Section 5 : L'instrumentalisation de la
société civile
Nous avons déjà souligné que les
mouvements syndicaux et les associations socioculturelles, régionales et
de jeunesse de l'entre-deux-guerres ont constitué les avant-gardistes
des premiers partis politiques en Afrique subsaharienne. De même, les
groupes communément connus aujourd'hui comme «
société civile » sont ceux qui ont assuré le relais
entre le monopartisme et le multipartisme dans la plupart des pays africains
à partir de la seconde moitié des années 1980. Ainsi, il
convient de porter le regard particulier sur ces mouvements et leur rôle
dans la libéralisation des systèmes politiques dans notre pays
d'étude, la Guinée. Pour ce faire, nous commençons par la
définition du concept de la société civile, avant de
passer en revue leur rôle de « sage-femme » ou de « fer de
lance » pour les partis politiques établis ou reconstruits au
début des années 1990.
- Définir la « société
civile » :
La « société civile » est un vieux
concept en usage déjà au XVIIIe et XIX
|
esiècles en Europe43.
|
Selon Thériault (1986), se référant
à Hobbes, le concept de société civile est apparu, dans un
premier temps, comme une tentative laïque d'expliquer la cohérence
du social. Il s'agissait, en ce moment, « d'embrasser, dans un même
mot clé, tout le moment de civilisation, tout le moment culturel, qui
s'oppose, ou actualise, ce moment asocial refoulé dans un ailleurs :
l'état de nature. » Les continuateurs de Hobbes, comme Locke,
Rousseau, Diderot et Kant, entendent par le concept « le vaste champ de la
sociabilité qui actualise, ou s'oppose à, une
réalité liée à l'individu dans l'état de
nature. » Mais la société civile décrite par ces
penseurs
41 Buijtenhuijs Robert, « Les partis
politiques africains ont-ils des projets de société ? L'exemple
du Tchad », Politique africaine, 1994, pp 119-135.
42 Offerlé Michel, « Les partis
politiques, collection que sais-je ? », éd- presse universitaire de
France, 1987, p 20
43 Otayek, René, « Vu d'Afrique :
Société civile et démocratie : de l'utilité du
regard decentré, » Revue Internationale de Politique
Comparée, 2002, pp. 193-212.
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n'est pas encore une réalité concrète,
elle est une virtualité, « un possible inscrit dans l'état
de nature » (Thériault, 1986, p. 110).
Il se précise un peu davantage lorsque la dichotomie
état de nature/société civile est substituée
e
par celle de société
civile/société politique chez Hegel, au début du XIX
siècle. L'ordre naturel, l'individualité première, la
société civile s'oppose alors à l'État
interventionniste, quasi-féodal. Mettant l'emphase sur le
caractère essentiellement économique, la société
civile passe pour « l'ensemble des rapports sociaux hors-État, mais
définis par et à travers la sphère marchande de la
société bourgeoise »44, le philosophe allemand ne
dissocie pas totalement la société civile de l'État, car,
selon lui, «la société civile [hégélienne] se
caractérise par la primauté des intérêts
particuliers individuels ou collectifs dont le dépassement ne peut se
réaliser qu'à travers l'État ».
Quant à sa conception contemporaine, presque tous les
spécialistes le renvoient à Gramsci qui l'étudie vers la
fin du premier quart du XXème siècle dans le contexte
italien et selon ses postulats sur les concepts de l'hégémonie et
de la dominance. Pour Gramsci, la société civile, en tant que
complexe d'institutions privées (incluant les Églises, le
système éducatif et les syndicats), joue un rôle crucial
dans la reproduction de l'hégémonie sociale, car elle diffuse
l'idéologie dominante, réalisant ainsi la combinaison de
coercition et de consentement qui rend possible la domination.45
Cependant, en Afrique subsaharienne, c'est à partir des
années 1980 que la société civile a commencé
à s'impose dans le débat politique. Elle le fera davantage et
plus décisivement encore dans la décennie suivante. Pour Thiriot
(2002, p. 277), l'émergence de la société civile en
Afrique subsaharienne est due aux changements politiques que la majorité
des régimes africains ont expérimentés durant cette
période. Pour elle, les mouvements de la société civile
africains ont joué un rôle important aussi bien dans la phase de
libéralisation (avec la contrainte exercée sur les régimes
autoritaires), que dans la gestion de la phase de transition.
Mais quel est le sens ou la définition de la
société civile depuis cette redécouverte, d'autant plus
qu'elle assume des responsabilités et s'implique dans des domaines
beaucoup plus différents et épars que ses
prédécesseurs du XVIIIème au
XIXème siècle, voire même de la première
moitié du XXèmè siècle ? De plus, le
phénomène de société civile n'est plus
limité à son
44 Ayittey George, « La démocratie en
Afrique précoloniale » Afrique 2000, Revue africaine de politique
internationale, 1990, pp. 39-75
45 Thériault Joseph Yvon, « La
société civile est-elle démocratique ?», L'Harmattan
et Les Presses de l'Université de Montréal, 1992, pp. 57-79.
57
berceau européen ou occidental, pour ne pas oublier
l'Amérique de Tocqueville. En effet, le concept est dorénavant
approprié par les théoriciens libéraux des transitions
démocratiques pour identifier les groupes qui s'emploient pour la
transition du totalitarisme à la démocratie dite libérale,
très proche du capitalisme de marché.
Il est possible, cependant, de fournir une définition,
ne serait-ce qu'approximative, qui tente de saisir un bon nombre des groupes
qui s'en réclament, notamment dans le contexte africain. Il faut
d'ailleurs se référer Monga et Otayek qui s'inspire aussi de
Cohen et Arato (1992) dans cette définition. Ainsi, on peut
définir la `' société civile» comme l'ensemble des
mouvements (souvent volontaires) socioculturels et des
intellectuels » organisés et autonomes (des forces politiques)
qui s'engagent pour exprimer et canaliser les frustrations des masses contre
les gouvernants ou agissent comme intermédiaires entre les deux et
avancent des causes particulières comme la libéralisation du
système politique46. Ils comprennent les médias
indépendants, les avocats, les groupes de plaidoyer, les
syndicats, les mouvements estudiantins, les groupes féminins, les
organisations de défense des droits humains, et les mouvements
religieux47.
- La société civile et la
démocratisation
Tocqueville fut parmi les premiers penseurs à souligner
le lien entre la société civile et la démocratie en
attribuant la vigueur de la démocratie américaine au dynamisme
associatif de la société américaine, en plus de son
pluralisme religieux et le caractère modeste et
décentralisé de son appareil administratif. Pour lui, les
Américains n'ont pas cessé de multiplier les efforts afin de
donner à leurs citoyens les occasions d'agir ensemble, et de leur faire
sentir tous les jours qu'ils dépendent les uns des autres
»48. Il ajoute que les Américains réussissent
à travers
la multitude innombrable de petites entreprises à
exécuter tous les jours à l'aide de l'association »,
c'est en cela qu'aucun pouvoir politique ne serait capable de susciter et
d'imposer sa propre doctrine49.
Dans un article portant sur le rôle des mouvements de la
société civile et l'avènement ainsi que la consolidation
de la démocratie dans le pays du Sud, Diamond note que la plupart des
transitions de l'autoritarisme à la démocratie ont
été « négociées » entre le pouvoir et
les
46 Monga Célestin, « Société
civile démocratisation en Afrique francophone », revue
d'études africaines modernes 1995, pp. 359-379.
47 Monga, « Société civile
démocratisation en Afrique francophone », revue d'études
africaines modernes 1995, p. 364
48 Alexis de Tocqueville, « De la
démocratie en Amerique », Essai, Non-fiction, Ed. C-Gosselin, 1940.
49Tocqueville, « De la démocratie en Amerique »,
Essai, Non-fiction, Ed. C-Gosselin, 1940, p. 139.
58
forces de l'opposition. Ainsi, il juge nécessaire de
bien étudier la société civile afin de comprendre les
changements démocratiques du début des années 1990.
Cependant, Otayek postule qu'il y a une certaine romanisation ou
exagération du rôle attribué à la
société civile dans les processus de démocratisation. Pour
lui, Crest plutôt aux élites que les transit logues attribuent
plus volontiers ce rôle ou, en tout cas, qu'ils s'intéressent
prioritairement, compte tenu de l'importance qu'ils accordent au paradigme
stratégique, au détriment de la société et de cette
autre arène qu'est la culture politique.
La `'transitologie» est fondamentalement à
l'écoute des acteurs étatiques et la société civile
n'est intégrée à l'analyse que dans la mesure où sa
mobilisation crée les conditions favorables à partir desquelles
les élites réformistes, au pouvoir et dans l'opposition, sont en
mesure de négocier la transition ; elle n'émerge donc qu'une fois
que « quelque chose » s'est passée au sein même de
l'élite autoritaire au pouvoir.50
Otayek trouve un renfort dans l'argument de Baker qui
soutient, suivant des spécialistes consolidologues, que la mobilisation
de la société civile durant la phase de consolidation doit
être de basse intensité, de manière à ne pas
être perçue comme une « menace » par le système
et donc provoquer un retour en arrière. Ainsi, il conclut que « les
transit logues reconnaissent donc un rôle aux mouvements sociaux mais
ex post, lorsque tout est dit ou presque ». Certes, mais il nous
semble que l'auteur confond ici le rôle de la société
civile dans deux phases différentes du processus et, par
conséquent, passe un verdict qui n'est vrai que pour une des deux
phases, celle de la consolidation51.
Ici, notre intérêt pour la société
civile est simplement son rôle de précurseur et de relais pour les
partis politiques d'opposition dans une période où ces derniers
n'étaient pas encore légalisés. Ceci cadre d'ailleurs bien
avec l'argument d'Otayek lui-même quand il soutient que «la
société civile ne peut jouer son rôle
démocratisé que si elle se politise et
s'institutionnalise»52.
En effet, comme le montre bien Monga (1995, p. 366), les
activités et revendications initialement sectorielles et apolitiques des
mouvements de la société civile ont fini par prendre des
connotations politiques de l'opposition. C'est en ce moment que bon nombre de
ces
50 Cohen Jean et Andrew Arato, « La
société civile et la théorie politique s'entremêlent
avec la presse », Paris, L'Harmattan, 1997, pp. 62-80.
51 Diamond, 1994, p. 6 ; Bratton et Van de Walle,
1997, p. 62 ; Kasfir, 1998, p. 70
52 Van de Walle, « Voter en Afrique :
Comparaisons et différenciations » 2002, p. 2001.
59
mouvements, maintenant soupçonnés sinon mis en
garde par les régimes jusque-là tolérant envers eux, se
dissocient ou se transforment en mouvements ou partis politiques.
Par exemple, parlant de la société civile
guinéenne après l'adoption d'une constitution garantissant le
multipartisme en 1990 mais avant l'autorisation des partis politiques, Raulin
et Diarra (1993) remarquent que la société civile « est
favorable à la démocratie ; elle est même empressée.
C'est également l'une des franges qui n'attend que le feu vert pour se
lancer dans le jeu politique proprement dit » (c'est nous qui
soulignons). C'est bien ce processus de transformation de la
société civile, ou une partie d'elle, qui nous intéresse
ici et qu'il convient d'analyser dans les cas spécifiques de notre pays
d'étude, la Guinée. Quant à son rôle après le
passage au multipartisme, ceci est partiellement remarquer, notamment le
rôle des médias -qui font partie de la société
civile -dans la facilitation de l'alternance au pouvoir53.
- La société civile comme
précurseur de libéralisation en République de
Guinée.
Gardant à l'esprit la définition de la
société civile fournie ci haut, y compris les différents
groupes qui la constituent, il convient de noter que les régimes
militaires ou de parti unique qui régnaient en Guinée dans les
années 1980 s'accommodaient et étaient bienveillants envers
certains types d'associations « apolitiques », dont certains
étaient à leurs comptes.
En Guinée, Il est également vrai que les
mouvements s'appelant officiellement «société civile»
se sont constitués tardivement en Guinée par rapport aux autres
pays et bien d'autres en Afrique subsaharienne. De même, les centrales
syndicales, qui avaient pourtant donné l'élan à la
contestation -certes pacifique -contre l'administration coloniale et se sont
engagées dans la campagne pour l'indépendance du pays dans les
années 1950, n'ont joué presqu'aucun rôle avant-gardiste
pour les partis politiques de l'après-1990. En effet, avec leur
absorption ou persécution sous le régime du PDG (1958-1984),
celles-ci sont restées presque dormantes jusqu'en 2006.
Jusque-là, ni les syndicats ni aucun groupe de la société
civile ne faisaient le poids comme contre-pouvoir. C'est à travers
l'organisation d'une série de grèves générales bien
suivies en 2006 et 2007 qu'elles se sont fait entendre sur la scène
politique nationale.
Surtout en janvier et février 2007, de façon
sans précédent dans l'histoire postcoloniale de la Guinée,
les populations ont massivement répondu au mot d'ordre de grève
générale et illimitée lancé par les centrales
syndicales et les associations de la société civile. Appelant,
au
53 McGovem, Mike, « [Guinée :] Janvier
2007 - Sékou Touré est mort, » Politique africaine 107
(octobre 2007), pp. 125-145.
60
départ, pour une amélioration de leurs
conditions de vie, elles ont fini par exiger et obtenir le renvoi de tous les
membres de l'exécutif et la formation d'un gouvernement de consensus
dont aucun membre (en réponse à une autre exigence) n'avait
occupé un poste ministériel dans un gouvernement de Lansana
Conté depuis son arrivée au pouvoir en 1984. Depuis lors, les
populations guinéennes et les forces sociales semblent constituer un
véritable contrepoids que les acteurs politiques ne peuvent plus
négliger dans leurs calculs politiques.
En ce sens, il y a eu en Guinée, dans presque la
même période, les coordinations régionales » qui ont
été plus tard investies par les partis politiques54.
Déjà en juillet 1985, suivant un coup d'État manqué
contre Lansana Conté par son ancien Premier ministre, Diarra
Traoré, la réaction des autorités militaires avaient
ciblé les membres de l'ethnie de ce dernier, en l'occurrence les
Malinkés, qui est aussi le groupe ethnique de Sékou Touré,
le président défunt. Dès lors, une opposition plus ou
moins publique s'est constituée en Haute Guinée -la région
dominée par ce groupe 'ethnique -au régime de CMRN. Des
ressortissants de la région créent une coordination de
Mandé qui exige du Chef de l'État des excuses publiques pour la
persécution dont des ressortissants de la région avaient
été victimes après ladite tentative de putsch Plusieurs
autres coordinations régionales verront le jour travers le pays. Surtout
quand un Comité de soutien à l'action de Lansana Conté
(Cosa lac) est créé par des ressortissants de la Basse
Guinée avec des connotations ethnico-politiques et dans la perspective
de l'instauration du multipartisme annoncée par la junte au pouvoir en
décembre 198855.
L'émergence du Cosa lac et ses prises de position
politiques n'a que confirmé les soupçons que des opposants
politiques avaient déjà émis sur l'engagement des
militaires à quitter le pouvoir après des élections
libres, crédibles et transparentes. Ainsi, « les mouvements
politiques s'élaborent autour des coordinations régionales. Les
vieux routiers de l'opposition à l'ancien régime, devenus de
nouveaux opposants au régime en place, les exploitent à fond.
Le
-
pouvoir en place -encore auréolé de sa
période de grâce prolongéeleur a offert les
éléments essentiels de discours et de prises de position
politique ».
Il est évident de ce qui précède qu'il y
avait des mouvements politiques en Guinée vers la fin des années
1980 et avant la légalisation des partis politiques. La qualité
politique des actions menées par ces mouvements et leur lien avec les
partis politiques varie d'un pays à l'autre et d'un moment à un
autre dans le même pays. La force de ces mouvements d'opposition et
leur
54 Raulin, Arnaud et Eloi Diarra, « La
transition démocratique en Guinée, », L'Afrique en
transition vers le pluralisme politique, Paris, Economica, 1993, pp.
311-329.
55 Souaré, Issaka K. et Paul-Simon Handy,
Bons coups, mauvais coups ? Les errements d'une transition qui peut encore
réussir en Guinée, Pretoria, Institut d'études de
sécurité, 2009 (Papier no. 195)
61
rôle dans le choix du mode de changement. Par exemple,
les Béninois ayant réussi à imposer la tenue d'une
conférence nationale « souveraine » a eu un impact sur leur
position dans le paysage politique d'après.
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