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L'alternance démocratique en afrique subsaharienne : cas de la république de guinée de 1990 à 2020


par Abdallah Moilimou
Université General Lansana Conté de Sonfonia/Conakry  - Diplôme de Master 2  2020
  

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Section 5 : L'instrumentalisation de la société civile

Nous avons déjà souligné que les mouvements syndicaux et les associations socioculturelles, régionales et de jeunesse de l'entre-deux-guerres ont constitué les avant-gardistes des premiers partis politiques en Afrique subsaharienne. De même, les groupes communément connus aujourd'hui comme « société civile » sont ceux qui ont assuré le relais entre le monopartisme et le multipartisme dans la plupart des pays africains à partir de la seconde moitié des années 1980. Ainsi, il convient de porter le regard particulier sur ces mouvements et leur rôle dans la libéralisation des systèmes politiques dans notre pays d'étude, la Guinée. Pour ce faire, nous commençons par la définition du concept de la société civile, avant de passer en revue leur rôle de « sage-femme » ou de « fer de lance » pour les partis politiques établis ou reconstruits au début des années 1990.

- Définir la « société civile » :

La « société civile » est un vieux concept en usage déjà au XVIIIe et XIX

esiècles en Europe43.

Selon Thériault (1986), se référant à Hobbes, le concept de société civile est apparu, dans un premier temps, comme une tentative laïque d'expliquer la cohérence du social. Il s'agissait, en ce moment, « d'embrasser, dans un même mot clé, tout le moment de civilisation, tout le moment culturel, qui s'oppose, ou actualise, ce moment asocial refoulé dans un ailleurs : l'état de nature. » Les continuateurs de Hobbes, comme Locke, Rousseau, Diderot et Kant, entendent par le concept « le vaste champ de la sociabilité qui actualise, ou s'oppose à, une réalité liée à l'individu dans l'état de nature. » Mais la société civile décrite par ces penseurs

41 Buijtenhuijs Robert, « Les partis politiques africains ont-ils des projets de société ? L'exemple du Tchad », Politique africaine, 1994, pp 119-135.

42 Offerlé Michel, « Les partis politiques, collection que sais-je ? », éd- presse universitaire de France, 1987, p 20

43 Otayek, René, « Vu d'Afrique : Société civile et démocratie : de l'utilité du regard decentré, » Revue Internationale de Politique Comparée, 2002, pp. 193-212.

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n'est pas encore une réalité concrète, elle est une virtualité, « un possible inscrit dans l'état de nature » (Thériault, 1986, p. 110).

Il se précise un peu davantage lorsque la dichotomie état de nature/société civile est substituée

e

par celle de société civile/société politique chez Hegel, au début du XIX siècle. L'ordre naturel, l'individualité première, la société civile s'oppose alors à l'État interventionniste, quasi-féodal. Mettant l'emphase sur le caractère essentiellement économique, la société civile passe pour « l'ensemble des rapports sociaux hors-État, mais définis par et à travers la sphère marchande de la société bourgeoise »44, le philosophe allemand ne dissocie pas totalement la société civile de l'État, car, selon lui, «la société civile [hégélienne] se caractérise par la primauté des intérêts particuliers individuels ou collectifs dont le dépassement ne peut se réaliser qu'à travers l'État ».

Quant à sa conception contemporaine, presque tous les spécialistes le renvoient à Gramsci qui l'étudie vers la fin du premier quart du XXème siècle dans le contexte italien et selon ses postulats sur les concepts de l'hégémonie et de la dominance. Pour Gramsci, la société civile, en tant que complexe d'institutions privées (incluant les Églises, le système éducatif et les syndicats), joue un rôle crucial dans la reproduction de l'hégémonie sociale, car elle diffuse l'idéologie dominante, réalisant ainsi la combinaison de coercition et de consentement qui rend possible la domination.45

Cependant, en Afrique subsaharienne, c'est à partir des années 1980 que la société civile a commencé à s'impose dans le débat politique. Elle le fera davantage et plus décisivement encore dans la décennie suivante. Pour Thiriot (2002, p. 277), l'émergence de la société civile en Afrique subsaharienne est due aux changements politiques que la majorité des régimes africains ont expérimentés durant cette période. Pour elle, les mouvements de la société civile africains ont joué un rôle important aussi bien dans la phase de libéralisation (avec la contrainte exercée sur les régimes autoritaires), que dans la gestion de la phase de transition.

Mais quel est le sens ou la définition de la société civile depuis cette redécouverte, d'autant plus qu'elle assume des responsabilités et s'implique dans des domaines beaucoup plus différents et épars que ses prédécesseurs du XVIIIème au XIXème siècle, voire même de la première moitié du XXèmè siècle ? De plus, le phénomène de société civile n'est plus limité à son

44 Ayittey George, « La démocratie en Afrique précoloniale » Afrique 2000, Revue africaine de politique internationale, 1990, pp. 39-75

45 Thériault Joseph Yvon, « La société civile est-elle démocratique ?», L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1992, pp. 57-79.

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berceau européen ou occidental, pour ne pas oublier l'Amérique de Tocqueville. En effet, le concept est dorénavant approprié par les théoriciens libéraux des transitions démocratiques pour identifier les groupes qui s'emploient pour la transition du totalitarisme à la démocratie dite libérale, très proche du capitalisme de marché.

Il est possible, cependant, de fournir une définition, ne serait-ce qu'approximative, qui tente de saisir un bon nombre des groupes qui s'en réclament, notamment dans le contexte africain. Il faut d'ailleurs se référer Monga et Otayek qui s'inspire aussi de Cohen et Arato (1992) dans cette définition. Ainsi, on peut définir la `' société civile» comme l'ensemble des

mouvements (souvent volontaires) socioculturels et des intellectuels » organisés et
autonomes (des forces politiques) qui s'engagent pour exprimer et canaliser les frustrations des masses contre les gouvernants ou agissent comme intermédiaires entre les deux et avancent des causes particulières comme la libéralisation du système politique46. Ils comprennent les médias indépendants, les avocats, les groupes de plaidoyer, les syndicats, les mouvements estudiantins, les groupes féminins, les organisations de défense des droits humains, et les mouvements religieux47.

- La société civile et la démocratisation

Tocqueville fut parmi les premiers penseurs à souligner le lien entre la société civile et la démocratie en attribuant la vigueur de la démocratie américaine au dynamisme associatif de la société américaine, en plus de son pluralisme religieux et le caractère modeste et décentralisé de son appareil administratif. Pour lui, les Américains n'ont pas cessé de multiplier les efforts afin de donner à leurs citoyens les occasions d'agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu'ils dépendent les uns des autres »48. Il ajoute que les Américains réussissent à travers

la multitude innombrable de petites entreprises à exécuter tous les jours à l'aide de
l'association », c'est en cela qu'aucun pouvoir politique ne serait capable de susciter et d'imposer sa propre doctrine49.

Dans un article portant sur le rôle des mouvements de la société civile et l'avènement ainsi que la consolidation de la démocratie dans le pays du Sud, Diamond note que la plupart des transitions de l'autoritarisme à la démocratie ont été « négociées » entre le pouvoir et les

46 Monga Célestin, « Société civile démocratisation en Afrique francophone », revue d'études africaines modernes 1995, pp. 359-379.

47 Monga, « Société civile démocratisation en Afrique francophone », revue d'études africaines modernes 1995, p. 364

48 Alexis de Tocqueville, « De la démocratie en Amerique », Essai, Non-fiction, Ed. C-Gosselin, 1940. 49Tocqueville, « De la démocratie en Amerique », Essai, Non-fiction, Ed. C-Gosselin, 1940, p. 139.

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forces de l'opposition. Ainsi, il juge nécessaire de bien étudier la société civile afin de comprendre les changements démocratiques du début des années 1990. Cependant, Otayek postule qu'il y a une certaine romanisation ou exagération du rôle attribué à la société civile dans les processus de démocratisation. Pour lui, Crest plutôt aux élites que les transit logues attribuent plus volontiers ce rôle ou, en tout cas, qu'ils s'intéressent prioritairement, compte tenu de l'importance qu'ils accordent au paradigme stratégique, au détriment de la société et de cette autre arène qu'est la culture politique.

La `'transitologie» est fondamentalement à l'écoute des acteurs étatiques et la société civile n'est intégrée à l'analyse que dans la mesure où sa mobilisation crée les conditions favorables à partir desquelles les élites réformistes, au pouvoir et dans l'opposition, sont en mesure de négocier la transition ; elle n'émerge donc qu'une fois que « quelque chose » s'est passée au sein même de l'élite autoritaire au pouvoir.50

Otayek trouve un renfort dans l'argument de Baker qui soutient, suivant des spécialistes consolidologues, que la mobilisation de la société civile durant la phase de consolidation doit être de basse intensité, de manière à ne pas être perçue comme une « menace » par le système et donc provoquer un retour en arrière. Ainsi, il conclut que « les transit logues reconnaissent donc un rôle aux mouvements sociaux mais ex post, lorsque tout est dit ou presque ». Certes, mais il nous semble que l'auteur confond ici le rôle de la société civile dans deux phases différentes du processus et, par conséquent, passe un verdict qui n'est vrai que pour une des deux phases, celle de la consolidation51.

Ici, notre intérêt pour la société civile est simplement son rôle de précurseur et de relais pour les partis politiques d'opposition dans une période où ces derniers n'étaient pas encore légalisés. Ceci cadre d'ailleurs bien avec l'argument d'Otayek lui-même quand il soutient que «la société civile ne peut jouer son rôle démocratisé que si elle se politise et s'institutionnalise»52.

En effet, comme le montre bien Monga (1995, p. 366), les activités et revendications initialement sectorielles et apolitiques des mouvements de la société civile ont fini par prendre des connotations politiques de l'opposition. C'est en ce moment que bon nombre de ces

50 Cohen Jean et Andrew Arato, « La société civile et la théorie politique s'entremêlent avec la presse », Paris, L'Harmattan, 1997, pp. 62-80.

51 Diamond, 1994, p. 6 ; Bratton et Van de Walle, 1997, p. 62 ; Kasfir, 1998, p. 70

52 Van de Walle, « Voter en Afrique : Comparaisons et différenciations » 2002, p. 2001.

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mouvements, maintenant soupçonnés sinon mis en garde par les régimes jusque-là tolérant envers eux, se dissocient ou se transforment en mouvements ou partis politiques.

Par exemple, parlant de la société civile guinéenne après l'adoption d'une constitution garantissant le multipartisme en 1990 mais avant l'autorisation des partis politiques, Raulin et Diarra (1993) remarquent que la société civile « est favorable à la démocratie ; elle est même empressée. C'est également l'une des franges qui n'attend que le feu vert pour se lancer dans le jeu politique proprement dit » (c'est nous qui soulignons). C'est bien ce processus de transformation de la société civile, ou une partie d'elle, qui nous intéresse ici et qu'il convient d'analyser dans les cas spécifiques de notre pays d'étude, la Guinée. Quant à son rôle après le passage au multipartisme, ceci est partiellement remarquer, notamment le rôle des médias -qui font partie de la société civile -dans la facilitation de l'alternance au pouvoir53.

- La société civile comme précurseur de libéralisation en République de Guinée.

Gardant à l'esprit la définition de la société civile fournie ci haut, y compris les différents groupes qui la constituent, il convient de noter que les régimes militaires ou de parti unique qui régnaient en Guinée dans les années 1980 s'accommodaient et étaient bienveillants envers certains types d'associations « apolitiques », dont certains étaient à leurs comptes.

En Guinée, Il est également vrai que les mouvements s'appelant officiellement «société civile» se sont constitués tardivement en Guinée par rapport aux autres pays et bien d'autres en Afrique subsaharienne. De même, les centrales syndicales, qui avaient pourtant donné l'élan à la contestation -certes pacifique -contre l'administration coloniale et se sont engagées dans la campagne pour l'indépendance du pays dans les années 1950, n'ont joué presqu'aucun rôle avant-gardiste pour les partis politiques de l'après-1990. En effet, avec leur absorption ou persécution sous le régime du PDG (1958-1984), celles-ci sont restées presque dormantes jusqu'en 2006. Jusque-là, ni les syndicats ni aucun groupe de la société civile ne faisaient le poids comme contre-pouvoir. C'est à travers l'organisation d'une série de grèves générales bien suivies en 2006 et 2007 qu'elles se sont fait entendre sur la scène politique nationale.

Surtout en janvier et février 2007, de façon sans précédent dans l'histoire postcoloniale de la Guinée, les populations ont massivement répondu au mot d'ordre de grève générale et illimitée lancé par les centrales syndicales et les associations de la société civile. Appelant, au

53 McGovem, Mike, « [Guinée :] Janvier 2007 - Sékou Touré est mort, » Politique africaine 107 (octobre 2007), pp. 125-145.

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départ, pour une amélioration de leurs conditions de vie, elles ont fini par exiger et obtenir le renvoi de tous les membres de l'exécutif et la formation d'un gouvernement de consensus dont aucun membre (en réponse à une autre exigence) n'avait occupé un poste ministériel dans un gouvernement de Lansana Conté depuis son arrivée au pouvoir en 1984. Depuis lors, les populations guinéennes et les forces sociales semblent constituer un véritable contrepoids que les acteurs politiques ne peuvent plus négliger dans leurs calculs politiques.

En ce sens, il y a eu en Guinée, dans presque la même période, les coordinations régionales » qui ont été plus tard investies par les partis politiques54. Déjà en juillet 1985, suivant un coup d'État manqué contre Lansana Conté par son ancien Premier ministre, Diarra Traoré, la réaction des autorités militaires avaient ciblé les membres de l'ethnie de ce dernier, en l'occurrence les Malinkés, qui est aussi le groupe ethnique de Sékou Touré, le président défunt. Dès lors, une opposition plus ou moins publique s'est constituée en Haute Guinée -la région dominée par ce groupe 'ethnique -au régime de CMRN. Des ressortissants de la région créent une coordination de Mandé qui exige du Chef de l'État des excuses publiques pour la persécution dont des ressortissants de la région avaient été victimes après ladite tentative de putsch Plusieurs autres coordinations régionales verront le jour travers le pays. Surtout quand un Comité de soutien à l'action de Lansana Conté (Cosa lac) est créé par des ressortissants de la Basse Guinée avec des connotations ethnico-politiques et dans la perspective de l'instauration du multipartisme annoncée par la junte au pouvoir en décembre 198855.

L'émergence du Cosa lac et ses prises de position politiques n'a que confirmé les soupçons que des opposants politiques avaient déjà émis sur l'engagement des militaires à quitter le pouvoir après des élections libres, crédibles et transparentes. Ainsi, « les mouvements politiques s'élaborent autour des coordinations régionales. Les vieux routiers de l'opposition à l'ancien régime, devenus de nouveaux opposants au régime en place, les exploitent à fond. Le

-

pouvoir en place -encore auréolé de sa période de grâce prolongéeleur a offert les éléments essentiels de discours et de prises de position politique ».

Il est évident de ce qui précède qu'il y avait des mouvements politiques en Guinée vers la fin des années 1980 et avant la légalisation des partis politiques. La qualité politique des actions menées par ces mouvements et leur lien avec les partis politiques varie d'un pays à l'autre et d'un moment à un autre dans le même pays. La force de ces mouvements d'opposition et leur

54 Raulin, Arnaud et Eloi Diarra, « La transition démocratique en Guinée, », L'Afrique en transition vers le pluralisme politique, Paris, Economica, 1993, pp. 311-329.

55 Souaré, Issaka K. et Paul-Simon Handy, Bons coups, mauvais coups ? Les errements d'une transition qui peut encore réussir en Guinée, Pretoria, Institut d'études de sécurité, 2009 (Papier no. 195)

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rôle dans le choix du mode de changement. Par exemple, les Béninois ayant réussi à imposer la tenue d'une conférence nationale « souveraine » a eu un impact sur leur position dans le paysage politique d'après.

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