ce sens, il paraît inconcevable de voir les modes traditionnels de médiation et d'exposition artistique nés de l'esthétique picturale classique, appliqués à cette forme artistique qui renouvelle l'esthétique relationnelle.

INSTITUTIONALISATIONS ET MEDIATIONS DE L'ART NUMERIQUE : PROBLEMATISATION ET HYPOTHESES.

Or, il semble que les discours idéologiques de l'art numérique, insistant souvent sur l'aspect révolutionnaire et totalement désacralisé de l'art numérique, mais également sur la difficulté de sa mise en exposition, ralentisse son institutionnalisation. Comment les institutions peuvent-elles s'approprier ce champ artistique qui rejette toute forme médiationnelle existante ? Comment exposer ensuite au public ces artistes qui entendent redéfinir, par leurs oeuvres, les cadres de la médiation ? En 2006, de nombreuses organisations d'art classique, moderne, ou encore numérique, en ligne ou hors ligne, tentent de se confronter à ce problème et d'apporter des réponses, très différentes, aux exigences esthétiques et communicationnelles difficiles, et souvent même paradoxales de cette forme artistique. Ces organisations, qui constituent notre principal champ d'étude, relèvent un défi important dans la mesure où elles tentent non seulement de renouveler leurs dispositifs d'exposition et de communication afin de valoriser les oeuvres dans toutes leurs potentialités relationnelles et conceptuelles, mais également, de contribuer à la construction difficile d'une définition de ce champ artistique.

Dans quelle mesure les premières générations d'expositions de la création numérique renouvellent-elles -ou appauvrissent-elles- les multiples discours théoriques, institutionnels et artistiques portés sur l'art numérique, sur la difficulté de l'exposer et sur le concept d'esthétique de la communication ?

L'exploration des différents mythes, discours et perceptions théoriques, institutionnelles et artistiques de l'art numérique, puis l'analyse des ses différents dispositifs de mises en exposition doit nous amener à apporter des réponses à cette problématique. Nous pouvons d'ores et déjà formuler les trois hypothèses de départ qui ont guidé nos recherches:

-Tout d'abord, l'art numérique apparaît comme une notion ambiguë, à la croisée de nombreux courants artistiques et conceptions esthétiques, et dont les frontières sont diluées par la multiplicité de ses idéologies, et la polyphonie de ses réappropriations définitionnelles.

Nous tenterons d'enrichir ou de nuancer cette première hypothèse au travers de recherches documentaires, théoriques et historiques sur l'art numérique.

- Par ailleurs, l'esthétique de la communication semble redéfinir le rapport à l'oeuvre d'une manière complexe, peu claire pour le public, dans la mesure où elle vise à la fois une démocratisation renouvelée de l'art et une relation individualisée et esthétisée au public.

Cette hypothèse de départ sera éclairée ou nuancée par la rencontre des acteurs de la création et de la médiation de ce champ artistique et par l'étude de leurs témoignages et points de vue.

-Enfin, l'opacité des notions peut entraîner une ambiguïté des médiations qui se manifeste par la multiplicité et l'hétérogénéité des modes scénographiques et communicationnels de valorisation et d'exposition des oeuvres d'art numérique.

Cette dernière hypothèse sera approfondie ou nuancée par l'observation et l'analyse comparée des différents dispositifs scénographiques et communicationnels actuels publicisant et valorisant la création numérique.

NOTRE DEMARCHE

L'objet de cette étude est d'étudier cette pratique encore émergente, l'art numérique, en interrogeant à la fois les concepts et appropriations discursives qui le fécondent et l'accompagnent, et les modes de valorisation et d'exposition qui le font naître et exister auprès du public. Sur le plan universitaire, cette présente étude s'appuie sur une série de recherches historique, documentaires, et d'enquêtes auprès des acteurs artistiques et institutionnels au cours desquelles nous avons confronté les approches des sociologiques, esthétiques et communicationnelles. Par ailleurs, sur le plan de l'approche pragmatique, cette réflexion est nourrie de la fréquentation personnelle de ces formes d'art et ainsi illustrée de nombreux exemples. Nous avons pris le parti d'écarter de notre champ d'étude les expositions hors-lieux de l'art numérique, c'est-à-dire les événements organisés par des institutions culturelles ou des collectivités locales et se déroulant dans des lieux extérieurs tels que la rue. A la faveur de cette double enquête, nous construisons notre étude sur un va et vient constant entre d'une part les concepts et discours en perpétuelle redéfinition, interprétant ce champ artistique, son esthétique et ses perspectives de médiation, et d'autre part, les dispositifs communicationnels et esthétiques des événements passés et actuels de la création numérique. En articulant les approches théorique et pragmatique nous pouvons non seulement éclairer l'éclatement progressif de ce champ artistique naissant, mais également clarifier les conceptions de l'art numérique, les réticences des publics et médiateurs et les mises en scènes possibles de ses potentialités esthétiques, conceptuelles et relationnelles.

Dans la première partie de cette étude, nous tenterons de saisir les conceptions objectives et subjectives de l'art numérique, en étudiant les multiples discours qui tentent de le définir. Cette double dimension des discours étudiés suppose une première approche historique du développement des arts numériques au travers des premières conceptions esthétiques et usages artistiques de l'ordinateur, de la vidéo, et d'Internet. Puis, l'analyse des conceptions et discours plus subjectifs concernant ce champ artistique sera abordée au travers des multiples et diverses réappropriations définitionnelles des concepts et finalités de l'art numériques par les médiateurs publics, pédagogiques et institutionnels. Enfin, l'objet d'étude est approché sous un angle plus subjectif encore, puisqu'il inspire les réflexions et témoignages croisés de trois artistes et médiateurs de l'art numérique, concernant les mythes de sa création et de sa réception, et les perspectives de sa médiation.

Dans un second temps, nous étudierons « l'acheminement » de cet art vers les publics, et la difficulté de sa mise en exposition en analysant les dispositifs interactifs et scénographiques de différents événements significatifs actuels. Nous nous appuyons ici, de manière générale, sur une observation physique des dispositifs de monstration des oeuvres, mais également sur une exploration sémantique des systèmes d'orientation de la réception, dans la mesure où nous considérons l'exposition, à l'instar de Jean Davallon, comme une conjugaison de ces deux dimensions1(*). La notion de dispositif est structurante de notre travail dans la mesure où elle constitue l'agencement technique de l'oeuvre et de sa médiation, conditionnant la perception et l'implication potentielle du spectateur. Cette étude doit ainsi être représentative d'une diversité des dispositifs actuels, et se déployer selon différents types d'institutions. D'abord, nous tenterons de saisir les dispositifs esthétiques et les stratégies communicationnelles mis en place par les sites d'artistes numérique en ligne dont nous tenterons d'établir une typologie. Puis, nous analyserons les différents positionnements communicationnels, les dispositifs d'orientation des publics et les difficultés scénographiques de trois institutions d'art traditionnel, pour mettre en scène leur première exposition d'art numérique. Enfin, nous tenterons d'étudier les logiques médiationnelles comparées de deux organisations spécialisées en art numérique dont l'objectif commun est de valoriser et de démocratiser ce champ artistique.

* 1 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre, L'Harmattan Communication, 2005

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera